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Rupture partielle d’une relation commerciale établie : enjeux, méthode d’évaluation et portée jurisprudentielle. Par Noémie Le Bouard, Avocat.
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Parution : mardi 29 avril 2025
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La rupture brutale d’une relation commerciale établie demeure une source fréquente de contentieux. Lorsque cette rupture est partielle, les enjeux d’indemnisation deviennent encore plus complexes, nécessitant une évaluation rigoureuse du préjudice subi. Dans un arrêt du 29 janvier 2025 [1], la Cour de cassation précise que seule la diminution de la marge brute pendant la durée du préavis non respecté peut être réparée, excluant toute déduction liée aux marges réalisées ultérieurement.
Cet article propose une analyse technique de cette décision et rappelle les principes méthodologiques essentiels pour sécuriser et défendre efficacement les intérêts des partenaires commerciaux.
Le régime juridique de la rupture brutale des relations commerciales établies est régi par l’article L442-6, I, 5° du Code de commerce, dans sa rédaction antérieure à l’ordonnance n° 2019-359 du 24 avril 2019, désormais repris à l’article L442-1, II. Ce texte prévoit que le fait de rompre brutalement, même partiellement, une relation commerciale établie sans préavis écrit tenant compte de la durée de la relation engage la responsabilité de son auteur et l’oblige à réparer le préjudice causé.
La jurisprudence a progressivement précisé les contours de cette protection. La rupture partielle est reconnue lorsque la relation commerciale se poursuit mais dans des conditions substantiellement dégradées, par exemple par une baisse drastique des commandes [2].
Il appartient à la victime de démontrer non seulement l’existence d’une relation établie, caractérisée par une stabilité et une régularité suffisantes, mais également l’absence de préavis adapté, lequel doit s’apprécier en considération de la durée et de l’intensité des relations passées [3].
Le caractère brutal de la rupture réside dans la soudaine modification des conditions contractuelles sans que la partie lésée ait disposé d’un délai raisonnable pour se réorganiser. La Cour de cassation rappelle que ce sont les modalités de la rupture - et non la rupture elle-même - qui doivent être indemnisées [4].
Ainsi, la réparation porte uniquement sur le préjudice lié à la brutalité, et non sur la perte d’éventuelles perspectives commerciales. Cette rigueur méthodologique permet de préserver la sécurité juridique des opérateurs tout en sanctionnant les comportements déloyaux.
Dans l’hypothèse d’une rupture partielle, la difficulté réside dans l’identification du quantum indemnisable lorsque la relation commerciale se poursuit après l’événement.
La décision rendue par la chambre commerciale de la Cour de cassation le 29 janvier 2025 [5] apporte une clarification importante quant aux modalités de calcul du préjudice en cas de rupture partielle.
La société Wipelec fournissait, depuis plusieurs années, des pièces de haute technologie à la société Exxelia. À partir du second semestre 2018, Wipelec constate une baisse significative des commandes et assigne son cocontractant en réparation du préjudice subi du fait d’une rupture brutale partielle de la relation établie.
La Cour d’appel de Paris condamne la société Exxelia à payer à Wipelec une somme de 52 464 €, après avoir calculé la perte de marge brute sur six mois (91 566 €) et déduit les marges réalisées sur l’ensemble des commandes ultérieures (2018-2020).
Wipelec se pourvoit en cassation, critiquant la méthode de calcul retenue.
La haute juridiction casse partiellement l’arrêt d’appel en rappelant avec fermeté que le préjudice doit être évalué uniquement en considération de la diminution de la marge brute escomptée pendant la période du préavis non exécuté. Les marges réalisées au-delà de cette période ne sauraient venir réduire l’indemnité due [6].
La cour, statuant au fond, fixe l’indemnité à 79 770 €, après déduction uniquement des marges réalisées pendant le second semestre 2018.
Le calcul du préjudice commence par l’identification de la marge brute théorique que le partenaire lésé aurait dû réaliser si le préavis avait été respecté. Cette marge s’obtient en multipliant : la marge moyenne mensuelle (généralement calculée sur les trois derniers exercices) ;
Par le nombre de mois correspondant à la durée normale du préavis.
Exemple : marge mensuelle de 15 260 €, durée de préavis normale de 6 mois = marge brute théorique de 91 560 €.
Dans l’hypothèse d’une rupture partielle, la victime peut continuer à réaliser un chiffre d’affaires pendant la période correspondant au préavis manquant.
Il convient de :
Attention : seules les marges correspondant strictement à la période du préavis non exécuté doivent être déduites [7].
Les commandes et marges réalisées après la période de préavis n’ont aucune incidence sur l’évaluation du préjudice. Toute tentative de déduction serait contraire au principe de réparation intégrale et serait sanctionnée par la Cour de cassation [8].
La qualification de rupture partielle suppose une analyse in concreto des circonstances de la baisse d’activité :
En application de la jurisprudence récente, il peut être admis de déduire de la marge brute théorique la part des coûts fixes non supportés du fait de la baisse d’activité sur la période d’insuffisance de préavis [10].
Cependant, cette question demeure délicate et nécessite une expertise comptable fine pour éviter tout risque de contestation.
La décision du 29 janvier 2025 [11] s’inscrit dans une volonté de rigueur méthodologique accrue dans l’évaluation du préjudice lié à une rupture partielle de relation commerciale établie.
Elle rappelle aux praticiens que seule la perte de marge brute pendant la période de préavis non exécuté doit être indemnisée, sans prise en compte des marges ultérieures.
Pour sécuriser leurs relations commerciales, les entreprises ont tout intérêt à prévoir, dès l’entame de la relation, des mécanismes contractuels clairs, incluant notamment des préavis de rupture formalisés et des clauses d’ajustement en cas de diminution d’activité.
Dans un environnement économique mouvant, seule la prévoyance contractuelle et une vigilance constante permettent de préserver efficacement ses droits.
Noémie Le Bouard, Avocat Barreau de Versailles Le Bouard Avocats https://www.lebouard-avocats.fr https://www.avocats-lebouard.fr/[1] Cass. com., 29 janv. 2025, n°23-19.972.
[2] Cass. com., 23 janv. 2007, n°04-17.951.
[3] Cass. com., 26 nov. 2003, n°00-21.527.
[4] Cass. com., 10 févr. 2015, n°13-26.414.
[5] Cass. com., 29 janv. 2025, n°23-19.972.
[6] Cass. com., 29 janv. 2025, n°23-19.972.
[7] Cass. com., 24 juin 2014, n°12-27.908.
[8] Cass. com., 28 juin 2023, n°21-16.940.
[9] Cass. com., 8 nov. 2017, n°16-15.285.
[10] Cass. com., 28 juin 2023, n°21-16.940.
[11] Cass. com., 29 janv. 2025, n°23-19.972.
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