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AZF : responsabilité de l’Etat pour carence fautive dans l’exercice de la police des ICPE. Par Arnaud Gossement, Avocat
Parution : jeudi 7 février 2013
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Par arrêt n°N° 10BX02881 rendu ce 24 janvier 2013, la Cour administrative d’appel de Bordeaux a condamné l’Etat à indemniser des victimes de la catastrophe AZF pour faute dans l’exercice de la police des installations classées. Analyse.

L’arrêt de la Cour administrative d’appel de Bordeaux peut être consulté ici.

Pour un exemple de responsabilité sans faute de l’Etat dans l’exercice de la police des ICPE, voir ce billet.

Au cas présent, deux personnes, M et Mme B, victimes de l’explosion intervenue le 21 septembre 2001 sur le site de l’usine AZF exploité à Toulouse par la société Grande Paroisse demandaient au Juge administratif que l’Etat soit condamné à leur rembourser les dommages qui n’avaient pas été d’ores et déjà été indemnisés : préjudice moral et de troubles dans les conditions d’existence évalués par eux à 20 000 euros.

Le tribunal administratif de Toulouse avait rejeté leur demande d’indemnisation au motif que les causes de la catastrophe restaient " à ce jour inexpliquées ".

Carence fautive de l’Etat

La Cour administrative d’appel de Bordeaux caractérise la faute de l’Etat pour trois motifs

En premier lieu, la Cour administrative d’appel de Bordeaux va, à l’inverse du tribunal administratif de Toulouse, jugé que les causes de la catastrophe peuvent être déterminées à la lecture de l’arrêt de la Cour d’appel de Toulouse du 24 septembre 2012. L’arrêt précise :

"5. Considérant qu’il résulte de ce qui précède que l’explosion qui s’est produite le 21 septembre 2001, initiée dans le bâtiment 221 de l’usine AZF, a pour origine la réaction chimique accidentelle née du mélange de nitrates d’ammonium et de produits chlorés dans un environnement et des conditions d’entreposage qui ont favorisé cette réaction ;"

En second lieu, la Cour administrative d’appel de Bordeaux souligne que les causes de la catastrophe sont liées à la violation des prescriptions de fonctionnement ICPE qui s’imposaient à l’exploitant :

"7. Considérant que la procédure pénale a mis en évidence le non-respect des prescriptions réglementaires quant aux modes de stockage des nitrates d’ammonium déclassés, à l’établissement des procédures de traitement ou de stockage des produits fabriqués par l’entreprise et aux actions de formation du personnel, en particulier celui des sous-traitants ; que ce dernier personnel n’avait reçu aucune formation particulière quant aux propriétés des produits qu’ils manipulaient effectivement et aux risques d’explosion qui s’attachaient à leur croisement ; que le sol du bâtiment 221, où reposait le tas de nitrates d’ammonium déclassés sur lequel a été déversé le mélange de nitrates d’ammonium industriel et de dérivés chlorés, attaqué de longue date par les nitrates, n’était plus étanche et la nappe phréatique y affleurait ; que ce bâtiment, dont la porte ne fermait plus, restait en permanence ouvert, ce qui, du fait de son orientation, en augmentait l’humidité ; que cet entrepôt, au titre duquel aucun registre d’entrée et de sortie n’était tenu, accueillait de fait des quantités de nitrates, que ce soit en tas ou sous la forme d’une épaisse semelle durcie sur le sol, excédant notablement le seuil de stockage déclaré et autorisé à cet endroit qui était de 500 tonnes ; "

En troisième lieu, le Cour administrative d’appel de Bordeaux constate que la réaction de l’Etat n’a pas été adaptée au regard de la violation de ces prescriptions par l’exploitant :

"8. Considérant que l’existence même de ces modes irréguliers de stockage de produits dangereux dans le bâtiment 221, pour des quantités importantes et sur une longue durée, que traduisent l’encroûtement des produits répandus sur le sol et la détérioration de celui-ci, révèle une carence des services de l’Etat dans leur mission de contrôle de cette installation classée ; que, si le ministre se prévaut des onze visites d’inspection qui ont eu lieu sur le site du 1er mars 1995 au 17 mai 2001, les rapports d’inspection versés aux débats ne donnent pas à penser que le bâtiment où s’est produite l’explosion aurait été visité et ses modes réels d’exploitation contrôlés ; que n’en apporte pas la preuve contraire la circonstance que la dernière visite d’inspection du 17 mai 2001, consacrée à " l’examen du système de gestion de la sécurité mis en place au sein de " l’" usine dans le cadre de l’application de la directive Seveso II " ait donné lieu à un compte-rendu du 13 juin suivant notant l’engagement de la société de réaliser " fin juillet 2001 " l’étude générale de dangers du site que l’arrêté du 18 octobre 2000 lui imposait de transmettre avant le 3 février 2001, et de réaliser " fin 2001 " une étude de danger propre à la fabrication et au stockage " des ammonitrates et autres engrais " que l’arrêté précité lui imposait déjà de transmettre en 2001, alors surtout que l’étude de danger relative à ces produits réalisée auparavant par l’entreprise, ancienne et partielle, était insuffisante ; que ces carences des services de l’Etat, qui, malgré les pouvoirs que leur confèrent les textes cités au point 3, n’ont pas détecté ou se sont abstenus de sanctionner des défaillances visibles et prolongées de l’exploitant du site, source de risques majeurs dans une zone de forte densité urbaine, sont fautives ; qu’elles sont de nature à entraîner la responsabilité de l’Etat ;"

A raison de ces "carences fautives" la responsabilité de l’Etat est donc engagée.

Absence d’exonération de responsabilité de l’Etat pour faute de l’exploitant

Sur ce point, l’arrêt précise, à juste titre, que la faute de l’Etat n’étant pas de même nature que celle commise par l’exploitant, la faute du second ne peut exonérer le premier de sa responsabilité :

"9. Considérant que l’État ne peut, pour s’exonérer de sa responsabilité née de ses propres carences à identifier ou sanctionner des défaillances détectables, durables et d’incidence très grave dans l’exploitation d’installations classées pour la protection de l’environnement qu’il a autorisées, se prévaloir de l’existence même des fautes de cette nature imputables à cet exploitant, dès lors que son action aurait dû précisément avoir pour objet et pour effet d’éviter qu’elles ne soient commises ;"

Sur le lien de causalité entre la faute de l’Etat et le préjudice des victimes

L’une des difficultés à laquelle était confrontée la Cour administrative d’appel de Bordeaux tenait à l’identification du lien de causalité entre la faute de l’Etat et le préjudice subi par les victimes requérantes. La faute de l’Etat, distincte de celle - avérée - de l’exploitant ne pouvait être à l’origine de la totalité du préjudice dont les requérants demandaient l’indemnisation.

Rappelons que ces derniers ne demandaient au surpplus pas la réparation de tous leurs préjudices mais uniquement de ceux qui n’avaient pas été déjà indemnisés : préjudice moral et de troubles dans les conditions d’existence évalués par eux à 20 000 euros. Une demande "raisonnable" qui a sans doute contributé à ce qu’elle soit accueillie favorablement par le Juge d’appel.

Reste à caractériser le lien de causalité exact entre la carence fautive de l’Etat et le préjudice subi par les victimes. En d’autres termes : quelle partie du préjudice l’Etat doit-il réparer.

C’est au terme d’une analyse très fine que la Cour administrative d’appel de Bordeaux va isoler la responsabilité de l’Etat de celle de l’exploitant et déterminer le lieu de causalité de la faute du premier avec le préjudice des victimes :

"11 .Considérant que, si le regroupement de tous les emballages du site dans le même local 335 devait inéluctablement conduire, comme l’a souligné le juge pénal, au croisement de produits dangereux et aboutir à une explosion, ni ce regroupement résultant de pratiques décidées de manière récente et officieuse par l’exploitant, ni le remplissage de la benne précitée dans ce local puis son transfert dans un autre bâtiment, que le juge pénal qualifie d’ " opération exceptionnelle " ne procédant pas du " fonctionnement habituel de la gestion des déchets " dans l’entreprise, ne révèlent en eux-mêmes des carences des services de l’Etat dans l’exercice de leurs pouvoirs de police en matière d’installations classées pour la protection de l’environnement, contrairement à ce qu’il en est des modalités continues d’entreposage des nitrates d’ammonium industriels et agricoles dans le bâtiment 221 ; que, s’il n’est pas certain qu’aucune explosion ne se serait produite en l’absence de faute commise dans la surveillance de ce dernier entrepôt, il est établi que la mise en contact du mélange explosif avec des produits qui auraient été stockés dans des conditions régulières, et dont la réactivité aurait été ainsi très inférieure, n’aurait pas eu les mêmes conséquences ; que, dans ces conditions, la carence de l’Etat dans la surveillance de cette installation classée doit être regardée comme ayant fait perdre à M. et Mme B...une chance sérieuse d’échapper au risque d’explosion tel qu’il s’est réalisé et d’éviter tout ou partie des dommages qu’ils ont personnellement subis du fait de cette explosion ; qu’eu égard à l’importante probabilité de survenance d’une explosion du seul fait du croisement de produits hautement incompatibles entre eux, il y a lieu d’évaluer l’ampleur de cette perte de chance à 25 % et de mettre à la charge de l’Etat la réparation de cette fraction des dommages qu’ont subis les requérants et qui sont restés non indemnisés ;"

En définitive, la Cour considère que l’intervention de l’Etat n’aurait pas nécessairement permis d’éviter la catastrophe mais aurait à tout le moins permis d’en réduire l’ampleur. Soulignons ces termes : la faute de l’Etat n’a pas fait perdre aux victimes toute chance d’échapper au risque d’explosion mais la chance sérieuse d’échapper à ce risque "tel qu’il s’est réalisé". La faute de l’Etat est donc à l’origine d’une partie des préjudices allégués, fixé ici pour les besoins du calcul de l’indemnisation à 25%.

La réparation du préjudice.

Au terme de ce raisonnement précis et fouillé, la Cour administrative d’appel de Bordeaux juge que la carence fautive de l’Etat est en lien avec une partie du préjudice moral des victimes :

"13. Considérant que les requérants ont été les victimes d’une explosion violente, qui a dévasté leur maison d’habitation et a été pour eux une source d’angoisse, notamment pour être restés de longues heures sans nouvelles de leur enfant ; qu’ils ont ainsi subi des troubles dans leurs conditions d’existence et un préjudice moral dont la réalité n’est d’ailleurs pas contestée par le ministre ; qu’il ne résulte pas de l’instruction, et il n’est pas même soutenu, que ces préjudices auraient déjà donné lieu à réparation ; qu’il en sera fait une juste appréciation en les évaluant à la somme de 10 000 euros ; que, compte tenu de la fraction de 25 % définie au point 11, il y a lieu de condamner l’Etat à leur payer à ce titre une indemnité de 2 500 euros tous intérêts confondus ;

14. Considérant qu’il résulte de tout ce qui précède que M. et Mme B...sont fondés, d’une part, à soutenir que c’est à tort que, par le jugement attaqué, le tribunal administratif de Toulouse a rejeté leur demande indemnitaire, d’autre part, à demander la condamnation de l’Etat à leur payer une indemnité de 2 500 euros ;"

Certes la somme peut apparaître modeste : 2500 euros. Toutefois, le préjudice ici réparé n’est qu’uen partie d’une partie des préjudices subis par les victimes. Rappelons que ces dernières ne demandaient que la réparation des préjudices qui n’avaient pas déjà été réparés. Par ailleurs, il n’est pas contestable que la faute de l’Etat ne pouvait être en lien directe avec la totalité du préjudice moral dont la réparation était demandé à la Cour administrative d’appel de Bordeaux. Par ailleurs, soulignons que le préjudice à indemniser était évalué à 20000 euros par les victimes.

Enfin et surtout, la qualité de la réparation d’un préjudice moral ne dépend pas du montant de la somme allouée mais de la qualité de sa reconnaissance. La précision des termes de l’arrêt contribue sans doute plus à la reconnaissance du préjudice subi que le chèque qui sera adressé par l’Etat.

Un très bel arrêt, important et à mon sens parfaitement fondé en droit, respectueux de la jurisprudence administrative en la matière et juste.

Arnaud Gossement Avocat associé du cabinet Gossement avocats, Docteur en droit http://www.gossement-avocats.com/