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Existe t-il un langage juridique ? Par Audrey Laur.
Parution : lundi 16 juillet 2012
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Parler de langage revient à s’interroger sur la notion des mots comme instrument de communication existant dans tout pays. Cet instrument permet l’édification de systèmes nationaux spécialisés. Tel est le cas de l’économie, la médecine, les sciences ou même le droit. C’est sur le domaine juridique que le sujet se focalisera notamment le système juridique français.

Le droit peut se définir comme un ensemble de règles régissant la vie en société et sanctionné par la puissance publique. Etant aussi bien oral qu’écrit en France, avec une prédominance historique pour l’écrit, le droit entretient une relation intrinsèque avec les mots et donc le langage. C’est grâce à la langue que les modes de pensées, les valeurs et surtout les règles nationales édictées sont mis en exergue et connus comme données culturelles identifiables. Il faut rappeler que le langage en lui même est l’ensemble du vocabulaire et des phrases formant le discours écrit comme oral et qui appartient à un pays comme à un domaine précis (ex : droit, mathématique...).

La question est de savoir si cette relation entre le droit et la langue suffit à prétendre à l’existence d’un langage juridique propre, apte à catégoriser le droit d’un point de vue linguistique et terminologique. Et s’il existe un langage juridique, d’où vient-il ?

S’interroger sur l’existence d’un langage du droit est fondamental tant du point de vue de l’interprétation et de l’application du droit que de la traduction de celui-ci. Car chaque terme est porteur de sens et a des conséquences sur le système juridique national.

Pour connaître de l’existence réelle du langage juridique, il sera donc abordé sa relation avec le langage courant avant de s’intéresser à son champ d’exercice dans le système juridique français.

Linguistique juridique et langage courant

Pour communiquer les actes du système juridique, le droit français, comme tout autre droit de part le monde, utilise tout un ensemble de mots qui forme le langage. Certains auteurs préfèrent parler à première vue de vocabulaire juridique (F. Houbert). Car pour eux, c’est le vocabulaire juridique qui renvoie au langage du droit français appelé linguistique juridique. La question est de savoir d’où est tiré cette linguistique juridique. Cette dernière est-elle similaire au langage courant ?

Parce que le droit énumère des règles applicables à tout individu, il paraîtrait normal que les termes utilisés soient compréhensibles par tous et donc issus et similaires au langage courant. Toutefois, la réalité est différente. Si certains termes peuvent sembler familiers à tout un chacun, d’autres restent obscurs. Ceci tient à la relation entre le langage utilisé dans le système juridique et le langage courant. Pour des auteurs comme Wroblewsky, le langage courant n’étant pas assez précis pour définir les règles de conduite à suivre, un langage spécifique, dérivé du langage courant, a dû être mis en place pour permettre aux normes juridiques de s’appliquer et ainsi être suivies.

Ce constat a donné lieu à de nombreuses études françaises portant sur l’étroite relation entre langue courante et linguistique juridique. Selon Frédéric Houbert, le langage du droit et le langage courant ont une longue histoire commune dans le sens que chacun trouve son inspiration dans l’autre. Et cette relation s’accroît encore aujourd’hui puisque des mots juridiques se retrouvent dans le langage courant et réciproquement bien que des nuances subsistent.

Sans pour autant être partisan du courant de pensée qui ne voit pas de différence entre les deux formes de langage, Frédéric Houbert, comme Gérard Cornu, considère que le langage juridique a trouvé inspiration dans le langage commun au point d’avoir formé tout un vocabulaire qui lui est propre. Chaque mot aura ainsi un sens spécifique selon les situations où il est utilisé. De ce vocabulaire juridique est né, selon ces deux auteurs, une dichotomie entre des termes d’appartenance juridique exclusive et d’autres étroitement liés au langage commun.

Ceux qui sont de nature exclusive sont les termes perçus comme obscurs pour le non initié en droit. Ils sont techniques et précis selon le contexte dans lequel ils sont utilisés. Jean Pierre Gridel citait dans son livre “Introduction au droit et au droit français” (1994, Dalloz) qu’exposer “devant des personnes non averties, que la grosse est une expédition particulière de la minute, et l’auditoire se demandera quel est l’établissement psychiatrique le plus adapté à votre cas”.
Pour aller dans le même sens, il peut être cité les notions de “dol” ou de “emphythéose” pour marquer le caractère exclusif de certains mots juridiques, le premier exprimant une manoeuvre frauduleuse d’une des parties contractuelles envers l’autre pour obtenir son consentement, lorsque le second exprime un bail de longue durée pouvant aller jusqu’à 99 ans, portant sur un immeuble et conférant en la personne concernée un droit réel.

Les autres termes dits à “double appartenance” sont liés aux mots courants mais supposent de tenir compte du contexte dans lequel ils sont utilisés pour en percevoir le sens véritable. Selon le contexte, certains mots juridiques ont un sens similaire avec le vocabulaire commun (ex : “contrat”, “divorce”, “témoigner”) lorsque d’autres ont un sens totalement différent (ex : “meuble”, “aliments”, “fruit”). En droit, le terme “meuble” désigne les biens corporels et incorporels ou portent sur des droits détachés de support matériel mais considérés par la loi comme des meubles (ex : parts sociales d’une compagnie). Dans le langage courant, un meuble est représentatif d’un objet matériel utilisé à titre de rangement, de décoration ou autre but fonctionnel.

Quant au terme “fruit”, dans le langage juridique, ce terme désigne un bien produit périodiquement et régulièrement par les choses sans altération de leur substance. Il peut y avoir des fruits naturels (terre, animaux), des fruits industriels (produits obtenus par le travail de l’homme) ou des fruits civils (contrat, capital). Alors que dans le langage courant, le fruit est un aliment faisant partie de notre consommation quotidienne. Enfin, le terme “aliment” suggère en droit une prestation ayant généralement pour objet une somme d’argent, destinée à assurer la satisfaction des besoins vitaux d’une personne qui ne peut plus assurer elle-même sa propre substance. En langage courant, les aliments sont des biens de consommations qu’ils soient d’origine naturelle ou industrielle.

Ainsi, les termes juridiques à “double appartenance” ne peuvent fonder leur sens de manière exclusive sur le langage courant et inversement. C’est l’usage du mot (son contexte d’utilisation) qui est important, non sa forme linguistique.

Toutefois, il est indéniable de constater une influence mutuelle et de penser que la linguistique juridique française a trouvé une origine dans le langage courant français avant de croître de manière autonome et totalement distincte. C’est en ce sens que des auteurs comme Jean Luc Penfornis, Lerat, Ferdinand de Saussure, inspirés par des auteurs anglais comme Deborah Cao, Charrow ou Crandall, voient dans le vocabulaire juridique une langue de spécialité (dite aussi technique ou spéciale) car unique et spécifique au champ dans lequel il s’applique, c’est à dire le droit. Wroblewsky va plus loin en parlant de langue “artificielle” qu’il oppose à la langue “naturelle” qu’est le langage courant.

Les fonctions du langage juridique

Dire toutefois que le langage utilisé pour dire le droit (langue de spécialité) est différent du langage courant ne suffit pas à édifier l’existence de ce langage comme propre et unique au système juridique français dans son ensemble. Comme le suggère Georges Legault, certes, il existe une langue spécifique pour définir le droit français mais l’expression de “langage du droit” est-elle suffisamment pertinente pour y inclure toutes les fonctions qui façonnent le système juridique français ? Frédéric Houbert met en lumière les fonctions du système juridique français à prendre en compte : les valeurs et notions fondamentales du droit ; les différents domaines du droit (ex : droit civil, droit pénal...) ; et les instruments juridiques. Ceci amène donc à s’interroger sur ce qu’englobe le langage du droit dans la structure du système juridique.

Pour répondre à cette interrogation, de nombreux auteurs ont abordé le sujet de différentes manières. Dans un premier temps, des auteurs ont voulu répondre à cette question du point de vue sémantique en s’interrogeant sur le terme exact à utiliser et donc la définition à proposer pour connaître son champ d’action.

Marie Claude Prémont ou Georges Legault prennent pour référence la théorie de Deborah Cao. Selon cette dernière, le langage juridique est le langage concernant le droit et le processus juridique de manière générale. Cao aurait donc une vision globalisante du système juridique dans la notion de langage juridique. A l’opposé, référencant Kurzon ou Ziembinski par exemple, Prémont et Legault notent que la globalisation est moins présente en ce que Kurzon et Ziembinski se focalisent sur la différence entre le langage juridique et le langage du droit où ils considèrent que les deux existent mais que le langage du droit doit être vu comme un moyen de formulation des écrits juridiques lorsque le langage juridique est lui, un langage utilisé par les juristes pour parler du droit.

En parallèle à cette vue sémantique, d’autres auteurs se sont attachés à l’étude du caractère normatif pour définir l’existence du langage juridique dans le système juridique. Georges Légault s’est, en autre, attaché à les revoir. Outre la sémantique, G. Légault a pensé au caractère descriptif pour démontrer l’existence d’un langage du droit. Mais, il a conclu que rien qu’entre le code civil (décrit des droits) et le code pénal (décline les infractions), la vision descriptive ne permet pas de définir totalement le langage du droit dans le système juridique. D’où, l’adoption d’une autre approche, celle dite normative.

Parce que sa théorie est universelle, Georges Légault référence Kelsen. Selon ce dernier, le langage juridique n’existe que parce qu’il a pour but d’établir des normes à suivre qui s’adressent aux juges (ces derniers disent les règles à suivre) puis secondairement aux individus (droits et devoirs à suivre). Et pour cela, la langue utilisée est le langage du droit. Toutefois, comme le suggère Legault, cette vision normative du langage juridique réduit le droit à une dimension trop restreinte (déclarer des droits et interdire des conduites).

Sur ce constat, une autre théorie d’autres auteurs comme J.L. Austin s’est développée. Ces auteurs voient dans l’existence du langage juridique un caractère performatif permettant aux individus d’utiliser le discours juridique et ainsi s’engager à faire une action, forcée ou non, dirigée par des règles juridiques qui elles mêmes créent comme alimentent le discours juridique (cf. jugement de fait et de valeur). Le droit français est riche d’exemples. Tel est le cas d’actes réglementaires où il est stipulé que le Premier Ministre crée un service ou une Commission, décide d’une mesure, etc.

Ces différentes théories citées ont toutes leur mérite propre mais montrent bien que le langage juridique est perçu sous un angle plural selon les fonctions qu’on lui attribue (ex : décrire le droit ; établir les normes ; créer des actions...). Néanmoins, ces théories ne nient pas un certain caractère unificateur du langage juridique dans le droit français aux yeux du monde.

Comme le rappelle Jean Luc Penfornis, chaque Etat a son propre droit et les termes juridiques utilisés pour décrire ce droit ne peuvent être compris et assimilés que si le système juridique en cause voire même la langue nationale courante sont eux-mêmes compris et assimilés. C’est dans ce sens que le langage du droit français est propre au droit français et est son représentant linguistique et culturel aux yeux du monde. Mais, au niveau national, le caractère unique du langage n’est plus et laisse place à la pluralité de langages selon les fonctions que possède le système juridique.

Une pluralité de langages juridiques

D’où la naissance d’un nouveau courant d’auteurs reconnaissant au niveau national l’existence non pas d’un langage juridique mais de langages juridiques (ex : Wroblewsky, Houbert, etc).

Selon Wroblewsky, le langage juridique se compose de trois “subdivisions” : le langage jurisprudentiel, le langage scientifique et le langage juridique commun.

Le langage jurisprudentiel serait le langage utilisé pour rendre des décisions de justice. Le langage scientifique serait celui utilisé lors des discours juridiques dans un cadre plus sociologique (ex : histoire, théories, philosophie... sur le droit) lorsque le langage juridique commun référerait, par défaut, à toutes les autres formes de discours juridiques (ex : discours entre avocats, avocats et non juristes...).

Reprenant l’étude de Mattila dans le cas du droit français, Jean Luc Penfornis considère que des sous catégories propres à chaque branche du droit, existent également. C’est le cas par exemple du terme “obligation” qui aura un sens différent selon qu’il est utilisé en droit civil qu’en droit commercial. En droit civil, l’obligation est le lien de droit entre deux ou plusieurs personnes pour exécuter une prestation. Alors qu’en droit commercial, c’est un titre émis par une société de capitaux qui emprunte un capital important généralement à long terme avec division de sa dette en un grand nombre de coupures.

Il en va de même pour les termes “contentieux” et “services juridiques” selon le droit en cause dans le système juridique français. Pour R. Dubuc, le “contentieux” est surtout le service s’occupant des litiges et cela plus dans un contexte de tribunaux lorsque “service juridique” peut se retrouver dans une compagnie commerciale traitant d’affaires juridiques dont le contentieux.

Enfin, F. Houbert ou Christine Schmidt confirment aussi que le langage du droit est pluriel car le vocabulaire utilisé pour les contrats ou les assurances, par exemple, diffèrent de celui utilisé pour les tribunaux ou la jurisprudence. Christine Schmidt cite dans “Introduction à la langue juridique française” (1997, Baden-Baden) la formule latine utilisée qu’en droit matrimonial français mais méconnue par les autres branches du droit français voire même de la même branche qu’est le droit civil : “habilitis ad nuptia, hailis ad pacta nuptiala” (“celui qui a la capacité pour se marier est également capable de donner son consentement au contrat de mariage qui le concerne”).

Pour répondre donc à la question de l’existence d’un langage juridique, il pourrait être proposé qu’il existe bien un langage juridique qui reflète l’unité du droit comme spécificité culturelle du système juridique qui l’a produit et l’enrichit constamment. Mais parallèlement, ce langage comporte des subdivisions qui sont autant multiples qu’il n’existent de fonctions spécifiques dans le droit et ayant leur propre lexicographie (ex : droit civil, droit commercial...). Ce qui laisse présupposer une pluralité de langages du droit (ex : droit civil, droit commercial...).

Conclusion

Le langage juridique existe comme un langage spécialisé bien que trouvant une origine dans le langage courant et continuant à entretenir des liens avec ce dernier. Reflétant la spécificité de chaque système juridique comme peut l’être celui français, le langage juridique présente toutefois de multiples fonctions propres au système juridique. Et met en lumière tant son caractère unificateur dans le droit français face au monde extérieur que sa pluridisciplinarité au niveau national en tant qu’outil de discours spécifique à chaque fonction du droit.


SOURCES

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Audrey LAUR