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[Rémunération] "Prix-faiteurs" et collaborateurs de plateformes : un même combat pour le salariat ? Par Caroline Diard, Enseignant-chercheur.
Parution : mardi 14 mai 2024
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Le prix-fait est un mode de rémunération du travail à la tâche méconnu, utilisé dans les domaines viticoles notamment en Gironde, ce système de rétribution atypique n’est pas sans rappeler la rémunération des livreurs de plateforme.

La rémunération correspond à la contrepartie du travail, versée par l’employeur au salarié.
C’est l’article L3221-3 du code du travail qui en donne une définition :

« Constitue une rémunération (...), le salaire ou traitement ordinaire de base ou minimum et tous les autres avantages et accessoires payés, directement ou indirectement, en espèces ou en nature, par l’employeur au salarié en raison de l’emploi de ce dernier ».

En revanche, il n’existe pas de définition légale du salaire : le Code du travail fixe et pose les règles des relations entre l’employeur et le salarié mais, ne donne pas de définition du salaire.
Le salaire est la contrepartie du travail. Il récompense une productivité ou une valeur ajoutée et compense l’existence d’un lien de subordination [1].

Juste salaire, rémunération à la tâche, ubérisation et prix-fait.

Le "juste salaire" est une des questions les plus débattues au sein des instances représentatives du personnel qui négocient périodiquement sur le thème de la rémunération (l’employeur engage au moins une fois tous les quatre ans une négociation sur la rémunération, notamment les salaires effectifs, le temps de travail et le partage de la valeur ajoutée dans l’entreprise) et contribuent à l’élaboration de grilles salariales.
Il s’agit alors de s’accorder sur la notion de "juste salaire" qui est un « bon prix » issu d’une concertation, un « prix équitable » assurant une juste rémunération du travail entre les collaborateurs de l’organisation.
La rémunération à la tâche peut être envisagée comme un moyen d’accorder une juste rémunération (La mensualisation des rémunérations ne s’oppose pas à différents modes de calcul du salaire aux pièces, à la prime ou au rendement [2]).

Le prix-fait constitue un exemple méconnu de la rémunération à la tâche. Le "prix-faiteur" est : « le nom donné, dans la Gironde, à des ouvriers avec qui les propriétaires viticoles traitent à forfait pour tous les travaux à faire dans leurs vignobles » [3].

Le prix-fait est mentionné dans la convention collective nationale des entreprises de travaux et services agricoles, ruraux et forestiers (ETARF) du 8 octobre 2020 en son article 86 qui donne une définition du travail à la tâche et des 3 modes de prix-fait :
1. Prix-fait intégral,
2. Prix-fait saison culturale,
3. Prix-fait à la tâche.

Le prix-fait, s’effectue en temps et en saison, selon l’horaire collectif en vigueur, sauf autre indication ou autorisation écrite de l’employeur.
La rémunération des façons est fixée en fonction du nombre de pieds effectués par le salarié, dans des conditions normales de réalisation des tâches.
La base de calcul de la rémunération des façons culturales est ramenée au 1 000 pieds.
Sur le contrat de travail, ou en annexe, est précisé le nombre de pieds indicatifs à effectuer.

Le salaire d’un livreur (Uber Eats, Deliveroo) est également calculé le plus souvent à la tâche. Un certain nombre de critères permettent d’en assurer le calcul. Contrairement aux prix-faiteurs, les collaborateurs de plateforme ne sont pas nécessairement liés à l’organisation par un contrat de travail et interviennent sous différents statuts : micro-­entrepreneur, travailleur indépendant [4].
De nombreuses demandes en requalification sont d’ailleurs formées devant les tribunaux, donnant lieu à une jurisprudence abondante tendant à requalifier les contrats de partenariat en contrats de travail.

En avril 2024, le Parlement européen a adopté la directive sur le travail des plateformes visant à améliorer les conditions de travail et à réglementer le recours aux algorithmes par les plateformes de travail numériques. Cela permettra aux États membres de mettre en œuvre dans leurs systèmes juridiques une présomption légale d’emploi, qui sera déclenchée lorsque des faits témoignant d’un contrôle et d’une direction seront constatés [5]. Cette directive doit permettre de garantir des normes minimales de protection.

Rémunérer à la tâche, vers une remise en question du salariat ?

Le prix-fait est une rémunération forfaitaire par pied de vigne qui incite des travailleurs à augmenter les cadences pour maintenir un niveau de rémunération acceptable. Il en est de même pour les travailleurs de plateforme incités à augmenter leur productivité pour obtenir un salaire acceptable.
La frontière est bien mince entre salarié et entrepreneur lorsqu’on est rémunéré à la tâche. Cela nous renvoie à l’histoire du salariat et de l’entrepreneuriat.
Le salariat est, en effet, un phénomène récent au regard de l’histoire du droit social.
Au XIXe siècle, seul le contrat de louage de services encadre alors les relations de travail. Il n’est pas encore question de contrat de travail.
En 1804, le louage d’ouvrage défini par les articles 1779 à 1799 du Code civil entérine une forme d’indépendance ouvrière, en disposant que les « ouvriers qui font directement des marchés à prix fait […] sont entrepreneurs en la partie qu’ils traitent » (art. 1799).
L’article 1780 sur « le louage des ouvriers et des domestiques », en prohibant les engagements perpétuels, ouvre la voie à la grève comme exercice collectif de la rupture du louage par des ouvriers revendiquant la fixation collective du prix des ouvrages [6].

Jusqu’à la fin du XIXe siècle, seul le contrat à durée déterminée (CDD) a une existence légale. Il faut attendre la loi du 27 décembre 1890 pour que soit mentionnée la possibilité d’un « louage de services fait sans détermination de durée » qui, dans ce cas, « peut toujours cesser par la volonté d’une des parties contractantes ».

Le salariat s’est ensuite imposé : avec la consécration du CDI comme forme de dévolution normale du contrat de travail en droit français (voir en ce sens l’article : Le salariat : une histoire ancienne ? Par Caroline Diard, Enseignant-chercheur.).

Tout comme le salarié, l’entrepreneur a été avant tout, et pendant des siècles, une personne physique qui agit dans un cadre contractuel, à la fois à partir du prix-fait, du louage d’ouvrage et, le cas échéant, de la société [7].
À l’inverse du salarié, il n’est cependant pas subordonné à un employeur.

On constate ainsi que l’existence dans une prestation de travail d’un prix-fait ou un paiement à la tâche questionnent sur la notion de salariat. La frontière est mince et le lien de subordination n’est pas toujours évident !
Il sera pertinent de se poser la question des modalités de négociation du prix (dans le cas du prix fait pour un salarié, c’est la convention collective qui détermine ce prix ; dans le cas d’un entrepreneur, c’est une libre négociation contractuelle qui s’opère).

Les collaborateurs des domaines viticoles en Gironde, fort d’une longue pratique du prix-fait, défendant une tradition ainsi qu’une culture, après de longues négociations syndicales, ont réussi à maintenir le système de paiement à la tâche en le modernisant et en l’insérant dans la convention collective nationale.
De leur côté, les collaborateurs des plateformes ont obtenu une avancée considérable pour la défense de leurs droits avec la nouvelle directive européenne.

Caroline Diard Professeur Associé au département Management des Ressources Humaines et Droit des Affaires TBS Education

[2Article L.3242-2 du Code du travail.

[3Les Primes d’honneur, Paris, 1870, p. 416. (source Littré.org).

[4Diard, Baudoin Berthet, 2024, Dunod.

[5La charge de la preuve incombe à la plateforme.

[6Claude Didry, « Les révolutions du salariat : du paiement à la pièce à la socialisation du salaire horaire », Regards croisés sur l’économie, 2020/2 (n° 27), p. 32.

[7« Une histoire du concept d’entreprise » de Jean Hilaire, 1997.

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