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CEDH et droit à l’objection de conscience. Par Pierre-Olivier Koubi-Flotte, Avocat
Parution : vendredi 5 août 2011
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Analyse de l’arrêt de la Grande Chambre de la CEDH du 7 juillet 2011, BAYATYAN c/ ARMENIE.

Sur la violation de l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés Fondamentales.

Liberté de pensée, de conscience et de religion

1. « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.

2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou de la morale publiques, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. »

L’arrêt de la Grande Chambre de la Cour Européenne des Droits de l’Homme, rendu le 7 juillet 2011 nous éclaire sur la vision actuelle de la Cour à propos de la liberté de pensée, de conscience et de religion et plus précisément sur le droit à l’objection de conscience.

À l’heure où le fait religieux occupe une place de plus en plus importante dans nos sociétés occidentales, et où les interrogations se multiplient quant à la place à lui donner, cet arrêt est loin d’être dénué d’intérêt.

Avant une étude approfondie de l’affaire, quelques rappels des faits sont nécessaires.

Le requérant, Monsieur Vahan BAYATYAN, ressortissant arménien, est témoin de Jéhovah.
Déclaré apte au service militaire le 16 janvier 2001, il refuse de l’accomplir en justifiant cette décision par ses convictions religieuses qui s’y opposent.
Il est toutefois disposé à servir son pays – l’Arménie – d’une autre manière, en effectuant par exemple un service civil. Mais à l’époque des faits, en 2002-2003, ce service n’existait pas dans son pays.
Poursuivi par les autorités arméniennes puis condamné à une peine de prison, Monsieur BAYATYAN va, dès sa libération, porter l’affaire devant la juridiction européenne, devant laquelle il allègue une violation de l’article 9 de la Convention.

Va alors pour les juges de la Cour, rassemblés pour l’occasion en Grande Chambre, se poser la question de savoir quelle est l’étendue du droit à l’objection de conscience.
L’invocation de croyances religieuses peut elle permettre « d’échapper » à une loi nationale ?
Question épineuse d’autant plus qu’il s’agit là, de la première affaire sur laquelle elle va devoir statuer en matière d’applicabilité de l’article 9 aux objecteurs de conscience.

I. Reconnaissance du droit à l’objection de conscience : vers un consensus

«  La Convention étant avant tout un mécanisme de protection des droits de l’homme, la Cour doit tenir compte de l’évolution de la situation dans les États contractants et réagir par exemple au consensus susceptible de se faire jour quant aux normes à atteindre. »

En guise d’introduction et comme à l’accoutumée, la Cour – viscéralement attachée à la notion de consensus - va constater ce qui se fait dans l’ensemble des autres pays membres du Conseil de l’Europe.
Il ressort de cette étude qu’il « existait à l’époque des faits un quasi-consensus au sein des États membres du Conseil de l’Europe puisque l’immense majorité d’entre eux avait déjà introduit le droit à l’objection de conscience dans leur législation et leur pratique. »

L’Arménie elle-même n’échappe pas à cette évolution puisqu’elle a reconnu ce droit après que le requérant fut sorti de prison et eut introduit la requête à l’origine de la présente affaire.
La reconnaissance du droit à l’objection de conscience est d’ailleurs devenue une condition préalable à l’adhésion de nouveaux membres au Conseil de l’Europe.

Après avoir constaté la pratique quasi-commune des États membres en matière de droit à l’objection de conscience, les juges européens entrent dans l’étude détaillée des faits d’espèce.

II. Ingérence caractérisée de l’État Arménien

En outre, « la condamnation de l’intéressé pour s’être soustrait à ses obligations militaires s’analyse comme une ingérence dans l’exercice par lui de sa liberté de manifester sa religion telle que garantie par l’article 9§1.  »

Pour que l’ingérence soit admise trois conditions doivent être cumulativement réunies :
- elle doit être prévue par la loi ;
- tournée vers un ou des buts légitimes au regard du paragraphe 2 ;
- nécessaire dans une société démocratique.

Or, force est de constater que dans la présente affaire toutes ces conditions sont loin d’être réunies.

Ainsi, la Cour se dit peu convaincue par l’argumentaire développé par l’État Arménien selon lequel, le but légitime consiste ni plus, ni moins, à la protection de l’ordre public et par voie de conséquence à la protection des droits et libertés d’autrui. 
La juridiction rappelle avec force, que la liberté religieuse figure parmi les éléments les plus essentiels de l’identité des croyants et de leur conception de la vie. La Cour veille donc sur son respect avec la plus grande rigueur.
Cette liberté suppose, entre autres, celle d’adhérer ou non à une religion et celle de la pratiquer ou non.

La Cour rappelle également l’importance de la liberté de conscience, de pensée et de religion qui représente l’une des assises d’une « société démocratique » au sens de la Convention.

Bien évidemment, il est reconnu aux États parties à la Convention une certaine marge d’appréciation pour juger de l’existence et de l’étendue de la nécessité d’une ingérence. La tâche de la Cour consistant à rechercher si les mesures prises au niveau national se justifient dans leur principe et sont proportionnées.
On retrouve ici, le raisonnement classique des juges européens à savoir une double justification de la législation en cause ; justifiée en son principe et en sa proportionnalité.

En d’autres termes et en ce qui concerne le cas présent, l’ingérence aurait due ménager un juste équilibre entre l’intérêt de la société dans son ensemble et celui du requérant.

La mesure n’est pas proportionnelle.

Ainsi, la proposition d’un service civil aurait permis à Monsieur BAYATYAN de servir son pays tout en ne s’opposant pas à ses réelles convictions religieuses.
Dès lors un État qui n’aurait pas aujourd’hui encore pris de mesure alternative à l’existence d’un service militaire ne disposerait que d’une marge d’appréciation très limitée pour justifier d’une telle décision et devrait présenter des raisons convaincantes et impérieuses pour pouvoir répondre à un tel choix.

L’ingérence doit répondre à un « besoin social impérieux ».

Au final, dans cet arrêt, la Cour reconnaît la place non négligeable qu’occupent les croyances religieuses dans la vie des « citoyens » européens, en acceptant in fine que ces dernières puissent motiver une désobéissance à une loi nationale.

Ce faisant, la juridiction européenne nous rappelle qu’elle entend garantir de manière effective les droits figurant dans la Convention. Sans faire d’angélisme, cet arrêt doit nous encourager à voir cette dernière (la Convention) comme n’étant pas une simple déclaration de bonnes intentions, mais bien comme un corpus vivant dont le but est de protéger et garantir effectivement les droits des ressortissants des États membres.

Maître Pierre-Olivier Koubi-Flotte - Docteur en Droit, Avocat au Barreau de Marseille - http://avocats-koubiflotte.com/ https://www.linkedin.com/in/pierre-olivier-koubi-flotte-79830623/