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Intelligence artificielle en Afrique : cadre juridique et responsabilité sociale. Par Frank Tsague.
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Parution : jeudi 6 mars 2025
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« L’Afrique n’est pas entièrement préparée à saisir les énormes opportunités offertes par l’intelligence artificielle » déclarait Son Excellence Cyril Ramaphosa, Président de l’Afrique du Sud, lors de la première édition du Blueprint de l’IA en 2021. ChatGPT, Claude, Gemini, et plus récemment DeepSeek et Qwen… L’intelligence artificielle est aujourd’hui partout. Autrefois réservée aux grandes entreprises, l’IA se retrouve désormais dans tous les secteurs d’activité : éducation, finance, cybersécurité, commerce en ligne, transports et logistique - aucun domaine ne semble échapper à cette vague technologique. L’Afrique ne fait pas exception, tant le potentiel et les avancées offerts par l’IA sont importants. Parmi les innovations axées sur l’IA, on peut citer PlantVillage et Farmer.Chat dans le secteur agricole, PayBox dans la finance, ou encore Masakhane dans le traitement automatique du langage naturel et la localisation.
Cependant, malgré quelques avancées notables, il semble que le continent accuse un retard important en matière d’innovation en IA. En Afrique, nous ne sommes qu’au début des découvertes liées à la quatrième révolution industrielle. Par ailleurs, face à l’engouement suscité par cette technologie, il est essentiel de réfléchir à des textes susceptibles d’en assurer une régulation adéquate. Mais comment l’Afrique peut-elle élaborer un cadre juridique solide tout en promouvant la responsabilité sociale dans l’adoption de l’IA ? C’est ce que nous tenterons d’explorer en nous appuyant sur l’état actuel de la régulation de l’IA sur le continent.
Il est important de mettre en lumière à la fois les initiatives continentales et nationales en matière de législation sur l’intelligence artificielle.
Les premières initiatives continentales remontent à octobre 2013 avec l’adoption, à Kigali, du Manifeste Smart Africa. Bien qu’il ne concerne pas spécifiquement l’IA, ce manifeste vise à accélérer le développement socio-économique par l’usage des technologies de l’information et de la communication (TIC). Plus précisément, les chefs d’État africains se sont engagés à « promouvoir l’innovation et des technologies adaptées au contexte africain, axées sur le développement et évolutives, afin d’apporter des bénéfices dans l’éducation, la santé, les affaires, l’agriculture et d’autres secteurs clés » (Principe 1). Lors de son adoption, le manifeste avait été signé en 2013 par sept pays africains (Rwanda, Kenya, Ouganda, Soudan du Sud, Mali, Gabon et Burkina Faso) puis par l’ensemble des 53 pays du continent lors de la 22ᵉ session ordinaire de l’Assemblée de l’Union Africaine à Addis-Abeba en janvier 2014.
En 2019, lors de la 3ᵉ session ordinaire du Comité Technique Spécialisé de l’Union Africaine sur la Communication et les TIC, les ministres de la communication et des TIC des États parties ont adopté, en Égypte, la Déclaration de Charm el-Cheikh. Par cette déclaration, ils se sont engagés à créer un groupe de travail sur l’intelligence artificielle, à élaborer une position africaine unifiée sur l’IA, à renforcer les capacités en IA sur le continent et à établir un cadre pour son développement responsable.
En 2021, avec le soutien de l’Africa Smart Alliance et d’autres partenaires, le Blueprint de l’IA pour l’Afrique a été publié. Cette initiative visait à « mettre en lumière les opportunités et défis les plus pertinents dans le développement et l’utilisation de l’IA pour l’Afrique et comment y répondre » (Page 14). Ce plan d’action propose des recommandations concrètes pour aider les États à mettre en œuvre leurs stratégies nationales, en leur fournissant des lignes directrices adaptées à leurs contextes spécifiques. La même année, la Commission Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples a adopté la Résolution 473 concernant l’IA, la robotique et les technologies émergentes, appelant les États membres à « inclure ces technologies dans leur agenda et à œuvrer pour établir un cadre de gouvernance complet » (voir Sections 4 et 5).
En 2023, le rapport AI for Africa a été publié par le Panel de Haut Niveau de l’Union Africaine sur les Technologies Émergentes (APET) et l’Agence de Développement de l’Union Africaine (AUDA-NEPAD). Ce rapport préconise une approche politique unifiée permettant à l’Afrique de profiter des avantages de l’IA tout en en atténuant les risques.
Plus récemment, en juillet 2024, l’Union Africaine a dévoilé la Stratégie Continentale sur l’Intelligence Artificielle. Cette stratégie propose une approche inclusive, centrée sur l’humain et orientée vers le développement, structurée autour de cinq axes d’intervention clés et de quinze recommandations politiques.
Au niveau national, parmi les 55 pays africains :
Ces données montrent que, même si les pays africains ne disposent pas encore de lois nationales spécifiques à l’IA - ni d’une loi régionale équivalente à l’EU AI Act - ils s’efforcent de rester actifs dans la course mondiale à l’IA [1].
La régulation de l’IA fait face à de nombreux défis. L’un des principaux est le dilemme de Collingridge. Ce principe affirme que, aux premiers stades du développement technologique, les usages potentiels et les conséquences d’une nouvelle technologie sont mal compris ou connus uniquement des initiateurs du projet. Avec le temps, les effets sur les individus et la société ainsi que les décisions liées à son développement deviennent plus évidents. Toutefois, à ce stade, les structures et applications déjà ancrées rendent le changement plus difficile, long et coûteux.
Dans le contexte africain, réguler l’IA trop tôt ou trop tard peut s’avérer préjudiciable : soit on ne tiendra pas compte des avancées futures, soit on perdra le contrôle sur leur évolution. Par conséquent, les pays africains doivent s’appuyer sur une législation large pour garantir la prévisibilité, même si cela peut se faire au détriment de la clarté réglementaire.
Un autre défi majeur est la qualité et la quantité des données disponibles. L’Afrique, avec ses populations diverses - aux langues, cultures et contextes socio-économiques variés - doit développer des systèmes d’IA éthiques qui minimisent les biais. Cela est essentiel pour respecter des principes tels que la responsabilité et la transparence [2].
Or, nombreux sont les pays africains qui ne disposent pas de vastes ensembles de données de haute qualité. L’Afrique consomme majoritairement des produits d’IA développés dans les pays industrialisés, et la plupart des systèmes déployés sur le continent sont entraînés sur des données et des valeurs étrangères [3]. Ainsi, ces modèles d’IA peuvent s’avérer incomplets, biaisés ou inexacts, ne reflétant pas la diversité du continent.
Outre ces défis, la régulation de l’IA en Afrique doit aussi aborder des enjeux universels tels que :
La responsabilité sociale de l’IA peut se définir comme un « processus guidé par des valeurs humaines dans lequel des principes tels que l’équité, la transparence, la responsabilité, la fiabilité, la sécurité, la protection de la vie privée et l’inclusivité sont mis en avant ; la conception d’algorithmes d’IA socialement responsables en est le moyen, et répondre aux attentes sociales en créant une valeur partagée - améliorant à la fois les capacités de l’IA et ses bénéfices pour la société - en est l’objectif principal » [4].
Dans le cadre d’un système juridique pour l’IA en Afrique, la responsabilité sociale consiste à veiller à ce que le développement et le déploiement des technologies d’intelligence artificielle respectent des principes éthiques, les droits humains et contribuent positivement au bien-être de la société sur tout le continent. Autrement dit, il s’agit de s’assurer que l’IA soit conçue et utilisée de manière équitable, sûre et inclusive, en tenant compte de son impact sur la vie quotidienne, surtout dans des communautés où l’accès au numérique, les conditions économiques et la protection juridique varient.
Concrètement, lors de la rédaction de régulations sur l’IA, les pays africains doivent s’appuyer sur les principes suivants :
Pour mettre en place des régulations adaptées au contexte social africain, il est également nécessaire :
La quatrième révolution industrielle est aujourd’hui plus présente en Afrique que jamais, et les gouvernements ont déjà pris conscience de son impact sur leurs populations. Toutefois, au lieu de se focaliser uniquement sur le battage médiatique entourant l’IA, il est essentiel d’examiner d’abord ses effets à court et à long terme. Les régulations doivent garantir que l’IA soit en phase avec le contexte africain et devienne un véritable allié du développement du continent.
Comme l’a souligné le Dr Pedro Conceição, Directeur du bureau du rapport sur le développement humain, Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) , lors de la Conférence Économique Africaine 2024 à Gaborone, Botswana :
« Plutôt que de considérer l’IA et les technologies numériques comme quelque chose qui nous fascine par leur capacité à dépasser ce que l’humain peut faire, il faut se concentrer sur les institutions et les politiques que nous pouvons mettre en place pour renforcer les capacités humaines et, ainsi, favoriser le développement humain ».
[2] Chinasa T. Okolo, Kehinde Aruleba, et George Obaido, Responsible AI in Africa -Challenges and Opportunities, Palgrave Macmillan, 2023.
[3] Damian Okaibedi Eke, Kutoma Wakunuma, et Simisola Akintoye, Responsible AI in Africa, Palgrave Macmillan, 2023.
[4] Lu Cheng, K. Varshney, Huan Liu, Socially Responsible AI Algorithms : Issues, Purposes, and Challenges, Journal of Artificial Intelligence Research 71 (2021) 1137-1181.
L'auteur déclare ne pas avoir utilisé l'IA générative pour la rédaction de cet article.
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