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La lutte sans fin contre le piratage en ligne : analyse de la décision du Tribunal judiciaire de Paris du 11 juillet 2024. Par Raphaël Molina, Avocat.
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Parution : jeudi 10 octobre 2024
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Le 11 juillet 2024, le Tribunal judiciaire de Paris a rendu une décision ordonnant le blocage de plusieurs sites de streaming et de torrent par les principaux fournisseurs d’accès à Internet (FAI) français. Cette décision s’inscrit dans la longue bataille juridique menée par les ayants droit contre le piratage de films en ligne, illustrant à la fois les progrès réalisés et les défis persistants dans ce domaine.
La Société Civile des Producteurs Phonographiques (SCPP) a assigné les sociétés Orange, Free, SFR, SFR Fibre et Bouygues Telecom sur le fondement de l’article L336-2 du Code de la propriété intellectuelle (CPI).
Cet article, issu de la transposition de la directive 2001/29/CE, permet aux ayants droit de demander au juge d’ordonner "toutes mesures propres à prévenir ou à faire cesser une telle atteinte à un droit d’auteur ou un droit voisin, à l’encontre de toute personne susceptible de contribuer à y remédier".
Le tribunal a d’abord examiné la qualité à agir de la SCPP, organisme de gestion collective des droits des producteurs de phonogrammes. Les juges du fond confirment la recevabilité de la SCPP à agir pour faire cesser la mise à disposition non autorisée des phonogrammes de son répertoire, conformément à ses statuts et aux dispositions du CPI.
Le tribunal a ensuite analysé les preuves fournies par la SCPP, notamment des procès-verbaux d’agents assermentés, démontrant que les sites visés permettaient l’accès à des œuvres phonographiques protégées sans autorisation des titulaires de droits.
Le juge a relevé plusieurs éléments aggravants :
Ces éléments ont conforté le tribunal dans sa décision de considérer ces sites comme "entièrement ou quasi entièrement illicites".
Conformément à la jurisprudence de la CJUE (arrêts Scarlet Extended [2] et UPC Telekabel Wien [3]), le tribunal a cherché à établir un juste équilibre entre :
Les juges du fond, en prenant en compte ces impératifs, décident d’enjoindre les FAI de mettre en œuvre "toutes mesures propres à empêcher l’accès" aux sites pirates.
Il est important néanmoins de souligner que la décision du tribunal annexe une liste de noms de domaines à bloquer par les FAI, sans que cette liste ne soit limitative en raison des termes employés par le jugement même.
Par conséquent, les FAI se devraient, au visa de cette décision, de traquer constamment les nouveaux noms de domaine pouvant être utilisés par ces sites pour contourner les blocages.
Cette injonction est cependant limitée :
1. Limitation géographique (territoire français et outre-mer),
2. Limitation temporelle (18 mois).
Le coût de la mise en œuvre de ces mesures de blocages revient aux FAI.
Malgré l’apparente victoire des ayants droit, cette décision soulève plusieurs questions quant à son efficacité réelle :
1. La rapidité d’adaptation des sites pirates : les sites visés par la décision sont souvent déjà accessibles via de nouvelles adresses, rendant le blocage rapidement obsolète et entraînant une lutte coûteuse et quasi impossible par les FAI.
2. Le whack-a-mole juridique : les ayants droit sont contraints de multiplier les procédures pour tenter de suivre l’évolution constante des sites pirates, engageant des ressources importantes pour des résultats limités dans le temps.
3. L’effet Streisand : le blocage peut paradoxalement augmenter la notoriété des sites visés et inciter certains internautes à rechercher des moyens de contournement.
La décision du Tribunal judiciaire de Paris [4] s’inscrit dans la continuité de la jurisprudence française et européenne en matière de lutte contre le piratage en ligne.
Si elle témoigne de la détermination des ayants droit et de la réceptivité des tribunaux à leurs demandes, elle met également en lumière les limites intrinsèques du système actuel de blocage.
La bataille contre le piratage en ligne reste une course-poursuite technologique et juridique, où chaque victoire semble éphémère face à la capacité d’adaptation des sites illégaux.
Cette situation appelle à une réflexion plus large sur les moyens de protéger efficacement la création artistique à l’ère numérique, sans pour autant compromettre les libertés fondamentales et l’innovation technologique.
En la matière, les tribunaux et FAI semblent quelque peu dépassés.
Raphaël Molina Avocat associé - Droit de la propriété intellectuelle et numérique Barreau de Paris Cabinet Influxio www.influxio-avocat.com [->contact@influxio-avocat.com][1] Loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l’économie numérique.
[2] CJEU - C-70/10 - Scarlet Extended.
[3] CJUE - C-314/12 - UPC Telekabel Wien.
[4] Tribunal Judiciaire de Paris, 3ᵉ chambre 1re section, 11 juillet 2024, n° 24/07030.
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