Village de la Justice www.village-justice.com

Mon chat vit-il des expériences juridiques ? Approche théorique du rapport entre la « sentience » et le droit. Par Raphaël Roger Devismes, Etudiant en Droit.
Parution : mardi 21 janvier 2025
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/approche-theorique-rapport-entre-sentience-droit,52127.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

L’article se propose de questionner la "sentience" animale et de ses rapports avec le droit. Partant de la théorie de la Neurobiological emergentism de Todd E. Feinberg pour expliquer la sentience, l’article pose, en suivant la théorie psychologique du droit de Leon Petrazycki, la thèse selon laquelle les animaux sentients vivent des expériences juridiques.

L’article 515-14 du Code civil dispose que « les animaux sont des êtres vivants doués de sensibilité ». La notion de « sensibilité », si elle peut facilement s’illustrer chez un humain, peine cependant à faire de même chez les animaux. L’un des moyens, non pour comprendre ce qu’est la sensibilité animale mais pour pouvoir se la figurer, est de passer à la notion de « sentience » [1], notion émergente qui revêt, en droit des animaux, une importance majeure.

La sentience désigne la capacité à ressentir des choses subjectivement. Le mot sentience est dérivé de sentire qui signifie « sentir ». C’est donc le fait, pour un organisme vivant, d’avoir conscience d’être quelque chose. L’un des problèmes majeurs est de savoir comment certains cerveaux sont capables de créer ses sensations. Cette difficulté tient au « trou explicatif » entre la biologie objective liée au cerveau et la subjectivité inhérente de la sentience. On verra dans cet article qu’une réponse peut être trouvée à l’apparition de la sentience chez certaines espèces. Cette réponse sera trouvée à l’aide de la Neurobiological Emergentism (NBE) - en français, l’émergentisme neurobiologique - de Todd. E. Feinberg [2].

Le rapprochement de la sentience et du droit se fera à l’aide d’une théorie du droit psychologique peu connue, celle du théoricien Leon Petrazycki (1867-1931) [3]. Ce que va développer Petrazycki est l’idée selon laquelle le droit est un phénomène psychique, propre à l’individu et à sa conscience. Il n’existe qu’au travers de la conscience de l’individu et n’est en aucun cas un phénomène objectif, extérieur à lui. Les normes juridiques ne sont que ce que fabriquent les individus dans leur conscience.

Si le droit n’est qu’un phénomène psychique, lié à la conscience et à la fabrication de modèle de conduite au sein du cerveau, on ne voit guère pourquoi les animaux doués de sentience, capables donc de ressentir des émotions et de percevoir de manière subjective son environnement, ne pourraient pas développer des normes juridiques. Si nous, humains, sommes en mesure de projeter sur eux des relations juridiques de type impérative-attributive [4] sur des animaux contribuant à une meilleure protection de ces derniers [5], il est aussi possible que les animaux projettent, via la sentience, des relations de ce type. Nous qualifierons cette façon de voir la thèse forte de la « sentience juridique », définie comme le fait, pour les animaux sentients, de projeter sur leur environnement, des relations juridiques de type impérative-attributive.

La thèse développée ici s’inscrit dans un panjuridisme radical (dans la lignée de Petrazycki), voyant du droit là où, habituellement, la doctrine juridique ne cherche pas à le voir (thèse réductionniste). Nous considérons que le droit se divise en deux sphères, une sphère qui se rattache au langage normatif (la forme), et l’autre, au vécu normatif [6] (la vie). Le « vécu normatif » se rattache à la manière dont les normes, sont appréhendées par les sujets du droit, donc, tous ceux qui sont destinataires de normes à un moment t, afin de fabriquer leur propre modèle de comportement (une sorte d’Umwelt [7] normatif). Envisager le droit au regard d’un « vécu normatif » [8], c’est envisager la manière dont le sujet du droit s’approprie la norme et comment, à la suite de cette appréhension, il forme son propre modèle de conduite [9]. La norme est dans le vécu, un contenu de conscience [10].

Nous verrons dans cet article en quoi la théorie de l’émergentisme neurobiologique (ENB) de Feinberg permet d’expliquer l’apparition de la sentience chez les animaux (I) avant, de voir l’importance de la théorie de Petrazycki (II) pour penser une théorie de la sentience juridique (III).

I) La sentience comme phénomène évolutionniste ou comment la vie organise sa propre conscience.

L’ENB part du principe que, tout comme la vie est une caractéristique émergente de la matière inanimée, les capacités sensorielles de base présentes dans tous les êtres vivants sont des caractéristiques émergentes de la vie de l’organisme. Ensuite, l’émergence progressive de la sentience à partir des sensations peut être attribuée à des caractéristiques spécifiques des cerveaux neurobiologiquement complexes et évolués [11]. Le concept clé de l’ENB est l’émergence, terme appartenant à la théorie des systèmes, entre autres.

Ce qui émerge, au sein d’un système donné, n’est pas compris dans le système lorsque cet élément est considéré de manière isolée. Une propriété émergente (l’eau mouille) de niveau supérieur d’un système complexe (l’eau) a des caractéristiques qui sont supérieures à la somme des caractéristiques des parties de niveau inférieur (H20). Les caractéristiques émergentes sont donc des propriétés de niveau supérieur d’un système complexe, créées par les fonctions collectives des parties de ce système, que les parties individuelles ne possèdent pas isolément. Un aspect important de l’émergence biologique est le principe de l’unité. Les parties qui contribuent à un système agrégé doivent être physiquement connectées [12]. On comprend avec cela que l’émergence est un processus, généré par les interactions dynamiques des parties du système. Ce processus dynamique va engendrer des arrangements hiérarchiques, spécifiquement des processus et des connexions neurohiérarchiques [13].

La sentience regroupe toutes les expériences subjectives de « ressenti », qui peuvent être divisées en deux : les ressentis sensoriels générés par le monde (sentience extéroceptive) et ceux qui sont générés de manière interne, telle que la douleur ou le plaisir, les émotions (sentience interoceptive-affective) [14]. Ces deux types de sentience marchent en tandem et l’une ne va généralement pas sans l’autre.

La sentience extéroceptive est définie comme la capacité d’une espèce [15], d’une classe ou d’un stade émergent d’organismes particuliers, à afficher non seulement des capacités sensorielles de base (photosensation, proprioception, chimiosensation) mais aussi des sentiments [16] associés à des processus de perception. Dans le cadre de la sentience, ces processus sensoriels vont être capables de créer des images mentales sensorielles [17], de véritables cartes. Enfin, la sentience extéroceptive ne transmet pas en elle-même de sentiments émotionnels positifs ou négatifs à ses images sensorielles.

La sentience intéroceptive-affective touchent aux sentiments internes, plus sensibles aux changements physiologiques du corps (la douleur, la faim, les pulsions motivationnelles [18]. Quant à elle, elle transmet en elle-même des sentiments émotionnels positifs ou négatifs à ses images sensorielles, elles sont une valence, au sens de Adolphs et Anderson [19]. Cette valence peut, selon Kent Berridge, se diviser en deux : l’aspect émotionnel (hédonique positif ou négatif) et l’aspect motivationnel (approche ou évitement d’un stimulus).

Comment maintenant savoir si un animal (ou une espèce vivante) est sentiente ? La théorie de Todd. E. Feinberg y répond en se basant tant sur des éléments neuro-architecturaux [20] que comportementalistes [21]. En ce qui concerne les éléments neuro-architecuraux, Feinberg note par exemple que l’optic tectum et le dorsal palium ainsi que le lateral pallium participent à la création de cartes mentales représensatives des expériences extéroceptives. A l’inverse, le parabrachial nucleus ou le tuberculum postérieur participaient aux expériences intéroceptives. D’un point de vue comportemental, Feinberg s’appuie sur les 8 critères établis par Birch et Crump (qui sont : 1) la nociception, 2) l’intégration sensorielle, 3) la nociception intégrée, 4) l’analgésie [22], 5) les échanges motivationnels, 6) l’auto-protection flexible, 7) l’apprentissage associatif et 8), les préférences analgésiques.

Ce que montre l’ENB de Feinberg est qu’un processus évolutif s’est passé pendant plusieurs milliards d’années, conduisant à l’émergence de la sensibilité. Cette émergence s’est faite au regard de quatre variables que sont : 1) le nombre de neurones dans le système nerveux, 2) le degré des fonctions spécialisées de ces neurones ; 3) le nombre de niveaux neuro-hiérarchiques et enfin, 4) le degré d’interaction de ces niveaux [23]. On est passé alors à trois stades différents d’évolution : 1) les organismes unicellulaires (3,4 milliards d’années), phase non-sentiente ; 2) les animaux avec des neurones et des systèmes nerveux relativement ou faiblement complexe (570 millions d’années), phase pré-sentiente ; enfin, 3) les animaux avec le système neuronal le plus avancé, c’est la phase sentiente [24], à laquelle tous les vertébrés que nous connaissons appartiennent [25]. On comprend alors que le développement de la conscience chez l’animal est un long processus d’évolution du système neuronal et des comportements qui y sont associés.

In fine, ce qui sépare l’animal sentient (tel le chat ou le chien) de l’humain, n’est qu’une simple question d’évolutionnisme neuronal. Là où le processus s’est prolongé chez l’humain (avec 16 milliards de neurones et une capacité de classification inégalée [26]), il s’est arrêté chez le chat (250 millions de neurones) ou le chien (530 millions), mais prolongé chez d’autres (tel l’éléphant qui possède trois à quatre fois plus de neurones qu’un humain). Le développement de la sentience – et de la conscience - s’avère être un processus, sans cesse en développement, au sein de la vie de l’organisme [27].

Si les animaux sentients sont capables de percevoir des expériences de vie ou également capables d’évaluer les actions des autres en relation avec les leurs, de se souvenir de leurs actions et de leurs conséquences, d’en évaluer les risques et les bénéfices, de ressentir des sentiments, il s’agira par la suite de montrer, à travers la théorie psycho-juridique de Leon Petrazycki (II), qu’ils sont potentiellement capables d’éprouver des expériences juridiques (III).

II) La théorie psycho-juridique de Leon Petrazycki ou comment le cerveau fantasme sur la réalité du droit.

La théorie du droit de Petrazycki est une théorie dite psychologique en ce sens que son postulat initial est celui, selon lequel, le droit est un phénomène psychique, issu de la conscience des individus.

Dans notre esprit, il se forme des combinaisons immédiates d’idées d’action et d’impulsions (répulsives ou apulsives) qui peuvent se manifester sous la forme de jugement, rejetant ou encourageant une certaine conduite perse [28]. Ces jugements sont qualifiés, dans la théorie petrazyckienne du droit, de jugements normatifs (normative judgements) et le contenu de ces jugements est qualifié de principes de conduites ou de normes. La structure psychologique minimale des expériences éthiques (juridiques ou morales) est une idée d’action (l’idée d’une conduite externe ou interne) plus une impulsion éthique positive ou négative.

Les normes éthiques se divisent en deux, les normes morales et les normes juridiques (legal norms). Les normes morales sont purement impératives, du type « tu ne dois pas tuer ». Elles ne donnent que des devoirs et non, des droits (attributive). Les impulsions éthiques sont à la base de la conscience de nos obligations légales envers autrui. Elles sont qualifiées d’impulsions extérieures (external impulsions). Par exemple nous dit Petrazycki, si nous imputons l’obligation de fournir quelque chose, par exemple une certaine somme d’argent à autrui comme quelque chose que nous lui devons, les impulsions correspondantes sont vécues comme des impulsions « from with out », (provenant de l’extérieur) [29].

Les relations juridiques sont donc de nature impérative-attributive. Ces deux propriétés ne sont pas deux propriétés séparées et indépendantes des impulsions juridiques et des phénomènes juridiques en général. La relation réelle entre l’impératif et l’attributif n’est qu’un reflet de la nature attributive des impulsions concernées et n’a aucun caractère indépendant. Le caractère de ces impulsions varie en fonction des actions exigées des débiteurs (impérative) en faveur des créanciers (attributive) et du caractère des effets positifs dus à ces derniers. En premier lieu, nous pouvons nous trouver dans une relation de type facere - accipere [30] où le débiteur doit faire une action et le créancier, doit l’accepter. La seconde relation est de type non facere - non pati [31]. Ici, ce que les débiteurs doivent faire faire ou fournir (dans un sens général) peut consister à ne pas faire quelque chose (comme porter atteinte à la vie), comme des restrictions d’agir. Pour les créanciers, les effets consistent à ne pas subir, à ne pas avoir de « mal ». Dans la mentalité juridique, ce type d’impulsions attributives jouent le rôle de stimuli répulsifs déviateurs, qui protègent avec autorité le créancier. En troisième lieu, nous pouvons avoir des relations de type pati - facere. Le débiteur doit accepter de subir un mal, un dommage, que provoque le débiteur. Petrazycki les nomme « pouvoirs juridiques », tel par exemple, la liberté d’expression ou le droit de grève. Le droit de grève implique pour le débiteur d’accepter un dysfonctionnement de l’unité économique en laissant au créancier la possibilité de se mettre en grève.

Les normes juridiques, chez Petrazycki se composent de trois éléments : 1) une base ou un renvoi positif, 2) des hypothèses et 3) des dispositions dont les éléments sont impératifs-attributifs dont, l’élément impératif indique, a) les destinataires (les débiteurs) et b) l’objet de l’impératif (facere, non-facere et pati) et dont l’élément attributif indique, a) les destinataires (les créanciers) et b) l’objet à recevoir (accipere, non pati et facere). Un point essentiel est le premier, celui de la base ou du renvoi positif. La présence ou l’absence d’une « base » positive détermine la classification des normes en normes intuitives ou positives [32]. Le droit positif chez Petrazycki renvoi à une base positive, à une référence extérieure à nous-même, telle une disposition du Code civil, à de la jurisprudence, mais aussi à un précédent [33] ou à une opinion juridique [34]. Généralement, le renvoi à une base positive (tel l’article 5 de la Constitution) nous permet de dégager une hypothèse au regard de circonstance (l’inexistence de majorité absolue) sur la conduite qui est due, la disposition, que l’on projette sur la personne (le Président devrait être en retrait). Si l’on ne fait pas référence à une base positive, on tombe alors dans ce que Petrazycki nomme, le droit intuitif.

Petrazycki introduit le droit intuitif de la meilleure des manières quand il dit [35], « In everyday life, we ascribe to ourselves and to others various rights at every step and act in conformity therewith - not at all because it is so stated in the Code or the like, but simply because our independent conviction is that it should be so ». Le droit intuitif se caractérise par l’inexistence de référence à un fait normatif [36] et possède certaines caractéristiques. En premier lieu, le droit intuitif varie avec chaque individu. Son contenu est donc défini par les conditions individuelles des personnes. En second lieu, étant diverse et individuelle dans son contenu, la loi intuitive se distingue en même temps de la loi positive par le fait que ses directives se conforment librement aux circonstances spécifiques individuelles du cas donné, de la situation de la vie donnée et ne sont pas contraintes comme elles le sont dans le domaine du droit positif par un modèle préétabli de préceptes correspondants. En troisième lieu, le droit intuitif est variable, adaptable, qui se développe graduellement et de manière spontanée. Enfin, n’étant pas lié à des faits normatifs, le droit intuitif a une portée infinie et une application illimitée [37]. On comprendra que, selon sa théorie, le droit intuitif joue un rôle important dans la conduite individuelle et on peut même dire, que le droit intuitif est the actual basis of corresponding « legal order and the power wich actuates the corresponding part of social life » [38]. Ce n’est que dans certains cas, généralement conflictuels, que l’on invoquera une base positive (tel un conflit de voisinage par exemple). Mais, la grande majorité du vécu juridique se passe de droit positif et n’est soumis qu’au seul droit intuitif. Le domaine d’action du droit intuitif est celui des relations dans lesquelles un certain bien ou mal, doit être causé à autrui ou certains avantages ou maux doivent être répartis entre les sujets.

Il s’agit maintenant d’observer les relations entre le droit positif (avec une référence de base positive) et le droit intuitif dans la pensée de Petrazycki. Ce qui a été assez peu souligné dans la pensée de cet auteur c’est, qu’il peut être considéré comme un penseur de l’ordre social (et de sa conservation) [39]. Petrazycki ne met pas plus en avant le droit intuitif que le droit positif et souligne rapidement les limites de cette dernière forme du droit. Pour lui, sur la seule base du droit intuitif, la vie sociale serait impossible, elle ne pourrait pas se développer (les fonctions d’unification et d’organisation du droit seraient impossibles) et trop de domaines, non pourvues par le droit intuitif, seraient anomiques. Petrazycki soutient qu’un « accord » doit être trouvé sur le fondement de la direction générale à donner au droit. De cet accord, sortira un soutien mutuel des deux formes du droit, pour fonder l’ordre juridique et l’ordre social [40]. En cas d’une trop forte divergente entre le droit positif et le droit intuitif, un risque de révolution sociale peut advenir [41].

En résumé, le droit se développe principalement dans la psyché individuelle, sur la base d’émotion et d’impulsions éthiques qui vont, projeter sur notre environnement, dans le cadre d’une expérience juridique [42], des relations d’obligations de type impérative-attributive, en référence ou non, à une base positive. Nous agissons principalement sans référence à une base positive et, si le conflit entre notre droit intuitif [43] et le droit positif est trop grand, une fracture se créer, conduisant à des comportements déviants.

Il s’agira de voir dans la partie suivante (III) comment les animaux sentients peuvent vivre des expériences juridiques sur la base de leurs émotions et impulsions.

III) La sentience juridique ou comment les animaux vivent des expériences juridiques.

Pour que la théorie de Petrazycki s’applique aux animaux, il faut alors considérer, dans une expérience de pensée (une explication de principe dirait Hayek [44]) que les animaux sentients ne sont pas atteints d’un idiotisme juridique absolu.

Une des méthodes pour parvenir à imaginer ce type de situation est d’appliquer celle préconisée par Petratzycki lui-même, celle de l’introspection, qu’il qualifie comme étant « the only possible method of observing legal phenomena » [45]. L’introspection (qui peut être « simple » ou « expérimentale ») est à la fois le fait de diriger l’attention intérieure vers le phénomène psychique à étudier pendant le temps où il est vécu et aussi, l’observation intérieure d’idées ou d’acres précédemment vécus d’une classe donnée.

Nous pouvons considérer que les animaux sentients peuvent, sur la base d’émotions qu’ils ressentent (qu’elles soient apulsives ou répulsives) produire des impulsions éthiques de type juridique. Par exemple, quand un chat commence à avoir faim, il peut miauler de telle sorte à rappeler à son humain qu’il désire avoir à manger. On peut estimer que le chat projette ici, sur son humain, une relation juridique de type facere-accipere dans laquelle l’humain doit lui donner à manger et lui, accepter le repas que l’humain lui donne. La première réaction de faim chez le chat est généralement instinctive, elle ne se commande pas. Ainsi, il est probable que le chat se repose sur un droit intuitif quand il demande pour la première fois à manger, sans référence à une base positive. Mais, dès lors que l’humain va, à intervalle régulier, lui donner à manger selon une heure déterminée (créant un précédent), le chat va se reposer sur le précédent pour réclamer son dû. Un autre type de relation juridique peut être découvert quand on s’intéresse aux réactions des chats au contact des humains. Le chat peut, par exemple, quand il dort, projeter sur sa situation une relation de type non-facere - non-pati, estimant qu’il n’y a pas lieu de le toucher sous peine de le réveiller. Un chat qui réagirait de manière négative à une caresse pendant son sommeil ne ferait que confirmer, de manière nomotrophique, l’existence d’une telle relation juridique. Si l’on se rappelle que le droit intuitif touche le contenu (et non la forme) et qu’il s’intéresse à un mal (ou un bien), la réaction du chat est révélatrice de l’existence d’un tel droit intuitif. Les animaux sentients réagissent donc bien sur la base d’émotion au travers des impulsions juridiques, que cela soit en référence à une base positive ou non.

La manière dont les animaux sentients (domestiques ou non) réagissent montre qu’il n’est pas surréaliste de penser qu’ils vivent des expériences juridiques, et qu’ils attendent de nous un certain comportement en relation avec leur comportement (rappelons que la norme n’est qu’un modèle de conduite, une régularité en somme). Bien sûr, s’il y a un conflit entre le droit intuitif d’un chien et le droit positif de ce que le chien estime être, il n’y aura pas de révolution sociale. Pour autant, on peut voir apparaître des comportements déviants de la part de ce dernier qui estimera que le droit positif (majoritairement composé de précédents) est bafoué par le non-respect de son maître (comme une sortie hebdomadaire) et qu’il n’a pas lieu pour lui d’obéir de manière inconditionnelle à ses commandements.

L’expérience juridique que vivent les animaux sentients paraît donc bien réelle. Évidemment, elle est limitée, elle n’est pas aussi complète que celle que vivent les humains. Là encore, nous pouvons soutenir, dans le cadre d’une théorie évolutionniste du droit, que l’expérience juridique (et les diverses composantes qui y sont associées) sont le fruit d’un processus émergent. Les expériences juridiques que vivent les animaux sentients sont à un stade moins avancé (mais non primitif) que celles que nous vivons en tant qu’humain. Elles sont, pour ainsi dire, au même niveau (en termes d’évolution) que celles que vit un enfant de bas âge, qui n’a pas encore pleinement conscience d’être ce qu’il est (bien que le contenu de ces expériences juridiques diffèrent [46]). Mais, si ce n’est qu’une question de degré, il n’y a pas lieu d’estimer que les animaux ne peuvent pas en vivre dès lors qu’ils sont capables d’avoir conscience d’être ce qu’ils sont, de ressentir des émotions et de calculer leur décision en fonction de ce qu’ils attendent du comportement d’autrui. Par cette vision, une porte s’ouvre sur une vision moins anthropocentrée du droit.

Raphaël Roger Devismes Pré-doctorat à Toulon

[1Pendant longtemps, on a traduit « sentient » par sensible. Or, la sentience regroupe tant la sensibilité que la conscience. Le mot est rentré dans Le Larousse, en 2020.

[2Voir, From Sensing to Sentience, How Feeling Emerges from the Brain, 2024.

[3Voir, Law and Morality, 2011, ed. Routledge.

[4Petrazycki avait noté que par sa méthode introspective, il était tout à fait possible de faire émerger d’une situation, des droits propres aux animaux. Ainsi, il écrit : « The introspective method - simple or exprimental - will demonstrate that legal relationships are not merely possible but exist in fact wherein both subjects - the subject of the right, and the subject of the obligation - are animals » (p.81 op.cit).

[5« However, the cultural process gradually but indeviantingly changes the human mind substantially for the better. […], but more and more the moral and the legal conscience - even with regard to ither non-human living beigs - is being awakened and developing in strength, and it may be hoped that certain moral and legal obligations with reference to animals will become the common ethical property of all mankind, as is suggested by the abundant and animated literature in defense of animals » (p.82).

[6Thèse développée dans mon mémoire de Master 2 dans un sujet de théorie du droit.

[7Ou de réalité perçue.

[8Qui est nécessairement un processus dynamique et évolutif.

[9Cet aspect-là est présent dans la pensée de Hans Kelsen, bien que très souvent oubliée. Ainsi, dans l’ouvrage Lineamenti di una teoria generale dello stato (1926) traduite en 2003 par P. Di Lucia, Hans Kelsen aborde l’idée que c’est la représentation de la norme que se fait l’agent qui va l’appliquer qui influencera son comportement, et non la norme en tant que telle. On retrouve cette idée chez Max Weber par le concept de Normvorstellung exprimant la représentation empirique de la norme sur le comportement.

[10O. Weinberger, [1970] 2012. « Die Norm als Gedanke und Realität », p. 34.

[11Feinberg, op.cit, p.7.

[12Feinberg ajoute : « The degree of the connection between the « parts » can vary greatly depending in part upon whether the emergent feature is wtithin or across hierarchical levels » (p.11).

[13« neurohierarchical connections and process » dans le livre p.12.

[14Ibid. p.16.

[15P.16.

[16« Feelings », dans le texte, peut être traduit par « sensation » ou « sentiment ». Ici, la préférence est allée à « sentiment », qui est plus proche de ce que vise l’auteur.

[17Ce que Gérard Edelman considère être comme étant la caractéristique essentielle de ce qu’il nomme « la conscience primaire », autrement dit, « l’état d’être mentalement conscient dans le monde ».

[18Qui auront de l’importance pour plus tard, quand on abordera la théorie de Petrazcyki.

[19Les deux auteurs définissent la valence comme suit : « Elle correspond à la dimension psychologique de l’agréable/désagréable, ou à la dimension stimulus-réponse de l’appétif par rapport à l’aversif ».

[20Neural infrastructure (p.21).

[21Behavioral (p.21).

[22suppression de la douleur.

[23Ibid, p.29.

[24Ibid, p.32.

[25Ces derniers, tant au niveau neuro-architectural que comportemental, sont sentients (v. p.72). Ils ont tous : un cerveau complexe (> 100 000 neurones ; neurones de plusieurs types) ; des organes sensoriels développés ; une structure hiérarchique neuronale étendue ; une centralisation cartographique mentale (extéroceptive) ; une centralisation des réactions en cas de nociception et un accroissement des actions volitionnelles et directement comportementales. De ce dernier point de vue, les animaux sentients font des évaluations sur leur décision ; ressentent la frustration ; apprennent de manière communicative etc.

[26Hayek, Sensory Order, 1952, p.75.

[27Feinberg, op.cit, p.137.

[28Petrazycki, op.cit, p.30.

[29Ibid, p.52.

[30Faire - accepter.

[31Ne pas faire - ne pas subir.

[32Ibid, p.163.

[33Que Petrazycki distingue de la décision judiciaire stricto sensu. Le précédent n’est ni plus ni moins ce qui a déjà été décidé dans une situation similaire. Par exemple, supposons une partie d’échec où un des joueurs va jouer avec les deux mains, et non une seule. L’arbitre peut se référer soit aux règles officielles ou bien, à ce qui a déjà été décidé dans ce cas-là (ce qui peut contrevenir aussi à la règle). L’arbitre fait bel et bien un renvoi vers une base positive, un fait normatif.

[34La variété de domaine visé par Petrazycki quand il évoque les espèces de lois montrent un panjuridisme affirmé.

[35Ibid, p.57.

[36Ibid, p.221.

[37Ibid, p.228.

[38Ibid, p.229.

[39Cela n’est guère étonnant quand, en tant que député bourgeois conservateur, on a vécu les deux révolutions soviétiques de 1905 et 1917. On peut, avec en tête ce fait historique, comprendre l’accent qu’il met sur l’ordre social, le développement de la conscience juridique chez l’enfant, l’importance de son éducation, pour prévenir de toute révolution. C’est aussi sur ce point que l’on peut comprendre les critiques de Evgeny Pasukanis fait à son encontre, dans sa Théorie générale du droit et le marxisme, de 1924 où Petrazycki est cité à neuf reprises.

[40p.232 : « Between parallel and coexisting intuitive law and positive law, there is must inevitably be accord in content as to foundations and general direction. This, and the corresponding mutual support and reciprocal reinfrocement of intuitive law consciousness and positive law consciousness, constitute the foundation of the actual legal order and the corresponding social order : political, economic, and so forth ».

[41P.233.

[42Le fait de ne pas pouvoir en avoir est qualifié chez Petrazycki « d’idiotisme juridique » (p.15).

[43Ou un droit intuitif collectivement partagé, par une classe sociale par exemple (voir, Reisner).

[44Nous ne prétendons pas pouvoir affirmer à 100% que les animaux sont capables d’en avoir et aucune donnée de la neuro-science ne permet de l’affirmer. Pour autant, à défaut de pouvoir le certifier, nous nous emploierons à imaginer la manière dont cela se passe chez eux. Il faut avoir conscience que ce que nous allons faire, n’est que la projection de ce que l’on pense que les animaux vivent comme type d’expérience juridique.

[45P.13.

[46Les enfants de bas âge vivent des expériences juridiques majoritairement en termes de droit positif (précédents des parents) et la quantité de droit intuitif est très faible (seul apparaît de manière précoce, les notions de propriété et de responsabilité). Les animaux sentients usent d’abord de droit intuitif avant que celui-ci, ne soit complété voire remplacé par un droit positif (les précédents des maîtres). Ce n’est que dans leurs relations entre eux, que les animaux sentients maintiennent un droit intuitif « pur », sans référence à une autorité extérieure (humaine).

Cet article est protégé par les droits d'auteur pour toute réutilisation ou diffusion, plus d'infos dans nos mentions légales ( https://www.village-justice.com/articles/Mentions-legales,16300.html#droits ).

Comentaires: