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[Exclusif] Notre interview de la Justice.
Parution : jeudi 6 février 2025
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C’est une interview exclusive que nous vous proposons ici, celle... de la Justice elle-même. Mettons fin tout de suite à l’idée que cela vous inspirera sans doute immédiatement : non, cette interview n’est pas le fruit de l’IA. C’est au contraire le fruit d’un long travail, celui de la recherche du bon porte-parole, qui aurait l’envie et la capacité de se livrer à ce jeu de personnification. Un travail qui a abouti à l’interview que vous allez lire ici.
(Quant à la personne qui se cache derrière... nous vous laissons le temps d’essayer de le deviner.)

Chère Justice...

Chère Justice, vous êtes au centre de nombreux débats, et l’on souligne plus souvent vos failles que vos mérites, trouvez-vous cela… injuste ?

La Justice : « Si l’on juge alors il faut accepter d’être, à son tour, jugé. Certes, ce que j’entends n’est pas toujours aimable mais n’est-ce pas le propre des institutions méconnues ? Beaucoup de ceux qui, sur la place publique, dissertent sur mes « mérites » n’en ont bien souvent qu’une connaissance réduite. Au demeurant personne ne franchit les portes d’un Palais de justice par choix. Les victimes auraient préféré ne pas l’être et les mis en cause n’y viennent que contraints. Je me permets d’ailleurs de rajouter qu’il est régulier que les deux parties n’en sortent pas pleinement satisfaites. Celle qui a perdu le procès s’estime incomprise et suspecte son juge de tous les défauts quant à celle qui a pu le gagner, elle considère régulièrement que le jugement était encore trop clément pour la partie adverse. Et pour ceux qui y œuvrent au quotidien (greffiers, magistrats, avocats,…) le moins que je puisse reconnaitre c’est qu’ils ressentent tous un écart entre leurs idéaux et la réalité de leur travail.

« La judiciarisation de notre société témoigne d’un besoin de justice quasi infini. »

Il reste qu’en dépit de ces paramètres, l’attente de justice demeure forte de la part des citoyens. La judiciarisation de notre société témoigne d’un besoin de justice quasi infini comme le souligne les statistiques. Ainsi, entre 2005 et 2019, le stock des affaires civiles a augmenté de 65 % en première instance et cet alourdissement va de pair avec un allongement des délais moyens de jugement ! Je comprends donc parfaitement les critiques notamment sur la lenteur des décisions. Pour le dire avec les mots de Montesquieu « souvent l’injustice n’est pas dans le jugement, elle est dans les délais » mais je confesse que si je peine de plus en plus à remplir mon rôle c’est surtout parce que je suis au bord de la rupture. »

Souvent entendu également à votre égard : le manque de moyens qui vous est alloué. Qu’en pensez-vous ? La réponse est-elle si simple ? Quelle réforme souhaiteriez-vous en priorité ?

La Justice : « Je veux d’abord souligner que depuis vingt ans, j’ai renoncé à compter les réformes me concernant et que parallèlement, ce que les parlementaires appellent les indicateurs d’activité ne cessent de se dégrader. Vous comprendrez donc mon peu d’entrain pour suggérer de nouvelles modifications…

Aussi pour ne pas nourrir des imaginations législatives en mal d’inspiration, je vais me limiter à deux sujets, à mes yeux essentiels car ils pèsent sur le fonctionnement quotidien des juridictions.

D’abord, de fait le budget. Cela fait maintenant quelques années que plus personne ne conteste l’évidence : le sous-investissement chronique que je subis. Heureusement, les efforts sont là, entamés sous le mandat de François Hollande et poursuivis avec l’actuel chef de l’État. Mais la route est longue pour sortir des profondeurs des classements européens. Ainsi selon l’étude 2024 de la Commission européenne pour l’efficacité de la justice qui dépend du Conseil de l’Europe notre pays continue à dépenser proportionnellement moins par habitant pour son service public de la justice les États disposant d’un produit intérieur brut (PIB) comparable.

« Rajouter du carburant sans modifier le moteur et donc l’organisation de l’institution revient à la condamner à vivre l’épuisement de Sisyphe roulant sans cesse son rocher. »

Ensuite, évidemment, la solution ne se trouve pas uniquement dans l’amélioration des moyens. Rajouter du carburant sans modifier le moteur et donc l’organisation de l’institution revient à la condamner à vivre l’épuisement de Sisyphe roulant sans cesse son rocher. L’obsolescence de mon organisation doit être questionnée. Par exemple, pourquoi ne pas, sur le modèle des hôpitaux, décharger les magistrats des charges budgétaires pour les confier à des gestionnaires publics ? Je sais bien que cette idée va heurter les chefs de juridictions qui revendiquent cette responsabilité au nom de l’indépendance de la justice mais elle figure dans le rapport du comité des États généraux de la justice publié en avril 2022…

Cela peut apparaitre mineur mais à lire les rapports de la Cour des comptes on mesure combien l’incroyable cécité qui prévaut sur l’évaluation réelle des moyens nécessaires au fonctionnement des tribunaux est liée à cette réalité. Dans le même ordre d’idée, j’aurais pu vous parler de la discordance entre les cartes administrative et judiciaire qui n’est pas sans conséquence néfaste sur le pilotage territorial de la justice. Ou encore de la professionnalisation indispensable des ressources humaines, un domaine longtemps demeuré impensé au ministère de la justice.

Ces idées n’intéresseront pas les chaines d’information mais je les crois pourtant plus utiles pour améliorer le fonctionnement de l’institution que toutes les annonces « court-termistes » qui tentent – en vain - de colmater des brèches ! »

Le nouveau Gouvernement (Bayrou) nommé fin 2024 vous a replacée au centre des préoccupations politiques et médiatiques, au côté de la Sécurité : que cela vous inspire-t-il ?

La Justice : « Je ne vais pas me plaindre que le Premier ministre ait parlé de moi lors de sa déclaration de politique générale le 14 janvier dernier. Que n’aurait-on pensé si tel n’avait pas été le cas ? Mais évidemment, je suis un peu frustrée car c’est une fois de plus la justice pénale qui est évoquée à travers la lutte contre les narcotrafics et la délinquance des mineurs. De même, le nouveau garde des sceaux n’intervient pour le moment que sur ces enjeux. Cela me surprend toujours cette constance à transformer le juge répressif en prothésiste social…

Pourtant, par la diversité des contentieux traités, ceux des affaires familiales, des conflits de voisinage ou commerciaux, ceux de la construction, des désordres bancaires ou encore les batailles de succession, la justice civile représente 60 % de l’activité judiciaire. Or alors même qu’elle n’enregistre aucune massification de ses flux, elle ne parvient pas à traiter les nouvelles affaires dans des délais raisonnables. Je regrette cette invisibilité qui se répercute dans le peu d’appétence des magistrats quand ils sortent de l’École pour ces contentieux. Nous avons besoin de civilistes qui ne soient pas dans les juridictions de simples variables d’ajustement, victimes du tropisme pénal des gouvernements. »

« Juger n’est pas un honneur, mais une charge, pas une source de gloire, mais une exigence d’humilité permanente. »

Féminicides, lutte contre le narcotrafic, ou tout simplement droits des justiciables au quotidien : vous êtes critiquée, certes, mais votre nécessité n’est pas démentie, nous sommes d’accord ?

La Justice : « C’est vrai mais puisque vous me donnez la parole, permettez-moi de vous dire que j’ai aussi observé des changements dans la société, dans la manière dont le justiciable me voit et me convoque. Aujourd’hui, le hasard est devenu étranger à nos concitoyens et concomitamment, "responsable" s’est imposé comme mot clé du droit contemporain. Au moindre incident domestique, au plus petit préjudice commercial, on pense immédiatement défaut de fabrication ou vice caché. On ne maudit plus le ciel, on cherche un avocat, c’est plus sûr ! Et charge à la Justice de confondre, à tout prix, le "responsable". Je ne partage pas le jugement lapidaire de Pascal Bruckner qui voyait dans le citoyen "un vieux poupon geignard flanqué d’un avocat" mais de fait, il peut arriver au justiciable de confondre le prétoire avec la salle des urgences. Le sentiment d’être titulaire de droits, mais libéré de tout devoir, favorise ainsi les conflits qui surchargent les rôles des tribunaux civils et correctionnels.

Face à ces attentes, le travail des magistrats ne cesse de se compliquer car juger n’est pas un don. Juger n’est pas un honneur, mais une charge, pas une source de gloire, mais une exigence d’humilité permanente. Comme le disait Pierre Drai, qui fut premier président de la Cour de Cassation "Dans un monde bouleversé, déchiré, confronté à toutes les violences physiques et morales, et souvent impitoyable, le juge doit inspirer confiance et être, pour chacun de nos concitoyens, un recours et une source d’espérance." »

Pour vous, par quoi passera votre avenir, comment vous imaginez-vous dans 20 ans ? Vous rêvez-vous plus « européenne » par exemple ? Ou aimeriez-vous évoluer dans un nouveau cadre, celui d’une nouvelle constitution et d’une 6ᵉ République ?

« Mon avenir ne peut être que la continuation de mon passé : mon devoir premier, ma finalité, c’est de contribuer à la construction permanente du lien social, en préservant les libertés individuelles. »

La Justice : « Je ne vis pas sur une île, j’occupe une place singulière dans notre organisation publique. Les hommes m’ont inventé pour pouvoir dépasser la violence, le lynchage ou la tyrannie de l’instant. Je ne suis donc pas un idéal mais une nécessité garantissant la paix civile. C’est pourquoi on dit de moi que je suis un marqueur de la démocratie.
Mais je ne suis pas pour autant un contre-pouvoir, vision révélatrice d’une méfiance historique vis-à-vis du pouvoir de l’État qui emprunte au libéralisme politique des anglo-saxons. Je suis un pouvoir et un service public, une vertu (celle de promouvoir, de défendre et d’imposer le droit) et une institution qui pourrait servir de guide déontologique dans une société sans boussole éthique. Cela ne signifie pas que j’ai toujours raison contre les autres pouvoirs mais ceux-là ont toujours tort lorsqu’ils choisissent de me dénigrer ou de s’opposer à moi.

C’est pourquoi mon avenir ne peut être que la continuation de mon passé : mon devoir premier, ma finalité, c’est de contribuer à la construction permanente du lien social, en préservant les libertés individuelles. Et cela se fera inévitablement en s’adaptant aux mutations de la société, en restant toujours à l’écoute des aspirations et des besoins de tous les citoyens. La justice doit être un moteur de progrès et d’égalité. »


... Et maintenant, vous avez très envie de savoir qui, à la demande de la Rédaction du Village de la justice, a accepté de prêter sa "voix" à la Justice ? ... Survolez l’image ci-dessous et vous saurez !

Interview de la Justice
Interview de la Justice
Jean-Jacques Urvoas
Professeur de droit public à l'Université de Brest, Ancien garde des Sceaux et Ministre de la Justice, Ancien président de la Commission des lois de l'Assemblée nationale.
Propos de la Justice recueillis par la Rédaction du Village de la Justice

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