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La notion d’employeur dans les groupes de sociétés. Par Didier Reins, Avocat
Parution : mercredi 28 décembre 2011
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L’internationalisation des échanges et le développement des comportements concurrentiels a incité ces dernières années les entreprises à se regrouper sous la forme de groupe.

Le groupe de sociétés permet ainsi à chacune de ses composantes, c’est-à-dire à chacune des sociétés qui le constituent, de disposer et de jouir de l’aura dégagée par le groupe.

Quelles sont les répercutions sur le droit du travail applicable lorsque les sociétés sont situées dans différents pays ?

L’un des objectifs des sociétés qui décident ainsi de se regrouper est de mettre en commun une image et une réputation.

À ce titre, elles partagent souvent le même logo.

Pour autant, le droit des sociétés est très clair sur la question : le groupe de sociétés est une notion économique, il n’est pas doté de la personnalité morale et n’est donc pas lui-même un sujet de droit.

Par conséquent, les sociétés membres du groupe sont des personnes morales distinctes, dotées de l’autonomie juridique dans le cadre de l’exercice de leur activité.

Ce principe d’autonomie est rappelé par une jurisprudence constante :
"Les cocontractants de l’une des sociétés d’un groupe n’ont aucun lien avec les autres sociétés de ce groupe".
Voir en ce sens : Cass. Com. 18 octobre 1994 n° 92-21.199

Prenons un exemple : des entreprises de travail temporaire implantées dans différents pays de la communauté européenne peuvent décider de se regrouper sous la bannière d’un même logo.

Pour autant, les entreprises appartenant à ce groupe, mais implantées en France seront distinctes des entreprises appartenant au même groupe et implantées au Luxembourg ou en Pologne.

Toutes feront partie du même groupe et pourront se prévaloir de sa réputation, mais chacune sera distincte et n’aura donc pas à répondre des obligations qui pèseront sur les autres.

L’union fait donc la force... pour le meilleur et jamais pour le pire.

Chacune des sociétés aura donc ses propres salariés.

Ainsi, les salariés recrutés par la société du groupe implantée en France restent ses seuls salariés et ne sont en rien contractuellement liés à la société du groupe implantée en Pologne.

De la même façon, les salariés recrutés par la société du groupe implantée en Pologne ne sont en rien liés à la société du groupe implantée en France.

Cette distinction prend tout son relief dans le cadre des litiges qui s’ouvrent devant le conseil des prud’hommes.

Nous n’avons pas pris l’exemple des entreprises de travail intérimaire pour rien, car de plus en plus d’entreprises de travail temporaire constituées sous la forme de groupe se trouvent poursuivies devant le conseil des prud’hommes pour des questions qui relèvent de la responsabilité d’une autre société du groupe implantée à l’étranger.

Exemple :

Soit un groupe de sociétés dont l’appellation serait X.

Ce groupe de sociétés est constitué d’entreprises de travail temporaire implantées en Pologne et d’autres en France.

Si la société polonaise recrute en Pologne des travailleurs polonais pour les faire travailler en France, le télescopage entre les règles de droit polonais et les règles du droit français sera inévitable.

Le travailleur intérimaire polonais qui aura ainsi travaillé en France pourrait songer à saisir le conseil des prud’hommes en France s’il conteste le motif pour lequel il a été mis fin à son contrat de travail intérimaire ou si, plus généralement, il estime n’avoir pas bénéficié de l’ensemble des droits qui sont accordés aux travailleurs en France.

Dans ce cas, et comme à chaque fois qu’un problème de droit international privé se pose, la procédure sera tournée contre la société implantée en France alors que celle implantée à l’étranger ne sera pas inquiétée.

Ce revers procédural s’explique dans la mesure où il est plus rapide d’intenter en France un procès à une entreprise implantée en France que de le faire contre l’entreprise implantée à l’étranger.

Rajoutons à cela que l’envergure financière de nos entreprises françaises est parfois plus alléchante que celles implantées en Pologne (ceci pour rester dans l’exemple).

On imagine sans surprise l’incompréhension totale du chef d’entreprise français lorsqu’il reçoit une convocation du conseil des prud’hommes pour un travailleur qu’il n’a pas recruté et qu’il ne connaît pas.

Il importe alors de connaître les règles exactes permettant de déterminer avec précision l’employeur réel, c’est-à-dire celui qui est tenu d’assumer les conséquences sociales et financières des contrats de travail qu’il fait signer et des modalités de rupture qu’il utilise.

On parle ainsi du principe d’autonomie en droit international privé du travail dont la jurisprudence a dressé les contours.

Celle-ci rappelle que :

- La seule circonstance qu’une société appartienne à un groupe de sociétés ne suffit pas à lui donner la qualité d’employeur ;

- L’absence de qualité d’employeur se déduit notamment de l’absence de relations contractuelles entre le salarié et la société ;

- A seule la qualité d’employeur la personne morale qui a conclu le contrat de travail, qui paye les salaires, donne des instructions et exerce un pouvoir de direction.

I. La seule circonstance qu’une société appartienne à un groupe de sociétés ne suffit pas à lui donner la qualité d’employeur.

Ce principe est rappelé par la chambre sociale de la Cour de Cassation.

- Voir en ce sens : Cass. Com. 19.05.2009, David / As Conseil, pourvois n° 07-41.780.

"mais attendu que la seule circonstance que la société employeur fasse partie d’un groupe de sociétés ne suffit pas à conférer à ce dernier la qualité d’employeur".

- De la même façon :
Cour d’Appel de Paris, 21 janvier 2003, BRUNEAU / VAN PELT LUMMEN.

" Un salarié ne peut invoquer l’existence d’un lien de subordination juridique avec les sociétés du groupe, la seule appartenance à un groupe de sociétés ne faisant pas de ces dernières des employeurs multiples".

- Ou encore :
Cour d’Appel Aix En Provence, 24 juin 1997, MOUSSY / STE PARIS MEDITERRANEE.

" Les sociétés qui constituent en l’espèce un groupe, en raison de leur direction commune, d’une activité commerciale commune ainsi que de la possibilité de procéder à des mouvements de personnel, ne sauraient être mises en cause par le salarié que l’une d’elles a licencié..."

La seule appartenance à un groupe de sociétés ne suffit donc pas à conférer la qualité d’employeur.

II. Le défaut de qualité d’employeur se déduit notamment de l’absence de relations contractuelles entre le salarié et la société attaquée.

Dans l’exemple précité, le contrat de travail a été signé en Pologne entre le travailleur intérimaire et la société de travail temporaire implantée en Pologne.

A aucun moment la société de travail temporaire implantée en France n’est intervenue dans la conclusion de ce contrat de travail.

Il n’existe donc aucune adéquation juridique entre ces deux personnes morales qui recrutent chacune leurs propres salariés et leurs propres intérimaires.

L’absence de toute relation contractuelle entre le salarié et la société de travail temporaire implantée en France exclut que soit conférée à cette dernière la qualité d’employeur.

Ce principe est également rappelé par une jurisprudence constante.

- Ainsi : Cour d’Appel de PARIS, 05 Octobre 2006.

- De la même façon :
Cass. Com. 22 Octobre 2008, BOUAD / Ste Accor, Sté Goldtur Hoteis E Turismo, Sté Hotel Coralia Saint Raphael, Sté Hotel de Porticcio.

"Mais attendu que la Cour d’Appel...a constaté que la salariée n’avait eu aucune relation avec la Société Acco ; qu’elle a retenu que les trois sociétés avec lesquelles l’intéressée avait conclu successivement un contrat de travail étaient des entités autonomes, distinctes les unes des autres et qu’il existait seulement au sein de ce groupe, ensemble économique et financier, une culture de groupe se traduisant par des avantages et facilités.."

La Cour de Cassation rejette ainsi le moyen développé par la salariée qui voulait se voir reconnaitre la qualité de salarié de toutes les sociétés du groupe.

La société de travail temporaire implantée en France n’ayant strictement aucune relation de quelque nature que ce soit avec le travailleur intérimaire, elle n’est donc pas son employeur.

III. A seul la qualité d’employeur au sein d’un groupe de sociétés, celle qui a conclu le contrat de travail, qui paye le salaire, donne des instructions et exerce un pouvoir de direction.

Toujours dans l’exemple qui nous sert de base, la société implantée en France n’a ni conclu le contrat de travail, ni payé les salaires, ni exercé le moindre pouvoir de direction.

Or, ces attributs sont des éléments substantiels à la qualité d’employeur.

La jurisprudence est très claire sur la question : la société appartenant à un groupe de sociétés, mais qui n’exerce aucun de ces attributs ne peut être considérée comme employeur.

- Voir : Cour d’Appel d’Angers, 6 septembre 2005, S.A. BOIS DU NORD FRANCE / JOUSSAUME :

" A la qualité d’employeur celui qui a conclu le contrat, qui pait le salaire et qui donne des instructions. Or, le contrat de travail a été conclu par la société B international, société qui émettait les bulletins de salaire et réglait le salaire par chèque. De plus, le salarié recevait ses instructions et a été licencié par un employé de la société B international, les bulletins de salaire de celui-ci permettant de vérifier qu’il ne pouvait pas être également salarié de la société B France".

- Voir également : Cour de Cassation Chambre Sociale, 16 juin 2004, GASTINGER / Société d’éditions Ouest-France, Société Anonyme et Autres :

" mais attendu qu’après avoir constaté que les sociétés Ouest-France, SGE et le Marin appartenaient au même groupe de sociétés, que M. X avait été engagé par la SGE, laquelle lui versait ses salaires et l’avait chargé de la prospection et annonce publicitaire pour le compte du journal, que les courriers étaient adressés à la SGE laquelle avait procédé au licenciement, la Cour d’Appel en a exactement déduit que la société Ouest-France devait être mise hors de cause".

- Dans le même sens :
Cour d’Appel Aix En Provence, 24 juin 1997, MOUSSY / STE PARIS MEDITERRANEE.

"le salarié ne peut invoquer l’existence d’une unité économique et sociale dans la mesure où, tout en ayant des dirigeants et des activités semblables, les sociétés n’exercent pas leurs activités dans des conditions identiques.
En outre, le salarié ne rapporte pas la preuve qu’elles exerçaient conjointement à son égard un pouvoir de direction, seul de nature à leur conférer la qualité d’employeur commun
".

- Enfin, Cour d’Appel d’Orléans, 17 octobre 1991, SARL CDII / CACLIN :

" en présence de plusieurs sociétés, l’employeur du salarié est la société qui l’a embauché".

La société implantée en France n’a donc pas la qualité d’employeur.

IV. Sur une circonstance particulière.

Ici réside un piège dans lequel certains dirigeants tombent de plein pied.

En effet, le regroupement de diverses sociétés implique parfois une aide ponctuelle entre ces différentes personnes morales.

La question de la nature de cette aide s’est donc posée récemment devant le conseil des prud’hommes de Metz qui en a fait, c’est le moins que l’on puisse dire, une interprétation tout à fait partisane.

Dans l’exemple qui nous sert de base, des salariés polonais avaient été recrutés par une entreprise de travail temporaire en Pologne pour aller travailler sur des chantiers en France.

Le contrat de travail a été signé en Pologne, en langue polonaise et les salaires ont été versés par l’entreprise de travail temporaire polonaise.

La situation semblait donc on ne peut plus simple et le chemin particulièrement balisé par la jurisprudence.

Cependant, un élément est venu perturber cette apparente stabilité juridique : l’entreprise du même groupe implanté en France avait donné à ses salariés polonais un montant de 100 € lors de leur arrivée en France afin de leur permettre d’effectuer quelques achats.

Il ne s’agissait pourtant pas d’un acompte sur salaire, mais d’un coup de pouce que l’entreprise française a donné dans l’urgence à l’entreprise polonaise afin que ses salariés intérimaires ne débarquent pas en France sans le sou.

Les montants ainsi payés à ces salariés ont été refacturés par l’entreprise française à l’entreprise polonaise, laquelle a donc procédé à leur remboursement.

La belle aubaine pour ses salariés polonais qui en ont ainsi tiré la conclusion que l’entreprise française était leur employeur au même titre que l’entreprise polonaise et ont saisi le conseil des prud’hommes pour contester la rupture de leur contrat de travail.

Le conseil des prud’hommes de Metz en a tiré la conséquence que l’entreprise française devait être condamnée solidairement avec l’entreprise polonaise aux dommages et intérêts réclamés par les salariés polonais.

Il faut le faire !

Ignorant totalement la jurisprudence pourtant claire sur cette question, les conseillers prud’homaux redéfinissent la notion d’employeur sur la base d’éléments extrêmement friables.

Pourtant là encore, la jurisprudence venait en aide à la réflexion puis qu’ayant déjà eu à connaître de problèmes identiques, celle-ci avait pu décider que l’intervention d’une société du groupe dans la gestion de carrière d’un salarié ne suffisait pas à lui conférer la qualité d’employeur.

La Cour de Cassation l’a pourtant exprimé très clairement :

"ayant constaté que le salarié avait travaillé exclusivement...jusqu’à son licenciement pour une seule société du même groupe, la cour d’appel a pu décider que cette société était son employeur, bien qu’une autre société du groupe soit intervenue dans la gestion de carrière de l’intéressé."

La motivation retenue par le Conseil des Prud’hommes est d’ailleurs assez stupéfiante puisqu’elle est ainsi libellée :

" attendu qu’une seule société n’est pas contrainte de réunir l’ensemble des éléments substantiels à la qualité d’employeur, qu’il existe fréquemment en pratique la mise en commun d’un certain nombre de moyens humains sans formalisation conduisant à dégager la notion d’employeur conjoint".

De surcroît, le conseil des prud’hommes a qualifié ce paiement partiel et ponctuel "d’acompte sur salaire" alors que ce paiement a été remboursé par la société polonaise à la société française.

Mais il y a mieux : la société polonaise qui établissait et payait les salaires n’a au final pas déduit du salaire le montant ainsi donné à ses salariés à leur arrivée en France, sans doute pour une question d’erreur de comptabilité.
Les salariés ont donc reçu de la société polonaise l’intégralité de leur salaire et ont conservé pour eux le paiement partiel et ponctuel qu’il avait reçu à leur arrivée en France.

On comprend donc mal en quoi un règlement non déduit de la fiche de paye peut-être qualifié d’acompte sur salaire !!!

Le conseil des prud’hommes de Metz s’est bien gardé de répondre à cette question et on comprend presque pourquoi...

Quoi qu’il en soit, cette entraide donnée entre sociétés du même groupe met extrêmement mal à l’aise dans la mesure où les conclusions que peuvent en tirer certaines juridictions inciteront ces mêmes sociétés à se refuser dorénavant toute entraide.

On se demande alors ce qu’il adviendra de la notion de groupe...

La question a été soumise à la cour d’appel de Metz, laquelle devrait très logiquement infirmer le jugement rendu dans le sens déjà dégagé par la jurisprudence actuelle.

Les mouvements humains conduisent les individus à passer d’un état à l’autre pour trouver du travail.

Cela est encore plus vrai au sein d’une communauté qui a aboli toutes frontières entre ses membres.

Pour autant, la disparition des frontières n’a pas mis un terme aux droits nationaux.

Le droit français se révèle bien différent du droit polonais et d’éventuels salariés intérimaires peuvent ainsi songer à jouer avec des artifices d’ordres procéduraux pour obtenir des décisions qui leur soient favorables au grand dam d’employeurs avec qui ils n’ont jamais été en relation.

Il importe donc de rappeler que le code de procédure civile est extrêmement clair sur la manière de conduire un procès et que comme son nom l’indique, il détaille la manière dont il faut procéder.

Les tribunaux veillent tous, ou presque, au respect de ces règles.

Il appartient donc à celui qui saisi un tribunal de se demander non seulement s’il a raison, mais avant tout, il devra se demander qui est son véritable adversaire.

On sait que les apparences sont parfois, hélas, plus importantes que la réalité, mais les juridictions rappellent que l’on ne peut jongler avec celles-ci face à celle-là.

La notion d’employeur dans un groupe de sociétés doit donc rester ce qu’elle est aujourd’hui.

Didier Reins Avocat E-Mail : [->reins.avocat@gmail.com] Site Web: https://reinsdidier-avocat.com