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Le « CMC » : un outil innovant pour une approche inclusive de la gestion des conflits sur les projets d’infrastructure. Par Marie-Camille Pitton, Eve Tessera et Elise Groulx, Avocates.
Parution : lundi 24 juin 2024
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Les impacts sociaux et environnementaux des grands projets d’infrastructure, y compris en matière d’énergie renouvelable, font souvent l’objet de polémiques qui peuvent aller jusqu’à la paralysie. Afin d’assurer que ces projets respectent les peuples et la planète (« people and planet »), le Centre d’Arbitrage Régional OHADAC (Centre CARO) propose la mise en place d’un Comité de Gestion des Conflits (Conflict Management Committee ou « CMC ») : ce cadre innovant, conçu dans le but d’anticiper, prévenir et résoudre les conflits, favorise la participation des parties prenantes affectées et les peuples autochtones. Ce n’est qu’en adoptant cette approche que nous parviendrons à une transition juste et un développement durable et inclusif.

Pour reprendre les termes du Secrétaire-Général des Nations-Unies, Antonio Guterres, « l’extraction des minéraux nécessaires à la révolution des énergies renouvelables - des fermes éoliennes aux panneaux solaires et batteries bas carbone - doit être conduite de manière durable, juste et équitable » [1].

Il est crucial que les impacts environnementaux et sociaux des projets au cœur de la transition énergétique soient strictement contrôlés, sous peine de trahir les objectifs proclamés.

Les projets d’infrastructure sont en effet trop souvent le théâtre de scénarios « catastrophe » qui se sont matérialisés ces dernières décennies sur différents projets d’infrastructure, qu’il s’agisse de projets hydroélectriques en Amérique du nord, de fermes éoliennes en Norvège, ou encore de projets extractifs en Amérique latine et en Afrique. Certains exemples sont de nature à marquer durablement les esprits, car révélateurs du schéma destructeur généré par l’insuffisante prise en compte des retombées sociales et environnementales des projets.

Ainsi, le 15 décembre 2023, l’Etat du Guatemala a fait l’objet d’une condamnation par la Cour Interaméricaine des Droits de l’Homme pour violation des droits des communautés indigènes dans le contexte de l’exploitation d’un « mégaprojet » extractif dans le nord du pays. L’an dernier, l’installation des infrastructures pour accueillir la COP 28 à Dubaï a donné lieu à des allégations d’abus systématiques des droits des travailleurs. Ceux-ci auraient été pressés de respecter des délais très tendus et de travailler des heures excessives dans des conditions n’assurant pas leur sécurité, subissant notamment un stress thermique difficilement soutenable, et qui a des effets délétères à long terme sur la santé de ceux qui le subissent.

Abondamment relayées par les médias, ces situations risquent de remettre en cause la légitimité de ces projets, à qui l’on pourrait reprocher de sacrifier leur environnement immédiat, et particulièrement la santé et la sécurité des populations vulnérables concernées, sur l’autel de la transition énergétique. Dans ces conditions, leur contribution à la poursuite des objectifs de développement durable en sera irrémédiablement compromise, puisque ces objectifs doivent profiter équitablement à tous.

Afin de répondre à ces enjeux, le Centre d’Arbitrage Régional OHADAC (Centre CARO) a créé le Comité de Gestion des Conflits ou « Conflict Management Committee » (CMC), qui sera présenté plus avant ci-dessous, après une brève présentation de la genèse du projet.

1. Genèse du CMC : l’œuvre d’une équipe pluridisciplinaire sous les auspices du Centre CARO.

Le Centre d’Arbitrage Régional OHADAC, Centre « CARO » a été créé en septembre 2021, grâce à des fonds de développement de l’Union européenne du programme Interreg V Caraïbe. L’objectif du Centre CARO est de soutenir l’action des entreprises et institutions de la région Caraïbe, afin de promouvoir l’intégration économique régionale et le développement durable. Basé en Guadeloupe, il propose des services de médiation et d’arbitrage à l’échelle de 33 pays et territoires caribéens. La création du Centre CARO s’inscrit dans le contexte de la seconde phase du projet d’« Organisation pour l’Harmonisation du Droit des Affaires dans la Caraïbe » (OHADAC), mené depuis 2007 par l’association ACP Legal, présidée par Mme Catherine Sargenti, ancien magistrat.

Présidé par Sir Dennis Byron, ancien Président de la Cour Caribéenne de Justice et du Tribunal Pénal International pour le Rwanda (TPIR), le Centre CARO compte dans son Conseil d’administration des personnalités caribéennes et internationales reconnues pour leur expertise en matière de modes alternatifs de résolution des conflits. Il est administré par Marie-Camille Pitton, Secrétaire-Générale du Centre, ancien Conseiller à la Cour d’Arbitrage de la Chambre de commerce Internationale (CCI) à Paris.

Spécialiste de l’arbitrage et plus généralement des modes alternatifs de résolution des différends, Marie-Camille Pitton est convaincue que ces mécanismes doivent être plus accessibles et s’adapter aux réalités des régions du « Sud Global », afin d’avoir un impact positif sur le développement durable. Le Centre CARO est ainsi le premier Centre de résolution des différends dont certains des services ont été spécialement conçus pour accompagner les grands acteurs de la région vers l’accomplissement des objectifs de développement durable (ODD) adoptés par les Nations-Unis en 2015.

Le « Comité de Gestion des Différends » ou « Conflict Management Committee » (ci-après « CMC »), lancé en octobre 2023, est un parfait exemple de cette vision prospective. Ce service a été lancé en octobre 2023, suite à la rédaction des règles de procédure du CMC par une équipe pluridisciplinaire, réunissant une expertise exceptionnelle, mise en place par la Secrétaire-Générale du Centre CARO.

Sous la direction de Me Elise Groulx Diggs, Avocate, membre du Barreau de Paris et du Québec, médiatrice et experte renommée en matière d’entreprise et droits de l’homme, ce groupe de travail a réuni des avocats et médiateurs de différents horizons : Mark Appel, avocat au Colorado, médiateur et arbitre en matière commerciale et de construction, ancien Vice-Président Senior de l’ICDR (International Centre for Dispute Resolution - ICDR) pour l’Europe, le Moyen-Orient et l’Afrique ; Wolf von Kumberg, membre de la « Law Society of England and Wales » et de la « Law Society of Ontario », arbitre et médiateur en matière commerciale et de construction basé à Londres, Washington et Abu Dhabi ; et Me Eve Tessera, Avocate au Barreau de Paris et de Vérone, médiatrice et experte en matière d’entreprises et droits de l’homme.

La création de ce service a été soutenue par des experts représentant des grandes entreprises de construction, diverses Organisations non Gouvernementales (ONG), et des bailleurs de fonds internationaux.

2) Le CMC : un outil intégrant la responsabilité sociale et environnementale dans le suivi des projets d’infrastructure.

Conçu spécifiquement pour le suivi des projets énergétiques et d’infrastructure d’envergure, le CMC est composé d’experts en matière de médiation, spécialisés dans le secteur de la construction. Ces experts sont chargés de prévenir les conflits, particulièrement entre opérateurs, dont les conséquences financières sont souvent désastreuses, du lancement des travaux jusqu’à leur livraison finale.

Le CMC se rapproche du « Dispute Board », qui est un service traditionnellement proposé par les centres d’arbitrage pour trancher les différends contractuels et techniques entre opérateurs sur ce type de projets. Il s’en distingue néanmoins et présente une approche novatrice car il intègre, en plus de ces questions techniques et commerciales, le suivi rigoureux de l’impact environnemental et social du projet, ce qui n’avait jamais été proposé auparavant. En particulier, il prévoit d’entrée de jeu une consultation inclusive des communautés affectées et des populations autochtones impactées, et assure la mise en œuvre concrète des études d’impact effectuées en amont du projet.

En effet, l’insuffisante prise en compte de l’impact environnemental et des attentes des communautés affectées par les projets d’infrastructure conduisent très régulièrement à des conflits qui peuvent mener à la paralysie du projet. Les conséquences financières de ces arrêts sont la plupart du temps catastrophiques, que ce soit pour les investisseurs, les maîtres d’ouvrage, les entrepreneurs, les Etats lorsqu’ils sont impliqués, mais aussi ces mêmes communautés qui devraient pourtant bénéficier des infrastructures créées et des retombées économiques positives du projet.

Afin de tenter d’y remédier, le système actuel a popularisé les études d’impact environnementales et droits humains, conduites en amont des projets avec pour objectif d’obtenir l’acceptabilité du projet (social licence to operate). En outre, de plus en plus de contrats prévoient des obligations relevant de la responsabilité sociale et environnementale des entreprises. Cependant, ces études et dispositions sont souvent difficilement accessibles pour les communautés affectées par le projet, ainsi que pour les travailleurs, que ce soit en raison de la barrière linguistique, du manque d’accès à une expertise technique, ou du délai très court accordé pour réagir et contester les conclusions présentées. En conséquence, les communautés autochtones et locales et plus généralement les partie-prenantes vulnérables ont beaucoup de difficultés à faire valoir concrètement et pleinement leurs droits.

Le CMC propose donc d’améliorer considérablement le « status quo » en intégrant et accordant la même place aux questions sociales et environnementales qu’aux questions techniques et commerciales dans le suivi du projet. Il permet ainsi aux projets d’infrastructure de jouer pleinement leur rôle de catalyseur de développement durable dans les territoires où ils sont mis en œuvre et ainsi de contribuer à une transition plus juste.

3) Fonctionnement du CMC.

Tout d’abord, la mise en place du CMC, son fonctionnement ainsi que les aspects financiers de la procédure relèvent de la compétence du Centre CARO, responsable de l’administration de la procédure sur la base des Règles de procédure du CMC.

Le CMC, idéalement constitué de trois membres, est mis en place de la manière suivante : le maître d’ouvrage et l’entrepreneur sélectionnent chacun un membre du Comité, tandis que le Centre CARO nomme le troisième membre, qui a vocation à présider le Comité.

Ainsi, le Centre CARO assure un équilibre entre l’expertise en matière juridique, d’ingénierie, de gestion de projet, et de Responsabilité Sociale et Environnementale. Au cours du projet, le CMC peut aussi demander de se faire adjoindre l’expertise d’un tiers sur un sujet précis et technique.

Aux termes de ses Règles de procédure, le CMC doit être mis en place avant que le projet ne débute. Les études d’impact et toutes autres informations nécessaires à la bonne conduite de sa mission devront lui être communiquées.

La première étape de la mission du CMC sera de convoquer une ou plusieurs réunions d’organisation et de cartographie avec l’ensemble des parties impliquées, afin d’effectuer un tour d’horizon des modalités de mise en œuvre du projet, et d’anticiper les différends potentiels.

La principale différence entre le mode opératoire d’un CMC et celui d’un « Dispute Board » traditionnel consiste en la mise en place d’un plan d’engagement des parties-prenantes affectées, dont les plus vulnérables. Ces parties prenantes comprennent tout individu, groupe ou communauté, y compris les communautés indigènes, concernées par le projet et susceptibles d’en subir les impacts négatifs. Les communautés autochtones doivent occuper une place de premier rang dans ce processus de consultation compte tenu du fait qu’elles sont détentrices de droits qui leur sont propres en vertu du droit international. Aux termes de ce plan, le maître d’œuvre, l’entrepreneur et les parties prenantes prennent des engagements respectifs formels, dont le CMC assurera le suivi et contrôlera le respect.

En cas de différend entre le Maître d’ouvrage, l’entrepreneur, et/ou impliquant une ou plusieurs partie(s)-prenante(s), l’approche est identique. Dans un premier temps, le dialogue est favorisé. Si nécessaire, les parties prenantes peuvent recourir à une procédure de doléance. Enfin, pour faciliter un accord entre les différentes parties-prenantes, le CMC peut rendre une recommandation. En cas d’échec de résolution du conflit, le CMC peut diriger les parties vers la médiation. Les autres recours (arbitrage et contentieux) restent bien sûr ouverts.

4) Recours au CMC.

Le CMC fait déjà l’objet d’une reconnaissance internationale, puisqu’il a été intégré dans le projet de Directives relatives à la prévention et à l’atténuation des différends relatifs à des investissements internationaux rédigé par le Groupe de travail numéro III mis en place par la Commission des Nations Unies pour le Droit Commercial International (CNDUCI) [2]. Ce groupe de travail réunit les représentants des Etats et travaille sur la réforme du règlement des différends entre investisseurs et Etats.

Comme déjà souligné, il est important de noter que la mise en place des CMC ne se limite pas aux Caraïbes mais a une portée véritablement internationale. Les Règles de procédure du CMC peuvent ainsi être utilisées dans le contexte de projets très variés, en matière d’énergie et particulièrement d’énergie renouvelable (éolien, solaire, hydro-électrique) ; d’infrastructure ; d’extraction ; de projets miniers ; de déforestation ; d’agrobusiness ; et de mégaprojets d’infrastructure tout comme la mise en place d’installations sportives (coupe du monde, Jeux Olympiques).

Correctement utilisé, il permet aux projets d’infrastructure d’atteindre tout leur potentiel de développement, et à la transition énergétique d’être reconnue comme étant juste, ce qui est un impératif de notre temps.


Pour lire l’article en langue anglaise, cliquez sur le lien suivant :

Elise Groulx, avocate aux Barreaux de Paris et du Québec, médiatrice internationale certifiée (IMI), affiliée au Georgetown Law Center et Marie-Camille Pitton, Secrétaire-Générale du Centre d’Arbitrage Régional OHADAC, avocate aux Barreaux de Versailles et de New York et Eve Tessera, avocate aux Barreaux de Paris et de Vérone

[1Antonio Guterres : « The extraction of critical minerals for the clean energy revolution - from wind farms to solar panels and battery manufacturing - must be done in a sustainable, fair and just way ».

[2V. page 10 du projet de Directives relatives à la prévention et à l’atténuation des différends relatifs à des investissements internationaux est disponible à l’adresse suivante :
https://uncitral.un.org/sites/uncitral.un.org/files/general/dpm_for_intersessional_clean_0.pdf:

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