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Faut-il statuer sur intérêts civils en cas de relaxe pour défaut d’élément moral ? Par Samy Merlo, Juriste.
Parution : vendredi 16 août 2024
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On sait que le juge pénal est tenu de statuer sur intérêts civils, sur le fondement des règles du droit civil, en cas de relaxe à raison d’une infraction non intentionnelle, si la partie civile ou son assureur en fait la demande (article 470-1 du Code de procédure pénale). Dans cette hypothèse, la question de l’élément moral est donc dénuée d’objet. Mais qu’en est-il s’agissant d’une infraction intentionnelle, se soldant par une relaxe pour défaut d’élément moral ?

La question s’est posée devant la Chambre criminelle de la Cour de cassation, à l’occasion d’un pourvoi n° 23-85.034, dont arrêt au fond rendu en date du 15 mai 2024.

Brisons d’emblée le suspens : la réponse à la question... demeure en suspens.

Les faits, la procédure.

La partie civile, demanderesse au pourvoi, avait porté plainte pour un viol commis sur sa personne.

Après correctionnalisation, l’auteur a d’abord été condamné par le Tribunal correctionnel de Lille, du chef d’agression sexuelle par surprise, avant d’être relaxé par la Cour d’appel de Douai, celle-ci jugeant qu’il n’est pas établi que le prévenu avait bien conscience de l’absence totale de consentement de la partie civile au moment de l’acte.

C’est donc en raison d’un défaut d’élément moral que l’auteur a été finalement relaxé, alors même que la cour d’appel a parfaitement constaté l’existence matérielle d’une atteinte sexuelle non consentie par la victime.

La partie civile a formé un pourvoi en cassation, à l’unisson du ministère public.

Le pourvoi en cassation.

Les moyens soulevés.

La partie civile a soulevé trois moyens de cassation au sein de son mémoire personnel :

Les moyens soulevés par le ministère public équivalent peu ou prou au troisième moyen soulevé par la partie civile.

Le conseiller-rapporteur de la Cour de cassation propose la non-admission des deux premiers moyens de la partie civile.

Le premier moyen, en effet, est dénué de base légale selon le magistrat : s’il est vrai que l’article 470-1 du Code de procédure pénale donne obligation aux juridictions répressives de statuer sur intérêts civils en cas de relaxe en ce qui concerne les infractions non intentionnelles, aucune disposition équivalente n’existe, a contrario, relativement aux infractions intentionnelles.

Le moyen n’est donc pas sérieux.

Le second moyen ne l’est pas davantage, dès lors qu’il appartenait à la partie civile, le cas échéant, de demander à la cour d’appel un supplément d’information, au visa de l’article 463 du Code de procédure pénale, pour obtenir copie des notes d’audience de première instance, ce qu’elle n’a pas fait.

Le conseiller-rapporteur ne se prononce pas explicitement sur le sort à donner au troisième moyen, et aux moyens du ministère public. En outre, au sein d’un rapport complémentaire, le magistrat propose de relever d’office un autre moyen encore, d’ordre public, pris de ce que le fait reproché au prévenu, à savoir un acte de pénétration, relevait de la qualification criminelle de viol, et non de la qualification délictuelle d’agression sexuelle, de sorte que la chambre des appels correctionnels aurait dû se déclarer incompétente, avec toutes conséquences de droit.

L’avocat général de la Cour de cassation conclut, pareillement, à la non-admission des deux premiers moyens de la partie civile. Il conclut en revanche à la cassation de l’arrêt au visa de son troisième moyen, et des moyens soulevés par le ministère public.

Lors de l’audience, l’avocat général a conclu en outre au rejet du moyen relevé d’office par le conseiller-rapporteur.

La (non-)réponse de la Cour de cassation.

Aux termes de son arrêt (Crim 15 mai 2024 n° 23-85.034), la Cour de cassation :

Pour rappel, un moyen est "non admis" lorsqu’il est jugé "non sérieux" : il est ainsi écarté, péremptoirement, sans motivation [1].

Au contraire, un moyen est "rejeté" lorsqu’il est jugé "sérieux", mais infondé. Dans ce cas, il est écarté aux termes d’une motivation en bonne et due forme.

En l’occurrence, seul le second moyen a été écarté comme non admis.

Au contraire, l’arrêt de cassation est taisant en ce qui concerne le premier moyen : il n’a pas été filtré comme non admis (nonobstant les opinions concordantes du rapporteur et de l’avocat général), n’a pas été écarté aux termes d’une motivation spéciale, et n’a pas davantage appuyé la cassation de l’arrêt d’appel.

La Cour de cassation a donc procédé par "économie des moyens", formalisée au sein du dispositif de l’arrêt par la formule suivante :

« Par ces motifs, et sans qu’il y ait lieu d’examiner les autres moyens de cassation proposés... ».

Au total, les Hauts magistrats ont donc considéré le moyen comme étant "sérieux", puisqu’ils l’ont admis, mais ne se sont pas prononcés sur son bien-fondé, lequel reste donc en suspens à ce jour.

Les arguments plaidant en faveur d’une réponse positive.

Même en l’absence de base légale explicite, il nous semble que la Cour de cassation peut, de manière très pragmatique, donner obligation aux juges du fond de statuer sur intérêts civils, lorsqu’ils relaxent un prévenu pour défaut d’élément moral, au visa des dispositions combinées des articles 3 du Code de procédure pénale et 1240 du Code civil.

En effet, l’article 3 du Code de procédure pénale dispose :

« L’action civile peut être exercée en même temps que l’action publique et devant la même juridiction.
Elle sera recevable pour tous chefs de dommages, aussi bien matériels que corporels ou moraux, qui découleront des faits objets de la poursuite
 ».

Et, de jurisprudence constante, cet article a bien vocation à indemniser les victimes des « faits » ayant saisi le tribunal, indépendamment de leur qualification [2].

Quant à l’article 1240 du Code civil, duquel est issu le droit commun de la responsabilité extracontractuelle, ce dernier dispose :

« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ».

Et, de jurisprudence tout aussi constante, l’obligation d’indemnisation n’est pas subordonnée à un élément moral, et peut même être due par une personne dénuée de discernement, telle un infans [3].

Dans ces conditions, et dans un souci de bonne administration de la justice, il nous semble que la juridiction pénale pourrait - et devrait - statuer sur intérêts civils à chaque fois que l’élément matériel de l’infraction est établi.

Au contraire, l’on ne voit guère ce qui pourrait justifier la solution inverse, qui obligerait la victime à entamer une nouvelle procédure, par devant la juridiction civile, à raison des mêmes faits.

Telle n’est toutefois pas la jurisprudence actuelle, laquelle impose à la chambre des appels correctionnels, saisie d’un appel de la partie civile seule suite à un jugement de relaxe, pour entrer en voie de condamnation sur son dispositif civil, de caractériser l’intégralité des éléments constitutifs de l’infraction, y compris l’élément moral [4].

Pire encore : l’article 1355 du Code civil, duquel est issu le principe de l’autorité de la chose jugée, porte interrogation sur la recevabilité, dans cette hypothèse, de l’action devant les juridictions civiles, par la même victime, à l’encontre du même auteur, à raison des mêmes fait que ceux ayant donné lieu au procès pénal.

La jurisprudence, en effet, semble fluctuante sur ce point : si certains arrêts semblent recevoir l’action devant le juge civil après relaxe au pénal pour défaut d’intention frauduleuse [5], d’autres semblent préférer la solution inverse, au visa du principe de l’autorité de la chose jugée au pénal sur le civil [6].

Dans cette dernière hypothèse, situation ubuesque s’il en est, la victime d’un délit civil, matériellement établi, se retrouve donc purement et simplement privée d’indemnisation, pour avoir choisi de se constituer partie civile devant la juridiction pénale, au lieu d’avoir saisi dès le départ la juridiction civile... comme si elle avait été censée deviner par avance la relaxe de son auteur.

Raison de plus, s’il en fallait une encore, de vider l’entièreté du litige devant la juridiction pénale, y compris sur son volet strictement civil, que l’infraction initiale soit intentionnelle ou non intentionnelle.

Samy Merlo, Juriste auto-entrepreneur Mail: [->samy.merlo.juriste@laposte.net] Site internet : (voir profil)

[1Article 567-1-1 du Code de procédure pénale ; voir également Crim 18 mai 2010 n° 09-83.156, B. n° 88 : la non-admission peut concerner, soit le pourvoi dans son entièreté, soit un ou plusieurs des moyens proposés, voire une ou plusieurs branches d’un ou plusieurs moyens.

[2Exemple : doit indemniser les dégâts infligés à un bien volé, ou la perte de ce bien, le voleur ou le receleur, alors même que la qualification de vol ou de recel n’implique par elle-même ni de dégradation, ni de perte (Crim 7 septembre 1999 n° 98-87.561, 22 juin 1999 n° 98-84.749).

[3Assemblée plénière 9 mai 1984 « Derguini, Lemaire, Gabillet, Fullenwarth ».

[4Crim 27 mai 1999, Bull. crim. n° 109 ; 18 janvier 2005, Bull. crim. n° 18 ; 7 novembre 2012, pourvoi n° 11-87.955 ; 18 décembre 2012, pourvoi n° 12-81.268.

[5Civ 1ʳᵉ 9 juin 2017 n° 16-14.096.

[6Civ 1ʳᵉ 28 mars 2018 n° 17-15.628.

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