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Le statut des victimes et la victimisation secondaire : évolution jurisprudentielle. Par Ismail Skander, Juriste.
Parution : mardi 27 mai 2025
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Le 13 mai 2025, l’acteur Gérard Depardieu a été condamné à 18 mois de prison avec sursis pour des faits d’agression sexuelle. Cette décision judiciaire s’accompagne d’une obligation pour Monsieur Depardieu de réparer le préjudice subi par les victimes, en lien avec la dureté des débats qui ont marqué ce procès. Ce cas illustre pleinement les évolutions récentes du droit pénal européen, notamment en ce qui concerne la reconnaissance et la protection des victimes dans la procédure judiciaire. En effet, la transformation du statut procédural des victimes dans le procès pénal européen a progressivement conduit à un élargissement des obligations pesant sur les institutions judiciaires. Parmi les notions émergentes figure celle de victimisation secondaire, qui désigne le préjudice psychologique causé non par l’infraction elle-même, mais par les réponses institutionnelles qui lui sont apportées.

I) L’émergence d’une jurisprudence européenne protectrice de la dignité procédurale des victimes.

1) Définition et reconnaissance progressive de la victimisation secondaire.

La notion de victimisation procédurale secondaire a reçu une définition dans un texte de droit souple élaboré par le Conseil de l’Europe : la Recommandation (2006) 8 du Comité des ministres sur l’assistance aux victimes d’infractions, adoptée le 14 juin 2006. Elle y est décrite comme la souffrance subie par la victime du fait de la réponse des institutions ou de certains individus dans le cadre de la procédure, et non directement de l’acte délictueux.

Cette approche trouve un écho croissant dans la jurisprudence de la CEDH, qui a consacré progressivement cette notion, d’abord dans le contexte de l’enquête et de l’instruction. Dans l’affaire Y. c/ Slovénie [1], la cour a estimé que les juges nationaux n’avaient pas assuré une protection suffisante de l’intégrité personnelle de la requérante, violant ainsi l’article 8 de la Convention. Elle a souligné le rôle fondamental du juge d’audience dans la prévention de comportements blessants ou intrusifs durant les débats.

La même logique a été reprise dans l’affaire A. et B. c/ Croatie [2], où la cour a examiné les effets délétères d’une gestion défaillante de la procédure judiciaire sur l’équilibre psychologique de la victime.

Plus récemment, dans l’arrêt N. Ç. c/ Turquie [3], concernant une mineure victime de prostitution, la cour a retenu que l’absence d’assistance psychologique, la confrontation directe avec les mis en cause, la répétition de certains actes médicaux et la reconstitution inutile des faits avaient provoqué une atteinte grave à la dignité de la requérante, constituant une forme manifeste de victimisation secondaire.

2) L’extension du champ de la victimisation secondaire au contenu même des décisions judiciaires.

L’un des développements les plus significatifs de cette jurisprudence se trouve dans l’arrêt J.L. c/ Italie [4], où la cour a franchi un cap décisif. Elle y a analysé le contenu de l’arrêt d’appel rendu dans une affaire de violences sexuelles à l’aune des exigences de l’article 8. Elle a relevé que les juges du fond, pour motiver leur appréciation de la crédibilité de la plaignante, avaient exposé des considérations stéréotypées et non pertinentes portant sur sa bisexualité, sa vie sentimentale, ses pratiques sexuelles passées, ainsi que ses goûts artistiques. Ces développements, qualifiés de superflus, ont été jugés attentatoires à la dignité de l’intéressée.

En ce sens, la cour a affirmé qu’il est « essentiel que les juridictions évitent de recourir à des stéréotypes sexistes, de minimiser les violences fondées sur le genre, ou d’exposer les victimes à une « victimisation supplémentaire » par des propos moralisateurs ou culpabilisants de nature à altérer leur confiance dans le système judiciaire ».

La décision L. et autres c/ France [5] prolonge cette analyse en rappelant que les femmes victimes de violences sont particulièrement vulnérables à une victimisation secondaire. La cour a sanctionné les manquements des autorités françaises, notamment l’attitude stigmatisante de certains professionnels, le déroulement de l’expertise psychiatrique par un expert notoirement partial, ainsi que la tonalité sexiste de la décision rendue par la Cour d’appel de Paris. L’ensemble de ces éléments a été jugé incompatible avec le devoir positif de protection découlant de l’article 8 de la Convention.

Ainsi, à travers ces décisions, la Cour européenne consacre non seulement l’existence d’un préjudice distinct de la seule infraction, mais impose également aux États l’obligation de garantir aux victimes un traitement procédural respectueux de leur intégrité morale. Il ne s’agit plus seulement de statuer avec rigueur juridique, mais de le faire dans un langage débarrassé de toute forme d’incrimination morale déplacée.

II) La transposition française de la victimisation procédurale secondaire et ses défis juridiques : l’affaire Depardieu.

1) La décision du Tribunal correctionnel de Paris du 13 mai 2025 : une avancée jurisprudentielle notable.

Par un jugement rendu le 13 mai 2025, le Tribunal correctionnel de Paris a condamné l’acteur Gérard Depardieu à dix-huit mois d’emprisonnement avec sursis pour des faits d’agression sexuelle, en reconnaissant pour la première fois en droit pénal français la notion de victimisation secondaire liée au comportement du conseil de la défense lors de l’audience.

La juridiction a relevé le caractère excessif et injustifié des propos humiliants tenus par la défense à l’égard des parties civiles, dépassant les limites admissibles dans un procès pénal.

Cette victimisation secondaire a été qualifiée comme un préjudice aggravant distinct, justifiant l’octroi d’une indemnisation spécifique au titre de la « dureté excessive des débats ».

2) Critiques juridiques et limites : conciliation délicate entre protection des victimes et droits de la défense.

La réparation de la victimisation secondaire reposant sur la responsabilité directe du prévenu, telle qu’établie par le jugement du 13 mai 2025, marque une rupture jurisprudentielle notable, en ce qu’elle impute pour la première fois au condamné lui-même la charge de réparer le préjudice subi par les parties civiles du fait des propos tenus par son conseil, alors que la Cour européenne des droits de l’homme attribue habituellement cette responsabilité à l’État en raison des défaillances procédurales (CEDH, jurisprudence constante). Cette approche, qui s’écarte du droit positif, soulève de nombreuses critiques d’ordre juridique.

En premier lieu, la liberté d’expression dont jouit l’avocat dans le cadre de la défense constitue un corollaire fondamental du procès équitable et de l’exercice effectif des droits de la défense, immunité consacrée par la loi et reconnue par la jurisprudence, notamment par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation qui a affirmé, dans son arrêt du 20 avril 2023 (n° 21-22.205), que « la rhétorique d’un avocat peut être excessive sans être répréhensible ». Cette liberté n’est toutefois pas absolue, puisque la responsabilité de l’avocat peut être engagée dans des conditions restrictives, notamment en cas de propos diffamatoires étrangers à la cause, conformément à l’article 41 de la loi du 29 juillet 1881 relative à la liberté de la presse, et devant son ordre professionnel en cas de manquements aux devoirs déontologiques.

Or, la motivation du tribunal qui fonde la condamnation du prévenu sur le comportement et les propos de son conseil, en les qualifiant d’inutiles à l’exercice des droits de la défense, est juridiquement périlleuse. En effet, en appréciant la validité ou l’utilité des arguments avancés par la défense, la juridiction empiète sur l’exercice même des droits de la défense, portant ainsi atteinte au principe selon lequel ces droits doivent s’exercer librement, sans que les propos, pourvu qu’ils restent dans les limites légales, ne soient soumis à un contrôle quant à leur pertinence subjective.

Par ailleurs, la décision laisse sans réponse la base légale exacte justifiant l’obligation pour le prévenu de réparer un dommage lié aux propos de son conseil, remettant en cause le principe cardinal de la responsabilité personnelle. En effet, l’article 121-1 du Code pénal dispose que « nul n’est responsable pénalement que de son propre fait », tandis que l’article 1240 du Code civil prévoit que « tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ». Les exceptions à ce principe, telles que la responsabilité du fait d’autrui (article 1242 C. civ.), sont strictement encadrées et ne sauraient s’appliquer en l’espèce. La décision est d’autant plus surprenante que l’avocat auteur des propos incriminés n’a fait l’objet d’aucune sanction.

Enfin, il convient de rappeler que, conformément à l’article 401 du Code de procédure pénale, le président du tribunal détient la police de l’audience, pouvoir qui lui permet d’interrompre tout comportement inapproprié ou hors sujet. Ce rôle essentiel a été souligné par la Cour européenne dans l’arrêt Y c/ Slovénie [6] et dans l’arrêt J.L c/ Italie [7], où la cour insistait sur les mesures prises par le président du tribunal pour protéger la dignité des parties durant le procès. Il est donc d’autant plus déroutant de constater que la décision relève un climat hostile lors des débats, alors même que le président d’audience est garant de leur bonne tenue.

Il ne serait pas audacieux de penser qu’en consacrant la notion de victimisation secondaire et en imputant directement la responsabilité au prévenu pour les propos de son avocat, le Tribunal correctionnel de Paris, bien que guidé par la volonté de protéger les victimes, a ouvert une brèche préoccupante dans l’équilibre du procès équitable.

Ismail Skander, Juriste, Ex avocat au barreau de Paris

[1CEDH, 28 mai 2015, n° 41107/10.

[2CEDH, 20 juin 2019, n° 7144/15.

[3CEDH, 9 février 2021, n° 40591/11.

[4CEDH, 27 mai 2021, n° 5671/16.

[5CEDH, 24 avril 2025, nos 46949/21, 24989/22 et 39759/22.

[6CEDH, 28 mai 2015, n° 41107/10, § 109.

[7CEDH, 27 mai 2021, n° 5671/16, § 133.

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