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Les campagnes de propagande et d’intoxication numérique. Par François Viangalli, Avocat.
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Parution : lundi 21 octobre 2024
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L’ouverture d’Internet et des réseaux à tout utilisateur même anonyme ouvre la voie à une utilisation malveillante de l’anonymat pour dénigrer les personnes publiques ou privées, les professionnels ou les activités d’un concurrent. Ce type de campagne d’intoxication numérique peut produire un effet réel sur la réputation d’un élu, d’une administration, ou d’une société commerciale. Le présent article expose les possibilités ouvertes à ce jour à la victime de ce type de propagande professionnelle, pour protéger sa réputation et son activité.
La question de l’anonymat n’est pas nouvelle dans l’histoire, ni propre, par conséquent à l’essor de la technologie numérique.
Dans l’Antiquité, Platon s’interrogerait déjà, dans un passage de la République, sur la séduction du mal, et la corruption subséquente qui frappe la personne dotée du pouvoir d’être invisible et d’agir à sa guise, à l’insu de ses semblables (La République, Livre II, 360).
Platon évoque ainsi le cas mythique de Gygès, le berger illettré, qui, après avoir découvert par hasard, sur le squelette d’un Titan - une créature ayant peuplé le monde avant les Hommes, et dont il ne reste que des fossiles - un anneau magique conférant le pouvoir, lorsque porté d’une certaine façon, d’être invisible à autrui.
Or ce que Platon rapporte, c’est que Gygès, un brave homme à l’origine, va peu à peu se servir de l’anneau pour régler ses comptes avec ses semblables, qui l’avaient peut-être autrefois maltraité, puis pour dérober des bêtes, des aliments et des richesses. Constatant qu’il est désormais au-dessus de la justice des hommes, ou à tout le moins inaccessible à elle, Gygès vient à goûter l’ivresse du pouvoir, et se décide finalement à se servir de l’anneau d’invisibilité pour entrer au Palais du Roi, assassiner celui-ci, violer la Reine, et prendre le pouvoir pour devenir un nouveau tyran.
Ce mythe, très pessimiste, a plus tard inspiré des écrivains célèbres, comme Herbert George Wells, dans son célèbre roman L’Homme invisible (1897), qui raconte comment un scientifique devenu invisible à autrui par l’effet accidentel d’une potion expérimentale de son invention, en viendra également à régler ses comptes avec l’humanité et à se laisser corrompre par le pouvoir, jusqu’à se proclamer lui-même roi, en s’auto-décernant le titre d’Invisible 1er.
C’est également ce mythe qui a inspiré Tolkien, pour sa célèbre trilogie Le Seigneur des Anneaux (1954), dans lequel l’anneau de pouvoir du Dieu maléfique Sauron rend également invisible, et doit être pour cela détruit pour sauver l’humanité du désastre.
Cette vision pessimiste du pouvoir corrupteur de l’invisibilité, et donc de l’anonymat qui en est une des formes, se vérifie aujourd’hui de façon éclatante dans la sphère numérique.
L’agressivité verbale qui règne sur les réseaux sociaux, spécialement lorsqu’ils permettent aisément de s’exprimer derrière un pseudonyme, et ainsi de masquer son identité, en est une parfaite démonstration.
Mais au-delà de ce qui relève de la sociologie, de la politique, ou tout simplement de la morale, cette licence du langage peut être mise à profit pour mener de véritables campagnes à des fins économiques.
La situation la plus connue à ce titre est celle du dénigrement commercial, c’est-à-dire la campagne de communication orchestrée aux fins de nuire à la réputation d’une entreprise, en mettant en doute la qualité de ses services et de ses produits.
Or les campagnes de dénigrement peuvent prendre la forme d’une multiplication de publications anonymes ou masquées derrière de fausses identités (les « trolls »), laissant, là où le trafic internet est suffisamment important, des commentaires négatifs sur les produits ou les services d’une entreprise, destinés à tromper l’internaute de bonne foi pour le dissuader de faire appel à ladite entreprise, et donc implicitement lui préférer, tel étant bien évidemment le but de l’opération, les produits de la société ou de la marque concurrente.
Cette pratique est extrêmement courante, puisque des enquêtes réalisées par la DGCCRF en France ont montré que lors de l’acte d’achat d’un produit ou d’un service, 85% des consommateurs se disent influencés par les avis publiés sur internet.
Il est difficile de mesurer économiquement les pertes de clientèle provoquées par ce genre de campagne, en tous cas, avec précision.
Mais ce qui est certain, c’est qu’elles sont loin d’être négligeables, tout simplement parce que si la publicité commerciale est à ce point répandue, c’est bien parce que l’effet global qu’elle produit nonobstant son éventuelle naïveté de forme - et il est inutile de relever ici comment les publicités pour les marques de lessives sont même devenues des caricatures de leur propre ingénuité - peut difficilement être contesté.
La meilleure marchandise du monde ne peut se vendre en quantité suffisante que si et seulement elle est connue du public comme attrayante, ou à tout le moins conforme à son usage attendu.
A l’inverse, un produit dénigré subira très probablement le sort injuste de l’ostracisme économique, et son vendeur sera sans doute la victime finale de la campagne de dénigrement.
En pareil cas, la question se pose donc de savoir quels peuvent être les moyens en droit dont dispose la victime potentielle d’une campagne de dénigrement commercial.
Là-dessus, la situation est loin d’être simple ni confortable.
Tout d’abord, il convient de tenir pour acquis qu’il n’existe en soi aucun droit à l’invisibilité numérique d’une manière générale, et ni davantage de droit fondamental à l’anonymat.
L’invisibilité ou l’anonymat ne sont que la conséquence de l’exercice d’une prérogative tirée d’une institution préexistante, telle que le droit au respect de la vie privée, l’inviolabilité du domicile, le secret de la correspondance, la liberté d’expression, etc.
Pour le dire autrement, l’invisibilité relève du fait et non du droit. Elle n’est que la conséquence de l’exercice d’un droit préexistant.
La situation est toutefois plus complexe en ce qui concerne le dénigrement commercial.
En effet, la loi énonce une règle de non-divulgation, par les opérateurs, fournisseurs d’accès et prestataires de services numériques, des données les plus pertinentes pour identifier la personne qui se cache derrière le dénigrement et la malveillance commerciale. Ainsi, les adresses IP et les données relatives au réseau, au système et aux équipements utilisés par la personne ayant publié des propos en ligne, ne peuvent pas être communiquées, fût-ce à la demande d’une autorité administrative ou du juge, en dehors d’une enquête du Parquet ou d’une instruction portant sur des crimes et délits d’une gravité minimale.
L’exigence d’un seuil de gravité de l’infraction pénale considérée découle de la jurisprudence Commissioner of the Garda Síochána (2022) de la Cour de justice de l’Union européenne [1], qui a jugé que ne pouvait admise, de façon générale, un stockage indifférencié des données de connexion des internautes au nom d’une politique pénale non graduée en seuil de gravité d’infraction [2].
L’article L34-1 du Code des postes et des communications électroniques formule en effet la règle suivante :
« (...) II. - Les opérateurs de communications électroniques, et notamment les personnes dont l’activité est d’offrir un accès à des services de communication au public en ligne, effacent ou rendent anonymes, sous réserve des II bis à VI, les données relatives aux communications électroniques.
Les personnes qui fournissent au public des services de communications électroniques établissent, dans le respect des dispositions de l’alinéa précédent, des procédures internes permettant de répondre aux demandes des autorités compétentes.
(...)
II bis. - Les opérateurs de communications électroniques sont tenus de conserver :
1° Pour les besoins des procédures pénales, de la prévention des menaces contre la sécurité publique et de la sauvegarde de la sécurité nationale, les informations relatives à l’identité civile de l’utilisateur, jusqu’à l’expiration d’un délai de cinq ans à compter de la fin de validité de son contrat (...) ».
En conséquence, l’identification civile de la personne malveillante en ligne, notamment par une réquisition aux fins de communication de l’adresse IP et des données relatives aux équipements utilisés par celle-ci, n’est juridiquement possible, sur réquisition du Procureur ou ordonnance du Juge d’instruction, que pour les infractions exposant leur auteur à une peine d’au moins un an d’emprisonnement. A défaut, ni le Procureur ni le Juge d’instruction n’ont autorité pour requérir des fournisseurs d’accès et prestataires les données correspondantes.
L’article 60-1-2 du Code de procédure dispose en effet :
« A peine de nullité, les réquisitions portant sur les données techniques permettant d’identifier la source de la connexion ou celles relatives aux équipements terminaux utilisés mentionnées au 3° du II bis de l’article L34-1 du Code des postes et des communications électroniques ou sur les données de trafic et de localisation mentionnées au III du même article L34-1 ne sont possibles, si les nécessités de la procédure l’exigent, que dans les cas suivants :
(...)
2° La procédure porte sur un délit puni d’au moins un an d’emprisonnement commis par l’utilisation d’un réseau de communications électroniques et ces réquisitions ont pour seul objet d’identifier l’auteur de l’infraction (...) ».
Cet état du droit, s’il protège la liberté et la vie privée des personnes, est peu propice à la lutte contre le dénigrement commercial, ou la publicité déguisée a fortiori trompeuse.
A titre d’illustration, la diffamation à l’encontre d’une personne est punie, en vertu de la loi du 29 juillet 1881, d’une amende, et non d’une peine d’emprisonnement. Dès lors, si un commerçant ou une société commerciale sont diffamés en ligne, et à moins que ne s’y ajoutent des infractions plus graves, aucun moyen juridique ne permet à ce jour d’identifier la personne par la collecte des données de connexion telles que l’adresse IP.
NB : L’article 32 de la loi du 29 juillet 1881 réprime la diffamation par une peine d’amende (12 000 euros), et non d’emprisonnement, sauf dans les cas aggravés (par exemple des propos racistes) qui ne relèvent pas a priori du domaine du dénigrement commercial.
Si donc une campagne de dénigrement commercial est orchestrée par des professionnels, ou à tout le moins des experts en cyber, au fait par conséquent des précautions techniques à prendre - tels qu’un système d’exploitation amnésique, le recours à un VPN No Log, gratuit ou payé en cryptomonnaie, l’utilisation de navigateur Tor, la connexion à un réseau wifi public, et le recours à un appareil à usage unique ou limité sans stockage interne de toute autre donnée, alors les seules données accessibles, au titre des mesures d’instruction pouvant être ordonnées par le juge civil sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile (expertise in futurum) se limiteront aux noms, prénoms ou raison sociale du titulaire du compte, aux pseudonymes utilisés et aux adresses de courriers électroniques ou de comptes associés [3].
Or ces données ne permettront pas nécessairement de confondre les auteurs d’une campagne de dénigrement commercial, si elle est organisée par des personnes ayant pris à dessein des précautions techniques.
Dès lors, la question se pose pour des raisons de simple et bonne justice : que peut faire un commerçant ou, d’une manière plus large, un professionnel injustement dénigré ou attaqué par une campagne de dénigrement de ses biens ou services, pour identifier les auteurs de ladite campagne, faire cesser le dommage, et, le cas échéant, obtenir ultérieurement réparation ?
Dans l’hypothèse où les auteurs de la campagne auraient dissimulé leur identité véritable, il y a lieu pour l’honnête commerçant victime de cette « politique de la boule puante numérique » - pour paraphraser l’expression du Général De Gaulle, qui qualifiait ainsi, en les réprouvant, les stratégies de dénigrement concertées des adversaires politiques - de qualifier la campagne et son environnement à l’aune du droit pénal.
De façon générale, une qualification pénale en particulier est susceptibles d’être envisagée.
Il s’agit du délit de tromperie, c’est-à-dire de pratiques commerciales trompeuses, défini par les articles L121-2 et suivants du Code de la consommation, et précisément réprimé par une peine de deux ans d’emprisonnement [4].
L’article L121-2 du Code de la consommation définit ainsi la tromperie commerciale :
« Une pratique commerciale est trompeuse si elle est commise dans l’une des circonstances suivantes :
1° Lorsqu’elle crée une confusion avec un autre bien ou service, une marque, un nom commercial ou un autre signe distinctif d’un concurrent ;
2° Lorsqu’elle repose sur des allégations, indications ou présentations fausses ou de nature à induire en erreur et portant sur l’un ou plusieurs des éléments suivants :
a) L’existence, la disponibilité ou la nature du bien ou du service ;
b) Les caractéristiques essentielles du bien ou du service (...) ».
Sur ce terrain, la publicité trompeuse est particulièrement visée. En effet, il serait théoriquement possible de qualifier le dénigrement des produits ou services d’autrui de tromperie commerciale, puisqu’en matière de publicité trompeuse la loi ne distingue selon que le produit objet du mensonge est celui qui est promu, c’est-à-dire celui du menteur, ou qu’il s’agit au contraire de celui qui est attaqué, c’est-à-dire celui du concurrent du menteur.
Deux arguments prêchent en ce sens.
Le premier argument est tiré du principe de l’interprétation stricte, et non restrictive, de la loi pénale. Selon cet argument, il n’y aurait donc a priori d’obstacle à une telle qualification qui puisse être tiré du principe d’interprétation stricte de la loi pénale. Ce dernier principe, en effet, interdit d’inclure dans le champ de l’incrimination ce qui n’est pas déjà inclus par la loi. Mais il ne commande pas, inversement, et non plus, d’exclure ce qui n’est pas déjà exclu expressis verbis par la loi. Or le Code de la consommation, sur ce point, n’opère aucune distinction et donc aucune restriction.
De surcroît, la définition de la publicité trompeuse en droit de l’Union européenne est précisément large, puisqu’elle inclut toutes les formes de communication dès lors que le discours porte sur un produit, ce qui permet notamment d’y inclure, le cas échéant, les billets des influenceurs en ligne. Or l’on sait que c’est précisément le droit de l’UE qui est à l’origine de l’état du droit français sur ce point dont il opère transposition.
L’interprétation sus-énoncée, qui inclut le dénigrement trompeur des produits d’autrui dans la publicité mensongère est ainsi parfaitement conforme à la ratio legis de l’incrimination pénale en droit français.
L’article 2 de la directive 114/2006 du 12 décembre 2006 sur la publicité trompeuse et comparative définit en effet la publicité trompeuse de la manière suivante :
« Aux fins de la présente directive, on entend par :
a) « publicité », toute forme de communication faite dans le cadre d’une activité commerciale, industrielle, artisanale ou libérale dans le but de promouvoir la fourniture de biens ou de services, y compris les biens immeubles, les droits et les obligations ;
b) « publicité trompeuse », toute publicité qui, d’une manière quelconque, y compris sa présentation, induit en erreur ou est susceptible d’induire en erreur les personnes auxquelles elle s’adresse ou qu’elle touche et qui, en raison de son caractère trompeur, est susceptible d’affecter leur comportement économique ou qui, pour ces raisons, porte préjudice ou est susceptible de porter préjudice à un concurrent (...) ».
L’intérêt de cette qualification, au plan pénal, réside dans le fait que la peine prévue est précisément supérieure à un an de prison, ce qui ouvre la voie à un dépôt de plainte auprès du Procureur de la République, puis le cas échéant au dépôt ultérieur d’une plainte avec constitution de partie civile, lesquelles peuvent aboutir, cette fois, par le truchement de réquisitions ou d’ordonnances ad hoc à une demande de communication des données les plus pertinentes pour identifier la personne anonyme ou pseudonyme, en particulier les adresses IP et les équipements utilisés.
Si cette voie est ouverte, elle est probablement la meilleure chance pour faire reconnaître la culpabilité des auteurs, et réparer les atteintes à la réputation commerciale. Ceci, bien évidemment, sans préjudice d’une action civile pour obtenir réparation des dommages causés, en particulier le préjudice commercial et l’atteinte à l’image de marque [5].
François Viangalli, Maître de conférences à l’Université Grenoble-Alpes Avocat of counsel Départements de droit européen et de droit du numérique Cabinet Borel & Del Prete (Aix-en-Provence) www.borel-delprete.com[1] CJUE 5 novembre 2022, C 140/20.
[2] V. auparavant, à l’inverse, admettant la possibilité pour le Président du Tribunal judiciaire d’ordonner, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile, la communication de l’adresse IP de l’auteur d’un courriel anonyme, envoyé par l’auteur masqué à ses collègues membres d’une institution publique, à l’occasion d’une procédure disciplinaire, pour les dissuader de témoigner contre lui, indépendamment de la procédure pénale : Civ 2ème 25 mars 2021, n°18-18.824.
[3] CA Paris 19 octobre 2023, RG n° 23/03086 ; TJ Paris 30 juin 2022, RG 22/55886 ; v. également, plus large, n’excluant pas principe la communication des adresses IP et des plages de port source, mais ne la reprenant pas dans le dispositif de la décision : TJ Paris 30 juin 2022, RG 22/55886.
[4] L131-3 du même code.
[5] V. par exemple CA Paris 27 janvier 2016, Pôle 5, Chambre 4, RG n°13/10846.
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