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Qui sont les pirates du droit ?
Parution : mercredi 20 juin 2012
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"Chaque jour, des sites offrant des consultations, la rédaction d’actes et même la préparation de dossiers judiciaires sont créés par des particuliers ou des sociétés, alors que la loi prévoit expressément que cette mission est réservée aux avocats. Aucun secteur du droit n’est épargné : divorce, travail, automobile, contrat, baux, fiscalité, ..." [1]

Qui sont ces pirates du droit ? Suite de notre premier article qui s’inscrit dans une série de chroniques sur le sujet, mêlant interviews, analyses et réactions des acteurs concernés...

L’origine de ce trouble dans l’exercice du droit résulte sans doute de deux facteurs.

En premier lieu la distinction ténue entre l’information et la consultation juridique : la loi de 1971 n’interdit pas à d’autres que les avocats sous certaines conditions de diffuser une information documentaire juridique, une information qui ne propose pas de décision juridique en elle-même, contrairement à la consultation qui est elle réellement personnalisée et engage son auteur.

Mais cette distinction (ou “zone floue de pratique du droit”) n’est pas nouvelle, et c’est bien internet et cet accès au monde entier offert aux entrepreneurs - séduits par sa simplicité de création - qui est le second facteur, le catalyseur du moment.
Il est en plus vrai que les sociétés internet du monde entier considèrent le droit comme un terrain de jeu comme un autre... sans trop se soucier des particularismes français.

Christiane Féral-Schuhl - et avant elle plusieurs commissions du CNB et des ordres - a beau dire que “pour faire la différence entre le droit extra-judiciaire à titre principal et le droit accessoire, il faut tabler sur l’excellence [2], il est un fait que le grand public n’a pas cette notion aussi bien ancrée en tête que les avocats, car il n’a pas souvent recours à un avocat... Donc à part une image de notable et d’homme (ou de femme !) un peu inquiétant, l’avocat n’a pas nécessairement une relation privilégiée avec le grand public - à la différence du médecin, pour encore quelques temps au moins.

Alors qui sont ces pirates décriés par les avocats ? Et sont-ils si redoutables ou nocifs ?

En réalité ils avancent sur plusieurs fronts, certains pouvant être facilement démasqués.

Les sites donnant dans l’arnaque probable ou la quasi arnaque :

Souvent hébergés et gérés ailleurs qu’en France (parfois même avec une traduction très approximative, mais ça n’effraiera pas tout le monde), ils jouent sur la possibilité théorique donnée à chacun de positionner ses pages internet en haut des résultats de recherche des internautes pour accueillir des visiteurs inquiets, à la recherche d’un conseil simple.
Pas de mentions légales, pas de nom des avocats, une adresse postale inconnue, simplement quelques pages optimisées pour les recherches web affichant des numéros de téléphones surtaxés ou des formulaires de demande de conseil payant, à régler immédiatement par carte bancaire.
Ici rien à redire, ce sont bien des pirates, et même si des avocats situés en France reprennent cette méthode de référencement et commerciale agressive - eux seraient plutôt des corsaires ? Ces sites sont en effet un vrai problème car il en nait un par semaine... voire un par jour en ce moment : AvocatConseilJuridique.fr, Avocats-gratuit.com, Consultation-avocat-gratuit.fr (nous n’activons pas les liens web pour ne pas les aider en terme de référencement web... mais vous pouvez copier-coller leur adresse "pour voir").

Parfois ce sont des "gentils pirates", qui se contentent de tendre des filets pour attirer des internautes vers des pages en réalité publicitaires, se rémunérant au clic sur les liens... (comme les-meilleurs-avocats.com) mais entretenant un flou préjudiciable pour les avocats.
Parfois c’est clairement de l’exercice illégal.

Que faire alors ?

Espérer que notre “ami-imposé-qui nous-veut-du-bien-Google” ne les mettra pas trop en avant et qu’ils seront cachés ? Ils travaillent fort à être bien référencés, souvent mieux que les avocats eux-mêmes, donc tôt ou tard ils envahiront les 15 premières pages des résultats de recherche (regardez donc la recherche google "conseil juridique", c’est en cours...).

Attaquer sur l’angle du droit ? Quelle vague difficile à arrêter, de quoi occuper à temps plein un escadron du CNB... et quelle prise peut-on avoir sur non pas un site, mais cent, hébergés à l’étranger pour une part ? Un travail de fond, incontournable mais ingrat et jamais terminé... La digue est déjà fissurée !

Et quel dommage de ne pas mettre plus en avant dans la communication le suffixe "avocat.fr" des noms de domaines des sites des cabinets... Cela pourrait formaliser une sorte de label de confiance web simple à vérifier.

Bref, il y a du ménage à faire.

Les sites d’information juridique :

Eux se veulent être le “libre service du droit” ou “votre conseil au quotidien”, indiquent clairement ne pas vouloir concurrencer les avocats, sont domiciliés en France et travaillent avec des étudiants en droit, des juristes salariés ou avocats.

Ils mettent en avant une “information juridique et pratique animée par des juristes et avocats” pour proposer ensuite de contacter les avocats, ou de s’en passer en achetant une convention collective, un contrat type ou un modèle de lettre.

Ils ne sont pas des pirates, plutôt un mélange de services payant d’information et de “rabatteur” (ou d’intermédiaire pour être plus élégant) pour les avocats... Leur business réside dans la vente d’information, cautionnée par la présence des avocats à qui l’ont fait appel en second recours, ou parfois même en premier (la rémunération se fait alors par une commission sur clients apportés aux avocats, un point sensible déontologiquement).

Ils sont parfois créés par des avocats eux-mêmes mais le plus souvent par des sociétés éditant des sites-plateformes généralistes de conseil. Ils sont souvent parés des meilleurs arguments du monde, voulant “mettre à la portée de tous l’aide dont nous avons besoin au quotidien”, en matière de droit, mais aussi d’informatique, de santé... ou de voyance parfois ; le cocktail est... amusant. Ils sont donc les nouveaux assistants des internautes.

Ici les avocats participent clairement à ces plateformes, voyant en eux des apporteurs d’affaires. La principale question restant à trancher est de savoir si la présence des avocats sur ces sites peut être assimilée à du démarchage publicitaire, ou pas...

Dangereux ou pas, utiles, complémentaires ? Ce sont sans doute les plus inoffensifs et les plus proches d’un rapport équilibré avocats / justiciables. Tout dépendra des relations encore peu existantes entre ces éditeurs de sites, les avocats et les institutionnels (CNB, ordres). Une charte de bonnes pratiques devrait permettre d’en faire des partenaires d’une profession qui n’a pas la possibilité de tout contrôler de toute façon, en interne (les 54.000 avocats) et en externe. Qui n’a pas surtout légitimité à offrir un service unique et universel de consultation juridique (le droit n’est pas un service public, c’est au contraire un domaine largement privatisé).

Des exemples dans cette catégorie ? Wengo.fr, Jurimodel.com, Droitissimo.com, etc.

Les services juridiques externalisés :

On passe ici à un autre stade, quittant le domaine de l’information juridique plus ou moins ponctuelle pour toucher au rivage du suivi juridique quasi quotidien : il s’agit d’externaliser le “juridique” des sociétés ou grands demandeurs de droit, en proposant un accompagnement systématique (téléphone ou email) par des juristes salariés qui prennent parti et sont là - c’est l’argument - pour vous éviter des ennuis. Ils ne remplacent pas complètement un cabinet d’avocat mais assistent et réduisent le recours à l’avocat (du moins le disent-ils).

Quelle est ici la limite entre renseignement et consultation juridique ? Le doute peut exister, c’est au cas par cas qu’il faut juger.

Les avocats eux-mêmes :

Et oui dans une profession relativement indisciplinée, certains font feu de tout bois pour se créer une clientèle avec une réelle démarche commerciale. Le CNB a déjà mis fin aux noms de domaines trop commerciaux, mais il reste toujours des pratiques “border-line”. Les pirates sont parfois dans notre propre famille...

Existe-t-il d’autres voies ?

Oui nous le croyons au Village de la justice, il est possible de favoriser la mise en relation collective des avocats avec leurs clients de façon déontologique et profitable pour les clients en terme de fonctionnalités et de crédibilité.

Le site officiel www.avocats.fr va dans ce sens bien-sûr, mais sans doute pas assez orienté "clients" côté fonctionnalités.

Les prochains mois seront sans doute éclairants sur ce sujet.

Prochaine chronique : “Les chances de la profession d’avocat dans la bataille de la consultation...”

Rédaction du village

[1Christiane Féral-Schuhl dans un communiqué de l’Ordre des avocats de Paris, mai 2012.

[229 septembre 2010, conférence “Réalité et l’avenir du monopole en matière de consultation juridique” à la Sorbonne)

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