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Décisions de justice en matière sexuelle : quand les vraies victimes se rétractent. Par Jacques Cuvillier.
Parution : lundi 8 octobre 2012
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Imaginez la situation : vous avez subi une agression grave, à caractère sexuel, vous vous tournez vers la justice. Votre vie se charge d’un épisode éprouvant. A terme, vous voudrez tourner la page. Croyez-vous que ce soit si facile ?

Être victime

La condition de victime n’est pas reconnue du seul fait du préjudice subi ni de la souffrance qui l’accompagne. La justice s’intéressera à votre cas dès lors qu’il est consécutif à la conduite d’une ou plusieurs autres personnes qui peuvent être identifiées et dont on peut présumer qu’elles sont en défaut vis à vis de la loi. Si votre cas fait l’objet d’une instruction, elles peuvent être mises en examen tout en restant présumées innocentes.

Il est des cas où la désignation de l’adversaire semble indubitable, par exemple parce qu’il est objectivement responsable d’avoir été à l’origine d’un accident, ou bien parce qu’il a été confondu à la suite d’une enquête policière. Mais il en va tout autrement dans la plupart des affaires à caractère sexuel de même que dans les problèmes de relations au sein du couple ou de la famille. Dans de nombreux cas la victime désigne le transgresseur ou contribue à l’identifier, parfois longtemps après les faits. L’investigation technologique est souvent absente, c’est parole contre parole.

Dans ce contexte, les aspects culturels et la psychologie sociale sont très présents. Les médias prennent même une importance toute particulière dans la mesure où ils sont bien souvent en matière d’influence sociale, le régulateur de codes de conformité.

Le milieu médiatique dans lequel nous baignons s’est électrifié de partout pour stimuler notre adrénaline et nos émotions : le public passe par plaisir de nombreuses heures à contempler des films, des séries, des infos, des jeux qui font un usage immodéré de la violence, du crime, de la délinquance sous toutes ses formes. Actualité et fiction se côtoient de manière adjacente. Comment distinguer les histoires vraies des fictions, surtout quand elles deviennent des fictions alors même qu’elles sont encore couvertes au titre de l’information en tant que faits de société ?

Dans ce tumulte, meurtre, viol, rapt sont des mots usuels que l’on peut entendre sans lever un cil. Il y a ceux qui restent en retrait, ceux qui dérangent. Victime est de ceux-là. Il y a aussi des termes et des expressions qui gardent leur force et leur capacité à mobiliser, qui font se lever des hordes de protestataires : « accusé à tort », « erreur judiciaire ».

Les prédispositions du public et des médias [1]

Le langage, la sémantique dont il est fait usage et les connotations qui s’y attachent révèlent aux esprits perspicaces les prédispositions de la société à entendre certaines vérités et à en rejeter d’autres. Mais d’une manière générale, la tendance n’est pas de s’attarder sur l’examen de ces indices. Ce qui façonne l’opinion tient autant de l’information que de la rumeur. Un peu comme la forme d’un terrain qui fait le lit d’une rivière. A priori, l’eau qui se déverse s’infiltre. Dans certaines configurations, elle emprunte une vallée et circule. C’est le terrain qui fait la rivière, pas l’eau. Les idées qui circulent et ce qu’elles signifient, celles qui finissent par émerger comme vérité, et ce ne sont pas les instigateurs qui la font, mais les prédispositions du public.

Combien de fois ne vous est-il pas arrivé de percevoir un appel de phares d’un automobiliste qui tient à vous avertir qu’un contrôle de gendarmerie se situe devant vous à quelque distance ? Ce comportement reflète une tendance à protéger un congénère contre l’une des forces de régulation sociale susceptible de relever ses fautes. Ceci révèle une solidarité instinctive entre les gens qui ont tendance aux mêmes travers. On retrouve ce type de comportement vis à vis de la justice, et aussi vis à vis de qui fait appel à elle. En somme, dès le départ, rien ne dit que la victime ait un préjugé favorable de la part du public et des médias qui le caressent dans le sens du poil. On peut constater dans nombre de cas, que les comités de défense qui se constituent sont souvent plus pugnaces et mieux écoutés pour défendre un accusé qu’une victime.

La place des sciences et de la technologie

La justice a naturellement cherché à conjurer les aspects irrationnels de l’esprit humain par des dispositions propres à amener davantage d’objectivité. Actuellement, la science arrive comme le grand investigateur : analyses ADN, analyses chimiques, imagerie du microscopique... On y croit, on respecte. Tout au moins celle qui tient des sciences physiques, dont l’aura est illuminée par le succès incontestable des technologies de pointe. Avec des réalisations comme le téléphone portable, le public a en quelque sorte les preuves en mains. Mais dans certains cas, les éléments tangibles sont trop ténus ou font défaut, et la technologie n’est alors d’aucune utilité.

La science est également à l’œuvre dans les investigations psychologiques. Les vérifications méthodologiques dont elles font usage sont issues d’années d’expérience, de recherche et de validation. Elles sont donc éprouvées mais restent affaire de spécialistes. Le public qui en méconnaît la rigueur scientifique et n’a pas les preuves sous les yeux est assez suggestible et quelques articles bien tournés peuvent assez facilement l’amener à douter.

La victime a-t-elle toujours conscience de sa condition ?

D’une manière générale, la personne qui est victime le sait. Pas besoin qu’on le lui dise. Mais il y a aussi des victimes pour qui le sentiment n’est pas aussi clair. Les jeunes enfants en premier lieu, mais aussi les personnes qui ont été manipulés par des agresseurs pervers qui sont parvenus à inverser le sentiment de culpabilité, et encore certaines personnes qui en quelque sorte se mentent à elles-mêmes et adoptent instinctivement une posture de déni qui leur permet d’évacuer tant bien que mal la souffrance et de « tenir le coup ». Nombreuses sont les femmes violentées qui, en dépendance financière ou pensant préserver leur foyer ont adopté ce genre d’attitude ! Les contours de ce comportement sont plutôt difficile à cerner du fait de l’aspect relatif de la souffrance : ce qui paraît à juste titre insupportable à une personne peut être supporté par d’autres.

Il n’empêche que certains sujets semblent surmonter leurs traumatismes de manière étonnante. On dit qu’ils font preuve de résilience. Un traumatisme n’est pas réversible. Mais les tenants de la résilience disent qu’il serait réparable si la personne pouvait mobiliser ses ressources et adopter une stratégie adaptative pour résoudre le handicap qu’il pourrait induire. Ces stratégies sont multiples, parfois contaminantes, elles peuvent aussi se révéler à terme dangereuses pour la personne et pour son entourage [2]

Les jeunes enfants posent un problème particulier parce qu’ils n’ont pas la possibilité d’évaluer leurs souffrances. Par ailleurs leurs traumatismes se répercutent dans leur psychisme d’une manière extrêmement complexe car il impacte leur cerveau en cours de développement.

Mais la question se pose à un certain degré pour toute victime, de manière quelque peu différente selon son âge et les conditions qu’elle a connue dans sa vie - en particulier au cours de l’enfance - et qui ont pu construire ou altérer la perception et l’estime qu’elle a d’elle-même.

La souffrance morale est largement influencée par le regard de l’autre, directement de par l’appréciation que les tiers portent sur le préjudice subi, et indirectement quand la perception est fondée sur les repères éthiques et culturels qui ont été construits au cours de l’éducation. Elle est donc référencée sur des repères. Des situations, des gestes identiques peuvent donc être ressentis de manières très différentes en fonction du référentiel éthique dans lequel elles se situent. Le même regard peut susciter des réactions qui vont de l’indifférence à l’envie de tuer.

Les mots révèlent les repères quant au contexte du comportement. Lorsque des enfants entre eux découvrent leurs corps, ils « jouent au docteur », se plaçant d’eux-mêmes instinctivement dans un référentiel dans lequel ces gestes sont admis. A l’âge adulte, la présence concomitante de ces référentiels multiples et distincts continue à exister.

Il y a un demi siècle, les enfants pouvaient recevoir une fessée accompagnée immédiatement de cette remarque : « qui aime bien châtie bien ! » En somme une punition immédiatement recadrée dans du référentiel d’amour !

Le rôle protecteur ou incitateur des personnes qui aident la victime [3]

Par sollicitude ou dans l’exercice de leur profession, il arrive que des personnes aident une victime à prendre conscience de la gravité de ce qui lui est advenu. Le rôle de ces personnes est déterminant et peut être lourd de conséquences. La question sera longtemps de savoir quel service elles ont rendu à cet enfant, à cette fille, à ce gars qui est passé d’un état d’adaptation – même douloureuse – à celui de victime. Selon le regard que l’on porte sur elles, elles seront protectrices, incitatrices, instigatrices... Il s’agit souvent d’une chaîne de différents acteurs qui agissent chacun dans leur domaine respectif, familial, amical, professionnel... auteur de signalement, médecin, psychologue, qui vont prendre leur part dans ce qui peut éventuellement aboutir au tribunal.

Car en même temps que les faits sont mis en évidence, se dessine en arrière plan un, une responsable, qui aura peut-être des comptes à rendre si il, elle, est identifié(e), si son comportement est caractérisé, si les faits sont incontestables ou reconnus, si ceux qui doivent se prononcer osent le faire... Cela fait beaucoup de « SI » !

La perception de la justice

La souffrance peut apparaître aux yeux de la victime comme la justification essentielle de sa plainte. On la verra resurgir lors des plaidoiries où elle sera mise en exergue par l’accusation et éventuellement relativisée par la défense. Mais en dehors de cet épisode qui surgit à la fin du parcours judiciaire, elle est presque en dehors du champ de vision de la justice qui fondera son action sur d’autres critères. À défaut de satisfaire les conditions de recevabilité que le juge apprécie, la plainte sera classée sans suite.

Dénoncer ou se taire quel est le pire ?

Pour traiter de cette question, il nous faut évidemment laisser de côté toutes les plaintes abusives qui résultent de la dénonciation spontanée d’actes imaginaires, comme par exemple les tentatives souvent maladroites de maquillage de rapports sexuels inavouables ou autres stratagèmes dont les contours consternants sont souvent démontés par les premières investigations d’enquête policière, et qui peuvent aussi être débusqués par les expertises psychologiques ou psychiatriques. Je ne considère que les cas qui avaient toutes raisons d’être considérés comme sérieux et dans lesquels le préjudice subi est réel et grave.

Quand la justice est passée – lorsqu’elle passe - le ou la plaignante quitte sa condition de victime psychologique et devient une victime judiciaire reconnue, et la vérité judiciaire s’applique à son cas. Doit-elle forcément aborder cette étape ? Mesure-t-elle toutes les conséquences possibles et l’effort qu’il faut produire pour se résoudre à se plaindre ?

La honte de se présenter comme sali(e), la simple évocation de l’éventualité de n’être pas reconnu(e), ou pire, d’être débouté(e), avec toutes les effets collatéraux qui ont été exposés ci-dessus suffirait la plupart du temps à faire renoncer à toute action. On sait que la plupart des agressions effectives ne sont suivies d’aucun dépôt de plainte. Pour celles qui en font l’objet, si l’on additionnait celles qui sont classées sans suite et celles qui aboutissent à un non-lieu, on se rendrait compte non seulement qu’une faible proportion aboutit effectivement au jugement d’un tribunal. Parmi celles-là, seule une fraction donnent lieu à un jugement qui conclut à la culpabilité de l’accusé. Les chances d’aboutir sont donc minces, et les plaignant(e)s qui osent faire appel à la justice dans ces conditions ont des dépositions généralement fondées. On ne peut évidemment pas exclure que certaines puissent être abusives, mais leur nombre vraisemblablement minime ne peut certainement pas correspondre au cortège de tous ces « accusés à tort » qui clament leur innocence, et qui ont de bonnes chances d’être acquittés surtout si leur avocat a du talent. Il faudrait y réfléchir.

L’écueil du classement sans suite ou du non-lieu

De très nombreuses plaintes de vraies victimes suivent ce chemin, et les psychologues peuvent témoigner du nombre de celles d’entre elles dont les traumatismes nécessitent un suivi thérapeutique.

C’est une situation douloureuse qui peut être ressentie comme si la société que l’institution judiciaire représente prenait le parti de l’agresseur, que son préjudice n’était pas reconnu, que sa personne elle-même était déconsidérée. De plus c’est une condamnation à devoir vivre avec sa vérité enfouie, impossible à exhumer, qui reste à traiter par ses propres ressources, cette résilience qui exige une adaptation sociale forcée et le deuil d’un légitime besoin de vérité.

Le désastre du procès perdu

Si l’affaire est instruite, elle n’est pas gagnée pour autant. La justice n’a pas de gestes de compassion et l’aboutissement d’un procès est en grande partie affaire de compétence pour les professionnels impliqués à tous les niveaux, et de stratégie et de talent pour les avocats de l’accusation et de la défense. Par ailleurs, le rôle que prennent les médias peut aussi avoir leur importance [4]

Or un procès perdu par une vraie victime est pire qu’un classement sans suite. Le couperet qui tombe après une période longue et éprouvante la plupart du temps amène un sentiment encore plus aigu d’injustice et de déconsidération. Les souffrances morales s’ajoutent tandis que le regard de l’autre s’alourdit à l’encontre de la victime :

L’accusé est acquitté. Il retrouve son statut dans la société dont la victime fait partie. Comment peut-elle encore s’y sentir chez elle ? Comment ne ressentirait-elle pas un sentiment d’exclusion ?

L’accusé est innocenté. Pas par la justice en fait. Les règles qui déterminent l’acquittement [5] ne prouvent pas l’innocence d’un condamné. Mais pour l’opinion, si ouverte à l’idée de l’erreur judiciaire et si prompte à se mobiliser pour celui ou celle qu’elle croit « condamné à tort », l’innocence semble s’imposer comme une évidence, et souvent l’émoi et la compassion l’accompagne, stimulée par quelques articles de presse bien sentis.

La victime se retrouve en position d’accusé(e). Le jugement en France est binaire et rarement nuancé : l’une des parties a raison, par conséquent l’autre a tort. Il s’en suit que l’opprobre échoit à la victime. Elle est la personne par qui le scandale est arrivé, elle est responsable des tourments de l’acquitté, elle a perdu sa crédibilité dans le présent et pour l’avenir, elle peut même figurer dans la nomenclature médiatique des mythomanes ou des détraqués.

Le jugement peut entraîner un cortège de victimes collatérales. J’ai dit plus haut que l’action en justice pouvait éventuellement avoir pour origine la sollicitude ou le devoir professionnel d’autres personnes. Si la victime est reconnue comme telle, leur intervention sera réputée légitime et même méritoire. Mais gare à elles dans le cas contraire. De protectrices, elles deviendront instigatrices, leur image passera d’une position honorable de bonté bienveillante à celle – sulfureuse – de mêle-tout et de pousse au crime. La gestion de cette situation est encore plus délicate pour les professionnels impliqués qui voient leur compétence, quelquefois reconnue de longue date, remise en cause. Magistrats et enquêteurs peuvent éventuellement pâtir également, seuls les jurés, dont le rôle est pourtant essentiel sont en principe épargnés. Comment celui ou celle qui a décidé de s’engager dans un procès pourrait-il ne pas sentir sur ses épaules une part de toutes ces souffrances ?

Le danger pour les professionnels a été illustré lors du procès de l’affaire d’Outreau de manière effarante. Le public ne sait pas que ce procès ne peut pourtant être considéré comme perdu pour les petites victimes puisque douze enfants ont été reconnus victimes de viols, agressions sexuelles, corruption de mineurs et proxénétisme. Malgré cette vérité judiciaire, et du fait de l’acquittement de la plupart des accusés, des experts judiciaires qui avaient été traités de manière infâme par les avocats de la défense [6] ont été ensuite vilipendés dans la presse et différents ouvrages par des auteurs qui faisaient semblant d’ignorer que les conclusions des analyses opérées par l’experte principale dont la compétence était reconnue - et l’est toujours dans les milieux professionnels - ont été validées par cinq autres.

Du cours qu’a suivi un procès, il reste aussi une trace enregistrée et indélébile, qui peut à l’occasion participer à la jurisprudence de façon plus ou moins déterminante. Il reste aussi un impact dans la mémoire collective, surtout si elle a été fortement médiatisée. Le choix de se taire ou de dénoncer a donc une incidence sur le plan personnel mais aussi sur le plan collectif, et c’est finalement toute la société qui est impactée par le bilan qui se dégage des actions en justice.

Le piège du procès gagné

Si la perte d’un procès est certainement un désastre pour la victime, le fait d’avoir eu gain de cause n’est pas forcément une victoire. Elle s’apercevra bien vite qu’elle peut avoir un goût amer et que le prix à payer n’est pas que pécuniaire :

- Parce que sous le regard de l’autre, la culpabilité est supposée partagée dans une certaine mesure. Ce sentiment est sournoisement présent dans les rapports avec l’entourage et le doute peut survenir. Si le sentiment d’être victime était confus au départ, si sa révélation a impliqué l’intervention d’une ou plusieurs personnes tierces, le risque est encore plus grand de la voir se questionner sur sa propre innocence.

- Parce que la peine infligée au coupable peut éventuellement concerner le père, un oncle, toute personne de l’entourage proche dont les membres sont susceptibles de prendre parti au point d’exercer une forme de représailles, consciemment ou non.

- Parce que les conséquences du procès peuvent mettre la famille dans une gêne matérielle ou morale : déménagement, perte de revenus, ruptures de relations...
Parce que le jugement a posé une étiquette qui semble indélébile à une personne qui n’a qu’une envie, celle de ne pas avoir à être distinguée de ses semblables, surtout si elle se sent stigmatisée.

- Parce que l’issue du procès n’a pas fait disparaître le traumatisme psychique qui persiste et dont les développements sont complexes.

- Parce qu’enfin, la victime qui dans un processus de survie peut adopter une stratégie de résilience pour chercher à exister en souffrant le moins possible s’expose à terme à des complications d’ordre psychologique parfois graves.

Pour ne plus souffrir, comment cesser d’être victime ?

Il n’y a donc pas de planche de salut pour une victime. Le mieux pour elle serait de ne pas exister en tant que telle. Impossible direz-vous ? Pourtant les tentatives pour surpasser cette impossibilité et se présenter avec un passé différent de celui qui a eu lieu sont fréquentes pour ceux et celles qui ont décidé consciemment ou non de s’inventer une autre histoire.

Il convient ici de distinguer les situations très différentes qui peuvent se présenter selon son âge, son statut dans son milieu, ses ressources psychologiques personnelles et ses capacités d’initiative, mais aussi en fonction de la conscience claire ou confuse de l’expérience traumatisante qu’elle a vécue.

Un cas tout à fait symptomatique est sans doute celui de la petite Aurore qui fait justement partie des enfants d’Outreau qui ont été reconnus victimes. Dans son livre poignant « Je suis debout » [7], Cherif Delay, l’aîné parmi les douze enfants reconnus victimes témoigne de la scène où alors qu’elle subissait une agression sexuelle, elle l’appelait au secours. Ceux qui vivent aux côtés de Chérif savent à quel point cette expérience l’a marqué et à quel point il se sent toujours coupable de n’avoir rien pu faire. De plus, Thierry Delay, condamné à 20 ans de réclusion criminelle, n’a pas protesté de l’imputation de viol à son endroit. Aurore avait maintenu ses accusations de viols durant les deux procès d’Outreau - elle avait 11 et 12 ans. Les trois experts qui l’avaient examinée avaient accrédité ses dires et objectivé la réalité d’indices liés aux agressions sexuelles tout comme le rapport de l’IGAS. Autant dire que les agressions sexuelles dont elle a fait l’objet sont indubitables [8]. Pour autant, elle se rétracte et tente d’imposer ce choix.

Dans un article très instructif [9] Marie-Christine Gryson-Dejehansart [10], l’expert judiciaire qui l’a examinée en tant que psychologue expose son cas et la problématique complexe de la rétractation.

Pour une vraie victime, la rétractation est-elle un droit ?

Reste à se poser le problème du respect éventuel à accorder à ce choix par une question de fond : la victime a-t-elle moralement le droit de se rétracter pour pouvoir mener une autre vie que celle d’une victime ? En d’autres termes, peut-elle choisir de cesser d’apparaître comme telle ?

La conséquence d’un choix délibéré en ce sens est lourde pour elle et pour d’autres. En le faisant, elle consent implicitement à blanchir définitivement son agresseur et tente de se faire pardonner une calomnie grave – mais qui en réalité n’en était pas une. Elle peut à ce prix tenter de retrouver sa place dans une société qui ne reconnaît plus sa souffrance et ne lui rends pas justice, qui lui pardonnera peut-être ce qui sera présenté comme un égarement. Mais condamnée à une démarche de sauvegarde d’elle-même, en recherche tous azimuts de réparation et de compensation, pourra-t-elle psychologiquement résoudre ce scénario factice sans s’exposer à de graves désordres ? Je laisse les spécialistes disserter sur cette question qui m’effraye.

Dans le sillage de sa rétractation, elle fait aussi une cascade de dégâts collatéraux. Les personnes qui l’ont soutenue dans ses dénonciations sont pratiquement diabolisées, et j’ai déjà fait état des conséquences qui pouvaient affecter injustement les professionnels. Je peux citer aussi ce fait dont témoigne Marie-Christine Gryson-Dejehansart :

L’adolescente a fait machine arrière pour les viols en pleine audience et a maintenu ses accusations contre son père uniquement au sujet des attouchements. L’explication qu’elle a donnée à son entourage à l’issue du procès, est qu’elle estimait que son père avait été assez puni et qu’avec la peine qui couvrait la préventive, il pourrait sortir et s’occuper des frères et sœurs qui lui en voulaient d’avoir mis leur père en prison. Ce qui pouvait se comprendre au plan humain mais qui pose un grave problème quant à la jurisprudence qui en est tirée : l’adolescente reconnaissait devant les jurés qu’elle avait menti alors qu’il n’en était rien. Elle a été félicitée par les avocats de la défense alors que son avocat désavoué accusait le coup, en promettant de ne plus jamais s’occuper de la défense des victimes d’inceste.

Il est aussi une conséquence grave pour l’ensemble des victimes actuelles et à venir : l’accumulation des circonstances qui aboutissent à la conclusion selon laquelle le plaignant, la plaignante aurait menti. La répétition des cas où c’est elle-même qui l’atteste de par sa rétractation vient encore renforcer dramatiquement ce tableau, d’autant qu’il s’accompagne généralement d’une vaste publicité quand l’empressement médiatique se scandalise de l’erreur judiciaire évitée de justesse ou déjà commise et sanctifie l’accusé. Tout cela compromet durablement la parole de toute personne qui voudrait faire état de sévices.

La question de la rétractation est encore plus complexe lorsque la victime ne peut restituer une image claire et convaincante de son expérience traumatisante. Lorsqu’il s’agit d’un jeune enfant, les professionnels spécialisés peuvent établir la gravité de leur traumatisme, alors que dans un tribunal, l’assistance, les avocats, les magistrats, les jurés, sont parfois incapables de s’en faire une idée claire. Pire, ils peuvent se forger une conviction erronée à partir d’indices qu’ils croient percevoir sans être capable de les interpréter à bon escient. On peut par exemple suspecter chez un enfant comme un doute à propos de sa propre déclaration. Les victimologues savent bien que l’enfant victime (voire l’adolescent) est souvent submergé par le sentiment d’irréalité compte tenu de l’incongruité des agressions subies et si l’on s’engouffre dans cette brèche et que l’on lui suggère l’adhésion à ce doute, il peut se rétracter car il souhaite avant tout avoir fait un mauvais rêve.

C’est à ce niveau que l’expertise judiciaire est précieuse. L’expert psychologue ne prend en aucun cas la place du juge. Il est là pour apporter une compétence que les autres participants n’ont pas, pour livrer les résultats d’une analyse menée sur la base de méthodes rigoureuses et éprouvées scientifiquement [11]. Indépendants des parties en présence, leur rôle est précieux et irremplaçable.

Le danger – aussi terrible que mal perçu – c’est de croire que toute personne « de bon sens » pourrait avoir sur la situation une position tout aussi valable que celle des experts. Les avocats ne se gênent pas pour faire comme si, et ils ne sont pas les seuls comme le montre la lecture du rapport parlementaire sur l’affaire d’Outreau [12].

Mangeriez-vous les champignons qu’un amateur aurait cueilli en se référant à une feuille descriptive succincte ? Sans doute pas. Vous préféreriez vous fier à l’œil exercé d’un connaisseur. Et vous auriez bien raison. Lui seul peut avoir un avis étayé par tout un ensemble de signes qui échappent au premier venu même s’il lui serait impossible de les expliquer en quelques minutes.

Il est donc extrêmement regrettable de garder en mémoire l’image pitoyable que les médias ont donné des experts au moment des procès d’Outreau où l’on a vu les gesticulations des avocats de la défense s’efforcer de tourner en ridicule leurs travaux et leurs conclusions et les médias s’empresser de diffuser inconsidérément les bons mots qui ont amusé la galerie. Les auteurs qui continuent à véhiculer ces images de légende font vraiment preuve d’ignorance et de légèreté, une légèreté qui engage leur responsabilité puisqu’elle fait perdurer les effets délétères de cette vision.

Quand les vraies victimes se rétractent

Il ne suffit pas d’avoir choisi de défendre sa cause, encore faut-il pouvoir assumer et maintenir cette position. Nous avons vu l’inconfort que cela représente. La posture de la victime est instable du fait des conflits qui s’opèrent en elle, et aussi parce qu’elle subit une pression insidieuse et permanente d’une part de son entourage. Les regards, les points de vue, les jugements même seulement redoutés peuvent l’envahir. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner si elle aspire à rentrer dans le rang, et comme je l’ai dit, à faire sienne une autre histoire. Cette tendance est encore renforcée chez certains sujets par une propension traumatique au déni et à la rétractation qui les rend éminemment suggestibles.

Jouer sur cette fragilité, c’est pour la ou les personnes qui ont été accusées, éventuellement condamnées, l’occasion d’un rattrapage décisif. Une manœuvre ignoble pour un objectif prometteur : obtenir la rétractation de la victime. Cela permet à terme une probable réhabilitation et même plus : la reconnaissance d’un statut honorable de persécuté de la justice, ce qui peut même de nos jours, s’accompagner d’indemnités substantielles.

Quant à la victime, son désistement est définitif. Elle perd à tout jamais sa crédibilité, et si elle reçoit quelque flatterie au titre du courage de se dédire et d’un prétendu retour de lucidité, quelle notion d’honneur restera-t-elle vis à vis d’elle-même ? Quels effets dévastateurs réservent son avenir ?

Justice réparatrice et désistement informel : une rétractation implicite
Actuellement tout se passe comme si le rôle d’arbitre de l’institution judiciaire, et la dynamique contradictoire qui doit normalement avoir lieu dans un tribunal devait céder la place à un mode de fonctionnement qui privilégie la médiation et la transaction entre les parties. Ne veut-on plus de la justice telle qu’elle fonctionnait jusqu’ici ?

Les affaires de violence intrafamiliale et de transgression sexuelle ne semblent pas échapper à cette tendance. Et pour lui donner un contexte flatteur, on a inventé un concept tout à fait révélateur : la justice réparatrice.

Je ne voudrais pas attaquer cette idée d’emblée sans reconnaître que dans certains contextes, elle a pu avoir un effet utile. C’est par exemple le cas de tout une démarche qui a été menée en Afrique du Sud après le fin de l’apartheid alors qu’il fallait pacifier la société encore meurtrie. Mais que l’on envisage de l’appliquer en matière de viol ou de transgressions sexuelles a quelque chose de stupéfiant pour les psychologues qui sont au fait des traumatismes des victimes.

Il y a dans ce vocable, le mot « réparation ». C’est à dire que le principe s’appuie sur ce concept qui a fait couler beaucoup d’encre : la résilience. Il en a été question un peu plus haut, et mon propos n’est pas d’en reprendre l’analyse et la critique, d’autres l’ont fait avec pertinence [13]

Ce que je voudrais faire remarquer, c’est que ses conséquences sont très proches de celles qui caractérisent la rétractation. Elle aboutirait de fait à une sorte de désistement organisé, informel.

Il ne faudrait donc pas penser que le cheminement qui fait revenir la victime sur la position qu’elle a prise en dénonçant les faits insupportables qu’elle a subis ne se produisent que dans un cadre judiciaire et se limitent à des retournements rares, spectaculaires, fortement médiatisés.

Dans le cas présent, on les organiserait en catimini. Et si cela semble fonctionner, on cherchera sans doute à généraliser la démarche. Or, il y a fort à parier que l’on en tirera un bilan positif. Il le sera certainement pour l’abuseur ou l’agresseur. Il aura l’air de fonctionner également pour la victime qui sera amenée en fait à une attitude de rétractation donc de réparation apparente. Et on dira vive la résilience !

Il n’est pas exclu que dans un proche avenir, le rapprochement de vraies victimes et de leur bourreau donne lieu à un scoop médiatique de premier plan : imaginez seulement qu’après avoir fait se rapprocher les enfants Delay de leur mère, Myriam Badaoui, sortie de prison après avoir purgé partiellement sa peine de quinze années de réclusion pour avoir contribué activement aux horreurs subies par ses propres enfants, on arrive à une sorte de « réparation » qui entraînerait la rétractation publique des « anciennes » petites victimes ! Le feraient-ils d’ailleurs en connaissance de cause ? Ont-ils seulement accès aux dossiers judiciaires qui les concernent en devenant adultes ?

La victoire de toute la stratégie perverse qui a abouti vraisemblablement à l’une des plus grandes mystifications de l’histoire judiciaire serait totale. Elle oblitèrerait pour longtemps la parole des victimes, et maintiendrait une suspicion malsaine sur la compétence des professionnels qu’il s’agisse des enquêteurs dont on entend dire avec de moins en moins de retenue qu’ils feraient prétendument un travail bâclé, des experts qui seraient presque des divinateurs [14] de l’institution judiciaire elle-même avec la menace qu’une telle perte de confiance fait peser sur la démocratie. A quand un nouveau juge jeté en pâture à une opinion déchaînée pour faire l’objet d’une sorte d’exécution sacrificielle ?

A côté de cela on tresse des couronnes de lauriers à des grands avocats assez adroits pour faire acquitter des clients en mauvaise posture. On ne parle pas - fort heureusement - des jurés qui ont pourtant un rôle essentiel au bout du compte.

Victime un jour, victime toujours ? Je ne saurais dire. Il est indéniable qu’un jugement qui reconnaît les préjudices subis et condamne le transgresseur est nécessaire à sa reconstruction psychologique. Cette issue n’arrive pas forcément, loin s’en faut. Mais même dans ce cas, le plus favorable, on ne sait pas à quel point les difficultés se prolongent de manière insidieuse. Oui, il est difficile de vivre en tant que victime. La rétractation, dont les raisons sont diverses et complexes, peuvent faire partie des tentatives pour trouver une solution à cet inconfort social. Il est bon de la voir aussi sous cet aspect et de la considérer avec la plus grande circonspection.

Jacques Cuvillier

[2« Résilience » ou la lutte pour la vie Serge Tisseron Août 2003.

[3Je m’agace en me voyant amené à toujours utiliser le féminin pour parler de victime

[7Editions du Cherche Midi

[8Note : le viol d’un enfant n’implique pas nécessairement le constat de traces de pénétration vaginale.

[10Auteure du livre « Outreau, la vérité abusée, 12 enfants reconnus victimes » Eds Hugo et Cie

[11Voir «  l’expertise psychologique en résumé » Marie-Christine Gryson-Dejehansart .

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