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Comment obtenir des tweets supprimés ? La réponse du Tribunal Judiciaire de Paris. Par Thomas Ascione, Avocat.
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Parution : mardi 11 février 2025
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Une ordonnance de référé rendue le 11 décembre 2024 par le Tribunal Judiciaire de Paris (TJ Paris, service des réf., 11 déc. 2024, n°24/57501) apporte une réponse innovante à une problématique croissante dans l’industrie du divertissement : la conservation des preuves de cyberviolences sur les réseaux sociaux.
L’affaire [1] opposait deux artistes de la scène rap française, dont l’un se plaignait de contenus injurieux publiés puis délibérément supprimés par l’autre sur la plateforme X (ex-Twitter).
Cette situation, fréquente dans le secteur musical, illustre parfaitement la difficulté probatoire face à des contenus éphémères. La particularité de cette affaire réside dans la volonté délibérée de l’auteur des messages de faire disparaître les preuves de son comportement potentiellement répréhensible.
Le tribunal s’appuie sur l’article 145 du Code de procédure civile et rappelle méticuleusement ses conditions cumulatives.
L’existence d’un motif légitime de conserver ou d’établir la preuve de faits est caractérisée par la démonstration, via captures d’écran, de contenus malveillants antérieurs. Cette position innovante admet que des preuves partielles peuvent justifier une mesure d’instruction plus large. L’absence de procès en cours est établie, et le caractère légalement admissible de la mesure sollicitée est minutieusement analysé.
Le juge souligne, citant la jurisprudence de la Cour de cassation [2], que la mesure ne doit pas constituer une "mesure d’investigation générale", posant ainsi une limite essentielle contre les "fishing expeditions".
La notion de "fishing expedition", issue de la pratique anglo-saxonne, désigne une recherche générale et indéterminée de preuves sans indice préalable, une sorte de "pêche aux informations" que le droit français prohibe. En l’espèce, le tribunal écarte ce risque en constatant que le demandeur apporte déjà des éléments tangibles (captures d’écran) démontrant l’existence de contenus problématiques.
L’ordonnance écarte de manière motivée l’argumentation de Twitter basée sur l’article 6.V.A de la LCEN (Loi pour la confiance dans l’économie numérique). Le tribunal opère une distinction fine entre les données d’identification des utilisateurs régies par la LCEN et les contenus eux-mêmes, qui peuvent faire l’objet d’une mesure d’instruction.
Twitter tentait ainsi de s’opposer à la communication des contenus en invoquant la LCEN qui définit strictement les données devant être conservées par les hébergeurs. Selon la plateforme, ces obligations légales se limitent aux seules données d’identification des créateurs de contenus (adresse IP, identifiants de connexion) et n’incluent pas les contenus eux-mêmes.
Le tribunal écarte cet argument en considérant que la LCEN fixe des obligations minimales de conservation mais n’interdit pas la conservation et la communication d’autres données dans un cadre judiciaire.
La décision s’appuie notamment sur l’article 4 des conditions générales d’utilisation de Twitter qui stipule :
"Nous nous réservons également le droit d’accéder à, de lire, de conserver et de divulguer toute information que nous estimons raisonnablement nécessaire pour : (i) satisfaire à toute loi ou tout règlement applicable, ou à toute procédure judiciaire ou demande administrative...".
Le tribunal adopte une démarche rigoureuse dans l’encadrement de la mesure. Il définit des critères précis de recherche incluant les identifiants spécifiques (@mentions), les hashtags déterminés et les mots-clés relatifs aux pseudonymes du demandeur. La période de recherche est strictement limitée, établissant un lien direct avec la dégradation avérée des relations entre les parties.
La décision innove en reconnaissant la spécificité des contenus numériques éphémères. Elle admet que la suppression volontaire de contenus potentiellement illicites ne peut faire obstacle à leur utilisation ultérieure comme éléments de preuve. Cette position est particulièrement pertinente dans le contexte des réseaux sociaux où la volatilité des contenus est une problématique majeure.
Cette jurisprudence offre une solution concrète aux victimes confrontées à la suppression des preuves de leur cyberharcèlement. Jusqu’à présent, la suppression des contenus par leur auteur créait une situation d’impuissance probatoire.
Désormais, les victimes disposent d’une voie juridique pour reconstituer l’historique des publications les visant, même effacées, dès lors qu’elles peuvent :
Cette possibilité est particulièrement précieuse dans les cas de harcèlement en ligne où l’effacement des preuves fait souvent partie de la stratégie des harceleurs. Elle permet aux victimes de constituer un dossier probatoire solide en vue d’actions civiles ou pénales ultérieures.
L’ordonnance clarifie les obligations des hébergeurs en matière de conservation et de communication des contenus. Elle distingue les obligations légales de conservation des données d’identification de la possibilité de conserver et communiquer des contenus supprimés dans un cadre judiciaire.
Cette clarification est précieuse pour les acteurs du numérique dans la définition de leurs politiques de gestion des contenus.
Cette décision s’inscrit dans un mouvement plus large d’adaptation du droit de la preuve aux enjeux numériques. Elle illustre la capacité du juge des référés à faire évoluer les outils juridiques traditionnels pour répondre aux défis contemporains. Au-delà du secteur musical, elle ouvre des perspectives pour tous les domaines confrontés à des problématiques de cyberviolence et de conservation de preuves numériques.
L’ordonnance pose également les bases d’une réflexion plus large sur l’articulation entre le droit à la preuve et la protection des données personnelles dans l’environnement numérique. Elle suggère un équilibre subtil entre ces impératifs parfois contradictoires.
Thomas Ascione Avocat chez Influxio Avocats Barreau de Paris Cabinet en propriété intellectuelle et droit du numérique www.influxio-avocat.com[1] TJ Paris, service des réf., 11 déc. 2024, n°24/57501.
[2] 2e Civ., 25 mars 2021, n° 20-14.309.
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