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Renforcement du régime de rétention administrative sous l’égide de la Loi immigration 2024. Par Lamine Traoré, Juriste.
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Parution : mardi 14 janvier 2025
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L’année 2024 a marqué un tournant décisif dans la politique migratoire française avec l’adoption de la loi n°2024-42, « Pour contrôler l’immigration, améliorer l’intégration ». Promulguée le 26 janvier 2024, cette réforme a redéfini les règles encadrant le placement en Centre de rétention administrative (CRA). Parmi les changements majeurs figurent l’extension de la durée de validité des obligations de quitter le territoire français (OQTF), la suppression de plusieurs protections juridiques offertes aux étrangers, et l’utilisation accrue de la notion de menace à l’ordre public comme critère central dans les décisions de placement en rétention.
La réforme a introduit un changement significatif dans la gestion des OQTF : leur durée de validité est passée de un à trois ans, permettant leur utilisation comme fondement juridique d’un placement en rétention sur une période beaucoup plus longue [1]. De manière pratique, une OQTF notifiée en 2022 pourrait servir de base légale à un placement en rétention administrative alors même que sous l’empire de l’ancienne loi, cette OQTF a expiré depuis 2023.
Cette situation a naturellement engendré des débats juridiques intenses, en particulier sur la question de l’application rétroactive de la disposition nouvelle.
Des OQTF échues avant l’entrée en vigueur de la loi ont été réactivées, conduisant à des recours devant le juge des libertés et de la détention (JLD). Les arguments portaient sur une prétendue violation du principe de non-rétroactivité de la loi nouvelle. Par exemple, la Cour d’appel de Lyon, dans sa décision N°RG 24/06034 du 24 juillet 2024, avait constaté une telle violation.
Toutefois, dans un avis du 20 novembre 2024 (Première chambre civile, Pourvoi n°24-70.005), la Cour de cassation a tranché en faveur de la validité de ces réactivations. Elle a affirmé qu’une OQTF, même échue à la date d’entrée en vigueur de la loi, « n’est pas privée d’effet, l’étranger demeurant toujours tenu de quitter le territoire et ne se trouvant pas dans une situation juridique définitivement constituée ». Cet avis a consolidé l’application rétroactive de la réforme.
La loi de 2024 a également supprimé plusieurs protections dont bénéficiaient auparavant certains étrangers contre les OQTF. Désormais, selon l’article L611-3 du CESEDA (Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile), seuls les mineurs de moins de dix-huit ans sont exclus de ces mesures.
Cette évolution a élargi considérablement le spectre des étrangers susceptibles d’être placés en rétention. Des personnes arrivées jeunes en France ou ayant construit une vie familiale stable sur le territoire se retrouvent désormais frappées par des OQTF et placées en CRA en vue de les éloigner.
Ces changements soulèvent des interrogations quant à la compatibilité de la politique migratoire française avec les engagements internationaux du pays, notamment l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.
Un autre volet essentiel de la réforme concerne l’introduction du critère de menace pour l’ordre public comme fondement principal des décisions de placement en rétention. En vertu de l’article L741-1 du CESEDA, ce critère peut à lui seul justifier un placement en rétention administrative, indépendamment des attaches personnelles ou familiales de l’étranger concerné.
Cette justification est invoquée à chaque étape de la procédure, y compris lors des prolongations exceptionnelles de rétention. Bien que les dispositions de l’article L742-5 du CESEDA qualifient ces prolongations de mesures dérogatoires, leur utilisation s’est banalisée.
Ainsi, un étranger sortant d’un établissement pénitentiaire est presque systématiquement placé en rétention pour la durée maximale de 90 jours, souvent sans prise en compte des liens qu’il a pu établir avec la France. De nombreux cas récents montrent une application extensive de la notion de menace à l’ordre public, avec des juges disposant d’une grande latitude dans leur appréciation.
Cette situation a conduit à des éloignements d’étrangers vivant en France depuis leur enfance ou ayant construit leur vie familiale sur le territoire, au motif de préserver l’ordre public. Ces décisions traduisent une nette prééminence accordée au maintien de l’ordre public au détriment des droits fondamentaux des personnes retenues.
En somme, la loi Immigration 2024 a renforcé les prérogatives de l’État en matière de gestion de la rétention administrative, tout en suscitant de vives critiques sur ses implications pour les droits des étrangers. L’allongement de la durée de validité des OQTF, la suppression de plusieurs protections, et l’utilisation accrue de la menace à l’ordre public comme justification interrogent sur la conciliation entre exigences sécuritaires et respect des droits fondamentaux.
La réforme marque ainsi un tournant dans la politique migratoire française, mais son impact sur la cohérence juridique et les droits des étrangers continuera sans doute d’alimenter le débat public et judiciaire.
[1] Article L741-1 du CESEDA « L’autorité administrative peut placer en rétention, pour une durée de quatre jours, l’étranger qui se trouve dans l’un des cas prévus à l’article L731-1 ... » Or, l’un des cas prévus à l’article L731-1 est "l’étranger qui fait l’objet d’une décision portant obligation de quitter le territoire français, prise moins de trois ans auparavant, pour laquelle le délai de départ volontaire est expiré ou n’a pas été accordé".
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