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Le dirigeant de fait : une situation créatrice de responsabilités sans pour autant exonérer le dirigeant de droit de ses propres responsabilités. Par Jean-Baptiste Rozès, Avocat
Parution : lundi 26 septembre 2011
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Le dirigeant de fait est celui qui exerce toutes les attributions qui sont dévolues au dirigeant de droit, alors qu’il n’en a pas le pouvoir.
Le dirigeant de fait peut avoir un lien avec la société, rémunéré ou non (salarié, associé, actionnaire,…) ou être en relation avec elle (fournisseur, client) ou bien encore être juste un proche du dirigeant de droit.
Le dirigeant de fait peut être aussi bien une personne physique qu’une personne morale. La qualité de dirigeant de fait ne se présumant pas. Il appartient à celui qui en soutient l’existence d’en apporter la preuve ( Cass. com. 23 janvier 1990 n° 88-15.235).

1/ Cette notion de dirigeant de fait a été évoquée par le législateur

Elle a ainsi été employée dans le cadre d’infractions pénales par la loi n°66-537 du 24 juillet 1966 et par la loi n°85-98 du 25 janvier 1985, toutes deux codifiées dans le Code de commerce :

• L’article L. 241-9 du Code de commerce prévoit que les infractions pénales concernant les SARL « sont applicables à toute personne qui, directement ou par personne interposée, aura, en fait, exercé la gestion d’une société à responsabilité limitée sous le couvert ou au lieu et place de son gérant légal. » ;

• L’article L. 245-16 du Code de commerce prévoit que les dispositions relatives aux infractions pénales « visant le président, les administrateurs, les directeurs généraux et les gérants de sociétés par actions sont applicables à toute personne qui, directement ou par personne interposée, aura, en fait, exercé la direction, l’administration ou la gestion desdites sociétés sous le couvert ou au lieu et place de leurs représentants légaux. »

• L’article L. 246-2 du Code de commerce prévoit que les infractions concernant les Sociétés anonymes prévues aux articles L. 242-1 à L. 242-29 du même code « visant le président, les administrateurs ou les directeurs généraux de sociétés anonymes (L. n° 2005-842 du 26 juill. 2005, art. 11-II) ou de sociétés européennes et les gérants de sociétés en commandite par actions sont applicables à toute personne qui, directement ou par personne interposée, a, en fait, exercé la direction, l’administration ou la gestion desdites sociétés sous le couvert ou au lieu et place de leurs représentants légaux. »

• L’article L. 654-1 2° du Code de commerce prévoit que les dispositions relatives au délit de banqueroute sont applicables «  à toute personne qui a, directement ou indirectement, en droit ou en fait, dirigé ou liquidé une personne morale de droit privé. »

Si la notion de dirigeant de fait est ainsi prévue par la loi dans certaines situations, la jurisprudence l’applique dans des situations très diverses.

2/ Cette notion a été définie par la jurisprudence

La Cour de cassation en a donné une définition circonstanciée :
« Les personnes tant physiques que morales qui, dépourvues de mandat social, se sont immiscées dans la gestion, l’administration ou la direction d’une société, celles qui en toutes souveraineté et indépendance, ont exercé une activité positive de gestion et de direction engageant la société sous couvert ou au lieu et place de ses représentants légaux. » ( Cass. com. 25 janvier 1994 n° 91-20.007).

La notion de dirigeant de fait nécessite la réunion d’un faisceau d’indices concordants, comme la signature bancaire, la signature des documents commerciaux et administratifs ou la gestion effective de contrats d’importance avec les clients.

Les juges ont retenu la direction de fait dans des situations des plus diverses :

• Un associé dépasse ses prérogatives et participe activement à la gestion de la société ; ainsi en est-il de l’associé d’une SARL qui a tenté de redresser la situation en apportant à la société une trésorerie fictive pour laquelle il avait produit dans la masse (Cass. com., 12 avril 1976, n° 74-13.966). Les juges prennent souvent en considération la proportion du capital détenue par l’intéressé ;

• En dépit de sa qualité de salariée, quand il est avéré que la personne n’a été soumise à aucun contrôle, soit que son supérieur hiérarchique n’a eu aucune prise sur lui (Cass. crim. 28 février 1983 n° 82-90.364), soit qu’il a agi en dehors de tout lien hiérarchique (Cass. com. 3 janvier 1991 n° 89-16.509).

• L’ancien dirigeant de droit qui, après la cessation de ses fonctions, s’immisce dans la gestion de la société devient un dirigeant de fait (Cass. com. 23 juin 1982 n° 81-12).

• Un membre de la famille du dirigeant de droit (époux, concubin, parent ascendant ou collatéral) qui n’est officiellement investi d’aucune fonction au sein de la société, (Cass. com. 24 juin 2003 n° 00-17.700) ;

• Des personnes qui se trouvent en relation constante avec la société, notamment un prestataire de services (Cass. com. 24 novembre 1998 n° 96-11.733), un fournisseur ou une banque (CA Paris 3 mars 1978 : Gaz. Pal. 1978 somm. p. 394).

• Des actionnaires « qui ne s’étaient pas bornés à un simple rôle d’investisseurs ou à trouver des solutions de restructuration financière mais dépassant une intervention à titre de conseil, avaient exercé un véritable pouvoir de direction en plaçant le conseil d’administration dans une situation de dépendance, en soumettant des décisions de cette organe aux résultats de leurs recherches et leurs avis. » (Ccass. com. 6 fév. 2001).

• Le contrôleur de gestion qui dépasse les fonctions de contrôle d’une société pour exercer de véritables pouvoirs de gestion (CA Paris 27 sept. 1994)

• La société franchiseuse qui intervient dans la gestion du franchisé au-delà de son droit de contrôle (Cass . com 9 nov. 1993 n° 91-18.351).

• Le fils du gérant qui, seul salarié de la société disposait de la signature bancaire et tenait les documents administratifs et comptables de la société (Cass. Crim 3 nov. 2005).

Au contraire, les juges estiment que la situation de fait ne peut être retenue quand existe non pas un faisceau d’indices mais seulement un de ces indices :

• Le salarié qui sollicite des instructions de l’autorité compétente et lui rend compte de son action (CA Versailles 21 février 2002 n° 01-6321, 13e ch.).

• Un associé exerçant un simple contrôle en vertu de la loi et des statuts (CA Paris, 3ème ch A 12 mars 1996).

• Un associé majoritaire, du simple fait qu’il détient la quasi-totalité du capital (Cass. Com. 20 janv.1981), ou une société mère s’en tenant à un contrôle naturel du groupe.

• Le seul fait de détenir la signature des comptes bancaires, faute de démontrer d’existence d’autres éléments positifs de gestion et de direction (CA Paris, 3ème ch, 16 déc. 1996).

3/ La direction de fait engendre des responsabilités mais ne crée pas de droit

L’existence du dirigeant de droit ne fait pas obstacle à la recherche de la responsabilité du dirigeant de fait.

Les dirigeants de fait s’exposent, en cas d’infraction à la loi sur les sociétés commerciales, aux mêmes sanctions pénales que les dirigeants de droit.

Ils peuvent en outre être tenus de contribuer au passif social, être soumis à la procédure de redressement ou de liquidation judiciaires en cas de cessation des paiements de la société.

Ils encourent également la faillite personnelle et les sanctions voisines ainsi que les peines attachées aux banqueroutes.

En revanche, ils échappent aux règles particulières concernant la mise en cause de la responsabilité civile des gérants de SARL ou des dirigeants de sociétés anonymes.

Par conséquent, leur responsabilité civile sera engagée en cas de faute conformément au droit commun, en application des articles 1382 et 1383 du Code civil.

A tous ceux qui seraient tentés d’accepter par simple altruisme la demande d’un proche de se porter dirigeant de droit d’une société qu’ils n’ont pas l’intention de diriger, il sera rappelé que la responsabilité du dirigeant de fait n’exonère en rien celle du dirigeant de droit.

Les juges vont également engager la responsabilité du dirigeant de droit puisqu’il n’a pas su conserver ses pouvoirs en n’étant alors qu’un homme de paille. Tout au plus pourront-ils infliger au dirigeant de droit une peine légèrement moins sévère que celle infligée au dirigeant de fait s’ils estiment notamment que le dirigeant de droit pensait véritablement que le dirigeant de fait exerçait en toute légalité les fonctions de direction.

Jean-Baptiste Rozès Avocat Associé OCEAN AVOCATS www.ocean-avocats.com