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L’arrêt Pretty où la consécration par la Cour Européenne de l’application de l’article 8 de la Convention aux questions de fin de vie. Par Pierre-Olivier Koubi-Flotte, Avocat.
Parution : vendredi 19 avril 2013
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Dans cet arrêt Pretty du 29 avril 2002, la Cour Européenne des Droits de l’Homme reconnaît pour la première fois et en termes prudents que les dispositions de l’article 8 de la Convention consacrent l’existence d’un droit à l’autodétermination ; en conséquence de ce droit, la Cour admet que l’interdiction de la pratique du suicide assisté par le droit pénal d’un Etat puisse constituer une ingérence dans le droit au respect de la vie privée des personnes concernée par cette interdiction (article 8 § 1).

La Cour reconnaît toutefois aussi que l’existence de considérations d’intérêt général -essentiellement tirées de la nécessité de protéger la vie des personnes les plus vulnérables ainsi que de la prévention d’incontestables risques d’abus- puissent justifier, au regard des dispositions de l’article 8 § 2 de la Convention, l’existence de règles nationales portant interdiction générale de la pratique du suicide assisté.

Cet Arrêt mérite également commentaire en ce que la Cour a clairement indiqué qu’on ne pouvait tirer des dispositions des articles 2 et 3 de la Convention protégeant respectivement le droit à la vie et prohibant toute forme de traitement inhumain aucune obligation des Etats d’avoir à mettre en œuvre des procédures facilitant la pratique du suicide assisté.

Voici ci-après la présentation plus exhaustive de l’Arrêt.

I. LES FAITS ET LA PROCÉDURE

Mme Diane Pretty, qui est paralysée et souffre d’une maladie dégénérative incurable, a saisi la Cour Européenne des Droits de l’Homme au visa des dispositions de l’article 34 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, en alléguant que le refus du Director of Public Prosecution d’accorder une immunité de poursuite à son époux pour le cas où celui-ci l’aiderait à se suicider enfreindrait à son égard les droits garantis par les articles 2, 3, 8, 9 et 14 de la Convention.

Les éléments de fait fondant la demande de Mme Pretty sont résumés comme suit par l’Arrêt lui-même : « Son espérance de vie est très limitée et ne se compte qu’en mois, voire en semaines. Son intellect et sa capacité à prendre des décisions sont toutefois intacts. Les stades ultimes de sa maladie sont extrêmement pénibles et s’accompagnent d’une perte de dignité. Mme Pretty a peur et s’afflige de la souffrance et de l’indignité qu’elle va devoir endurer si on laisse la maladie se développer, et elle souhaite donc vivement pouvoir décider quand et comment elle va mourir (…). Le suicide n’est pas considéré comme une infraction en droit anglais, mais la requérante se trouve empêchée par la maladie d’accomplir un tel acte sans assistance. Or aider quelqu’un à se suicider tombe sous le coup de la loi pénale (article 2 § 1 de la loi de 1961 sur le suicide » (§§ 8 et 9).

II. LES GRIEFS DE LA REQUÉRANTE ET LES RÉPONSES DU GOUVERNEMENT

A. - Grief tiré de la violation prétendue des dispositions de l’article 2 de la Convention

L’article 2 de la Convention EDH est rédigé comme suit :

« Droit à la vie.
1. Le droit de toute personne à la vie est protégé par la loi. La mort ne peut être infligée à quiconque intentionnellement, sauf en exécution d’une sentence capitale prononcée par un tribunal au cas où le délit est puni de cette peine par la loi.
2. La mort n’est pas considérée comme infligée en violation de cet article dans les cas où elle résulterait d’un recours à la force rendu absolument nécessaire :
a) pour assurer la défense de toute personne contre la violence illégale ;
b) pour effectuer une arrestation régulière ou pour empêcher l’évasion d’une personne régulièrement détenue ;
c) pour réprimer, conformément à la loi, une émeute ou une insurrection
 ».

Mme Pretty considère que cet article protègerait le droit à la vie et non la vie elle-même ; il appartiendrait ainsi à chaque individu de choisir de vivre ou de ne pas vivre ; ce qui serait en cause, aux termes de cet article, serait donc simplement le « droit à l’autodétermination » de chacun quant aux questions de vie et de mort.

Pour le gouvernement, au contraire, l’article 2 de la Convention reflète le caractère sacré de la vie ; cet article, qui protège la vie et interdit de tuer délibérément, sauf dans des circonstances très étroitement définies et dont la Cour assure un très strict respect, ne saurait ainsi être interprété comme conférant un droit de mourir ou d’obtenir une quelconque aide pour mettre fin à ses jours.

A l’appui de son argumentation, le gouvernement anglais apporte encore les deux arguments complémentaires suivants, arguments essentiellement développés dans le cadre de la procédure interne ayant précédé la saisine de la Cour :

-  Il existe une distinction très claire entre l’interruption de la vie par un acte personnel et l’interruption de vie par le biais de l’intervention ou avec l’assistance d’un tiers ; pour expliciter ceci le Gouvernement se réfère notamment à la différence de sentiment induite par l’une et l’autre de ces deux hypothèses : « Ce sentiment est lié (..) à notre conception selon laquelle le caractère sacré de la vie implique son inviolabilité par autrui. Sous réserve d’exceptions comme la légitime défense, la vie humaine est inviolable, même si la personne concernée a consenti à sa violation. C’est la raison pour laquelle, bien que le suicide ne soit pas pénalement répréhensible, l’aide au suicide l’est. Il en résulte que, même si nous pensons qu’Anthony BLAND aurait donné son consentement, nous n’avons pas le droit de mettre fin à sa vie par une injection mortelle » ;

-  Le gouvernement opère également une distinction entre le fait de mettre un terme à un traitement propre à sauver la vie ou à la prolonger et le fait d’accomplir un acte dépourvu de justification médicale thérapeutique ou palliative, mais destiné uniquement à mettre fin à la vie : « Ce que les médecins et le tribunal doivent trancher, c’est la question de savoir si, dans l’intérêt de l’enfant malade, une décision particulière quant à un traitement médical doit être prise qui, incidemment va rendre la mort plus ou moins probable. Ce n’est pas une question de sémantique. C’est une question fondamentale. A l’autre bout du spectre de l’âge, l’utilisation de médicaments pour réduire la douleur est le plus souvent parfaitement justifiée, même si elle doit avoir pour effet de hâter le moment du décès. Ce qui ne peut jamais se justifier c’est le recours à des médicaments ou à des interventions chirurgicales essentiellement dans le but de produire cet effet » (§9).

B. - Grief tiré de la violation prétendue des dispositions de l’article 3

L’article 3 de la Convention est rédigé comme suit :

« Interdiction de la torture. Nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants ».

Mme Pretty indique que l’article 3 est l’une des dispositions de la Convention à laquelle il est absolument interdit de déroger et argumente ensuite dans le sens suivant :

-  Il pèse sur les États membres une obligation absolue et inconditionnelle de ne pas infliger de traitements proscrits et de prendre des mesures positives pour les éviter ;

-  Les souffrances dues à la progression d’une maladie peuvent être considérées comme relevant de pareil traitement si l’Etat est en mesure de les atténuer et qu’il ne le fait pas.

Le gouvernement soutient sur ce point –d’une manière il faut le dire quand même assez évidente- qu’aucune forme de violence à l’endroit de Mme Pretty, qui n’avait jamais manqué d’aucun soin, ne pouvait lui être reprochée.

C. - Grief tiré de la violation prétendue des dispositions de l’article 8 de la Convention

L’article 8 de la Convention est rédigé comme suit :

« Droit au respect de la vie privée et familiale.
1. Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance.
2. Il ne peut y avoir d’ingérence d’une autorité publique dans ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien-être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui
 ».

Mme Pretty soutient que cet article engloberait un droit à l’autodétermination qui comprendrait le droit de choisir quand et comment mourir, de façon à éviter souffrance et « indignité » ; de la sorte, la loi britannique de 1961, en interdisant la pratique du suicide assisté, porterait atteinte à ce droit à l’autodétermination.

Le gouvernement britannique considère pour sa part tout d’abord que les droits garantis à Mme Pretty par l’article 8 ne se trouvent pas en jeu ; le droit consacré par l’article 8 se rapportant à la manière dont une personne vit et non à la manière dont elle y met fin !

Le gouvernement britannique vise subsidiairement ensuite la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l’affaire Rodriguez c. Procureur Général du Canada [1994] ; dans cette affaire là, l’intéressée souhaitait obtenir une ordonnance autorisant un médecin compétent à mettre en place un dispositif technique au moyen duquel elle pourrait, de sa propre main, mais avec cette aide du médecin, mettre fin à ses jours et ceci au moment de son choix ; si le suicide n’est pas considéré comme une infraction au Canada, l’article 241 b) du code pénal canadien était rédigé en termes comparables à ceux de l’article 2 § 1 de la loi de 1961 en cause dans l’affaire Pretty, de sorte que toute forme d’aide au suicide s’en trouve interdite.

Au sein de la Cour suprême du Canada, les avis furent partagés, mais la décision de la majorité fut rendue par le juge Sopinka qui indique en substance :

« Il n’y a aucun doute que la notion de sécurité de la personne comprend l’autonomie personnelle, du moins en ce qui concerne le droit de faire des choix concernant sa propre personne. (…) L’interdiction prévue à l’al. 241 b) a pour effet de priver l’appelante de l’assistance nécessaire pour se suicider au moment où elle ne sera plus en mesure de le faire seule (…) A mon avis, ces considérations permettent de conclure que l’interdiction prévue à l’al. 241 b) prive l’appelante de son autonomie personnelle et lui cause des douleurs physiques et une tension psychologique telles qu’elle porte atteinte à la sécurité de sa personne. (…) Le droit de l’appelante à la sécurité (…) est donc en cause et il devient nécessaire de déterminer si elle en a été privée en conformité avec les principes de justice fondamentale  ».

Sur ce point de la justification de l’ingérence apportée, le juge Sopinka conclut :

« Compte tenu des craintes exprimées à l’égard des abus et de la grande difficulté à élaborer des garanties permettant de les prévenir, on ne saurait affirmer que l’interdiction générale de l’aide au suicide est arbitraire ou injuste, ou qu’elle ne reflète pas les valeurs fondamentales véhiculées dans notre société ».

Le Juge Sopinka confirme encore son analyse en référence à « l’opinion que le meilleur moyen de protéger efficacement le vie et les personnes vulnérables de la société est d’interdire, sans exception, l’aide au suicide ».

En invoquant cette jurisprudence canadienne, le gouvernement britannique développe donc une argumentation subsidiaire selon laquelle –pour le cas improbable selon lui où la Cour reconnaîtrait que l’article 8 § 1 de la Convention puisse être en cause dans cette affaire- l’ingérence reprochée au gouvernement britannique devrait être considérée comme justifiée au regard des dispositions de l’article 8 § 2 de la Convention, en l’état notamment de la nécessaire protection des personnes les plus faibles.

S’agissant de cet argument tenant à la protection des personnes les plus faibles, le Gouvernement indique ainsi : «  Il n’est pas difficile d’imaginer qu’une personne âgée puisse opter, même en l’absence de toute pression, pour une fin prématurée si la possibilité en existe, et cela non à cause d’un désir de mourir ou d’une acceptation de la mort, mais à cause d’un désir de cesser d’être une charge pour autrui  » (§29).

Le gouvernement se fonde encore sur les termes de la Recommandation 1418 (1999) du Conseil de l’Europe sur la protection des droits de l’homme et de la dignité des malades incurables et des mourants.

D. - Grief tiré de la violation de l’article 9 de la Convention

L’article 9 de la Convention est rédigé comme suit :

« Liberté de pensée, de conscience et de religion. 1. Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique la liberté de changer de religion ou de conviction, ainsi que la liberté de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou collectivement, en public ou en privé, par le culte, l’enseignement, les pratiques et l’accomplissement des rites.
2. La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité publique, à la protection de l’ordre, de la santé ou des morale publique, ou à la protection des droits et libertés d’autrui
 ».

Si la Requérante a invoqué ce moyen, les arguments mis en avant pour justifier tant de l’applicabilité de la disposition aux faits de la cause que pour justifier de la violation alléguée sont tout aussi peu développés que convainquant, toute opinion n’entrant en effet pas dans le champ d’application de l’article 9 de la Convention.

E. Grief tiré de la violation de l’article 14 de la Convention

L’article 14 de la Convention est rédigé comme suit :

« Interdiction de discrimination. La jouissance des droits et des libertés reconnus dans la présente Convention doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation  ».

Mme Pretty soutient que l’article 2 § 1 de la loi de 1961 est discriminatoire à l’égard de ceux qui, comme elle-même, sont incapables, du fait d’une invalidité, de mettre fin à leurs jours sans assistance.

Mme Pretty évoque l’Arrêt Thlimmenos c. Grèce (2000) où la Cour a indiqué que le droit de jouir des droits garantis par la Convention sans discrimination est également transgressé lorsque, sans justification objective et raisonnable, les Etats n’appliquent pas un traitement différent à des personnes dont les situations sont sensiblement différentes.

Le Gouvernement rappelle que, d’après la jurisprudence constante de la Cour, l’article 14 de la Convention complète les autres clauses normatives de la Convention et des Protocoles ; cette disposition ne peut donc faire l’objet d’aucune application autonome.

Le Gouvernement, citant la jurisprudence de la Cour, précise ensuite : « Certes, il peut (l’article 14) entrer en jeu même sans un manquement à leurs exigences et, dans cette mesure, il possède une portée autonome, mais il ne saurait trouver à s’appliquer si les faits du litige ne tombent pas sous l’empire de l’une au moins desdites clauses ».

En conclusion sur ce point, le Gouvernement britannique indique que, si comme il le prétend à titre principal, aucune des dispositions de la Convention sur lesquelles se fonde Mme Pretty ne trouve à s’appliquer en l’espèce, l’article 14 ne trouve pas lui non plus à s’appliquer !

III. LA REPONSE DE LA COUR

A. Sur la violation alléguée de l’article 2 de la Convention

La Cour rappelle la thèse essentielle de la Requérante selon laquelle l’article 2 de la Convention protègerait moins la vie que le « droit à la vie », qui impliquerait selon elle le droit de choisir de continuer ou de cesser de vivre ; la Cour rappelle encore l’autre argument de la requérante qui considère que la disposition concernant l’infliction de la mort viserait à protéger les individus contre les tiers, notamment l’Etat et les autorités publiques, et non contre eux-mêmes.

La Cour statue sur cette question de l’application de l’article 2 de la Convention en indiquant : «  Parmi les dispositions de la Convention qu’elle juge primordiales, la Cour, dans sa jurisprudence, accorde la prééminence à l’article 2 (…). L’article 2 protège le droit à la vie, sans lequel la jouissance de l’un quelconque des autres droits et libertés garantis par la Convention serait illusoire. Il définit les circonstances limitées dans lesquelles il est permis d’infliger intentionnellement la mort, et la Cour a appliqué un contrôle strict chaque fois que de pareilles exceptions ont été invoquées par les Gouvernements défendeurs » (§37).

La Cour rajoute encore qu’elle « a par ailleurs jugé que la première phrase de l’article 2 § 1 astreint l’Etat non seulement à s’abstenir de donner la mort de manière intentionnelle et illégale, mais aussi à prendre les mesures nécessaires à la protection de la vie des personnes relevant de sa juridiction (…). Cette obligation va au-delà du devoir primordial d’assurer le droit à la vie en mettant en place une législation pénale concrète dissuadant de commettre des atteintes contre la personne et s’appuyant sur une mécanisme d’application conçu pour prévenir, réprimer et sanctionner les violations. Elle peut également impliquer, dans certaines circonstances bien définies, une obligation positive pour les autorités de prendre préventivement des mesures d’ordre pratique pour protéger l’individu dont la vie est menacée par les agissements criminels d’autrui » (§38).

La Cour conclut ainsi en infirmant très clairement l’argumentation de la requérante sur ce point : « Dans toutes les affaires dont elle a eu à connaître, la Cour a mis l’accent sur l’obligation pour l’Etat de protéger la vie. Elle n’est pas persuadée que « le droit à la vie » garanti par l’article 2 puisse s’interpréter comme comportant un aspect négatif. (…) L’article 2 ne saurait, sans distorsion de langage, être interprété comme conférant un droit diamétralement opposé, à savoir le droit de mourir ; il ne saurait davantage créer un droit à l’autodétermination e ce sens qu’il donnerait à tout individu le droit de choisir la mort plutôt que la vie » (§39).

« La Cour estime donc qu’il n’est pas possible de déduire de l’article 2 de la Convention un droit à mourir, que ce soit de la main d’un tiers ou avec l’assistance d’une autorité publique. Elle se sent confortée dans son avis par la récente Recommandation 1418 (1999) de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (paragraphe 24 ci-dessus) » (§ 40).

B. Sur la violation alléguée de l’article 3

La Cour rappelle tout d’abord les éléments les plus essentiels de l’argumentation de la partie requérante sur ce point, selon lesquels :

-  En vertu de l’article 3 de la Convention, il pèse sur l’Etat non seulement une obligation négative de s’abstenir d’infliger à ses citoyens un traitement inhumain ou dégradant, mais existe également une obligation positive de les protéger ;

-  La requérante rajoute qu’il n’y a pas de place, dans le domaine de l’article 3 de la Convention, pour l’existence d’un équilibre entre son droit à être protégé contre un traitement dégradant et quelque intérêt général concurrent que ce soit, car le droit consacré par l’article 3 revêt un caractère absolu ; la requérante rajoute encore, et en tout état de cause, qu’existerait en l’espèce une disproportion en l’état de caractère général de la prohibition, excluant toute prise en compte des particularités des cas individuels ; la requérante rajoute encore que l’on ne saurait reconnaître aux Etats aucune marge d’appréciation dans les matières relevant de l’article 3 de la Convention.

La Cour considère très fondamentalement que, comme l’article 2, l’article 3 de la Convention doit être considéré comme l’une des clauses primordiales de la Convention ; s’agissant spécifiquement de l’article 3, la Cour indique qu’il impose aux Etats une obligation essentiellement négative de s’abstenir d’infliger des lésions graves aux personnes relevant de leur juridiction. La Cour rappelle également avoir jugé que combinée avec l’article 3, l’obligation que l’article 1 de la Convention impose aux Hautes Parties contractantes de garantir à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés consacrés par la Convention « leur commande de prendre des mesures propres à empêcher que lesdites personnes ne soient soumises à des tortures ou à des peines ou traitements inhumains ou dégradants, même administrés par des particuliers(…). Elle a conclu, dans un certain nombre d’affaires, à l’existence d’une obligation positive pour l’Etat de fournir une protection contre les traitements inhumains ou dégradants » (§51).

S’agissant à présent de l’appréciation du cas d’espèce qui lui est soumis, la Cour indique ensuite :

« chacun reconnaît que l’Etat défendeur n’a pas, lui-même, infligé le moindre mauvais traitement à la requérante. Celle-ci ne se plaint pas non plus de ne pas avoir reçu des soins adéquats de la part des autorités médicales de l’Etat » (§53).

S’agissant ensuite de du grief de la requérante visant à faire considérer que le refus de lui apporter l’acte létal puisse constituer, au regard de sa maladie, un traitement inhumain ou dégradant, la Cour rejette cet argument en se fondant sur l’incohérence d’une telle appréciation au regard de la manière dont elle avait préalablement apprécié la portée de l’article 2 de la Convention :

« Si la Cour doit adopter une démarche souple et dynamique pour interpréter la Convention, qui est un instrument vivant, il lui faut veiller à ce que toute interprétation qu’elle en donne cadre avec les objectifs fondamentaux poursuivis par le traité et préserve la cohérence que celui-ci doit avoir en tant que système de protection des droits de l’homme. L’article 3 doit être interprété en harmonie avec l’article 2, qui lui a toujours jusqu’ici été associé comme reflétant les valeurs fondamentales respectées par les sociétés démocratiques. Ainsi qu’il a été souligné ci-dessus, l’article 2 de la Convention consacre d’abord et avant tout une prohibition du recours à la force ou de tout autre comportement susceptible de provoquer le décès d’un être humain, et il ne confère nullement à l’individu un droit à exiger de l’Etat qu’il permette ou facilite son décès » (§54 – soulignements rajoutés).

La Cour en conclut donc : « Exiger de l’Etat qu’il accueille la demande, c’est l’obliger à cautionner des actes visant à interrompre la vie. Or pareille obligation ne peut être déduite de l’article 3 de la Convention » (§55).

E. Sur la violation alléguée de l’article 8

La Cour rappelle l’argumentation de la requérante selon laquelle celle-ci : « soutient que si le droit à l’autodétermination apparaît en filigrane dans l’ensemble de la Convention, c’est à l’article 8 qu’il est le plus explicitement reconnu et garanti. Ce droit comporterait à l’évidence celui de disposer de son corps et de décider ce qu’il doit en advenir. Il impliquerait le droit de choisir quand et comment mourir, et rien ne serait plus intimement lié à la manière dont une personne mène sa vie que les modalités et le moment de son passage de vie à trépas. Il s’en suivrait que le refus par le DPP de prendre l’engagement sollicité et la prohibition générale du suicide assisté édictée par l’Etat méconnaîtrait à l’égard de la requérante les droits garantis par l’article 8 § 1 de la Convention » (§58).

La Cour rappelle encore l’argumentation complémentaire de la requérante selon laquelle les conditions d’une éventuelle justification de l’ingérence au visa des dispositions de l’article 8 § 2 ne sauraient être réunies en l’état de la non prise en considération des circonstances particulières de la cause.

Sur ces griefs et arguments, la Cour considère que :

1. L’article 8 § 1 est applicable aux faits de la cause.

Cette applicabilité ressort de la consécration, tout à fait nouvelle, et ceci constitue un apport essentiel de cet Arrêt Pretty, de l’existence d’un droit à l’autodétermination tiré des dispositions de l’article 8 de la Convention :

« Bien qu’il n’ait été établi dans aucune affaire antérieure que l’article 8 de la Convention comporte un droit à l’autodétermination en tant que tel, la Cour considère que la notion d’autonomie personnelle reflète un principe important qui sous-tend l’interprétation des garanties de l’article 8 » (§61, soulignements rajoutés).

La Cour, raisonnant par analogie, analyse la manière dont sa jurisprudence encadre le droit des Etats d’édicter des mesures propres à interdire des comportements qui, sans être mortels, seraient de nature à porter atteinte à l’intégrité des personnes qui choisiraient librement de les pratiquer :

« La Cour observe que la faculté pour chacun de mener sa vie comme il l’entend peut également inclure la possibilité de s’adonner à des activités perçues comme étant d’une nature physiquement ou moralement dommageable ou dangereuse pour sa personne. La mesure dans laquelle un Etat peut recourir à la contrainte ou au droit pénal pour prémunir des personnes contre les conséquences du style de vie choisi par elle est depuis longtemps débattue, tant en morale qu’en jurisprudence (…). Toutefois, même lorsque le comportement en cause présente un risque pour la santé ou lorsque l’on peut raisonnablement estimer qu’il revêt une nature potentiellement mortelle, la jurisprudence des organes de la Convention considère l’imposition par l’Etat des meures contraignantes ou à caractère pénal comme attentatoires à la vie privée, au sens de l’article 8 § 1, et comme nécessitant une justification conforme au second paragraphe dudit article  » (§62).

S’agissant donc de l’interdiction de ces comportements dangereux mais non mortels, la jurisprudence antérieure de la Cour considère :

-  Qu’elle constitue une ingérence dans le droit au respect de la vie privée des personnes auxquelles elle est opposée ;

-  Que ces ingérences étatiques peuvent toutefois être justifiées au visa des dispositions de l’article 8 § 2 de la Convention.

Ces éléments de comparaison permettent à la Cour d’en arriver à présent assez aisément à la conclusion suivante : « La dignité et la liberté de l’homme sont l’essence même de la Convention. Sans nier en aucune manière le principe du caractère sacré de la vie protégé par la convention, la Cour considère que c’est sous l’angle de l’article 8 que la notion de qualité de la vie prend toute sa signification. (…) La Requérante en l’espèce est empêchée par la loi d’exercer son choix d’éviter ce qui, à ses yeux, constituera une fin de vie indigne et pénible. La Cour ne peut exclure que cela représente une atteinte au droit de l’intéressée au respect de sa vie privée, au sens de l’article 8 § 1 de la Convention. Elle examinera ci-dessous la question de savoir si cette atteinte est conforme aux exigences du second paragraphe de l’article 8 ». (§§ 65 et 67 – soulignement rajouté).

Se pose dès lors la question de l’éventuelle justification de l’atteinte en cause au regard des conditions énoncées par l’article 8 § 2 de la Convention.

Avant d’aborder plus en détail ce point, on aura préalablement remarqué que, par les termes qu’elle emploie, la Cour ne consacre pas explicitement l’application de l’article 8 de la Convention aux questions de fin de vie mais qu’elle énonce cette application en termes purement hypothétiques, ou à tout le moins extraordinairement prudents : « la Cour ne peut exclure… ».

En appréciant les conditions de justification de l’ingérence en cause au regard des dispositions de l’article 8 § 2 de la Convention, la Cour reconnaît toutefois, dans les faits, la pleine application des dispositions de l’article 8 de la Convention à la réglementation des questions de fin de vie.

2. Sur la question de la caractérisation des conditions prévues par l’article 8 § 2 de la Convention

Reprenant tant les termes de l’article 8 § 2 de la Convention que ceux de la jurisprudence déjà intervenue sur cette question, la Cour rappelle que : « Pour se concilier avec le paragraphe 2 de l’article 8, une ingérence dans l’exercice d’un droit garanti par celui-ci doit être « prévue par la loi », inspirée par un ou des buts légitimes d’après ce paragraphe et « nécessaire, dans une société démocratique », à la poursuite de ce ou ces buts (arrêt Dudgeon précité, p. 19, § 43) ».

La Cour rappelle encore que pour déterminer si une exigence est nécessaire dans une société démocratique, il y a lieu de tenir compte du fait qu’une marge d’appréciation est laissée aux autorités nationales, dont la décision demeure toutefois in fine soumise au contrôle de la Cour ; la Cour précise encore que ladite marge d’appréciation varie selon la nature des questions ; la Cour rappelant à ce propos que la marge d’appréciation est jugée étroite en ce qui concerne les ingérences dans le domaine intime de la vie sexuelle des personnes.

En l’espèce, l’élément essentiel retenu par la Cour pour reconnaître la proportionnalité de l’ingérence étatique apportée à l’autonomie personnelle de la requérante consiste dans le caractère certain du risque d’abus pour le cas où le suicide assisté ne serait pas prohibé de manière totale.

Au final, la Cour conclut donc, en ce qui concerne l’ingérence apportée aux dispositions de l’article 8 § 1 de la Convention, que celle-ci « peut passer pour justifiée comme nécessaire, dans une société démocratique, à la protection des droits d’autrui » ( §78).

Même si en raison du caractère justifié de l’ingérence en cause, la Cour rejette les griefs de la requérante tirés de la violation des dispositions de l’article 8 de la Convention, elle n’en n’a pas moins reconnu pour la première fois, et ceci est le principal intérêt de cet arrêt, l’application de l’article 8 de la Convention à la réglementation des questions de fin de vie.

F. Sur la violation alléguée de l’article 9

S’agissant de la violation alléguée de l’article 9 de la Convention, la Cour conclu sans surprise à l’inapplicabilité de la disposition aux circonstances de la cause : « Les griefs de l’intéressée ne se rapportent pas à une forme de manifestation d’une religion ou d’une conviction par le culte, l’enseignement, les pratiques ou l’accomplissement des rites au sens de la deuxième phrase du paragraphe 1 de l’article 9. (…) Pour autant que les arguments de la requérante reflètent son adhésion au principe de l’autonomie personnelle, ils ne sont que la reformulation du grief articulé sur le terrain de l’article 8 de la Convention  » (§ 82).

Il est don clair, mais ce point ne méritait peut-être pas d’être rappelé que les dispositions de l’article 9 de la Convention ne protègent pas n’importe quelle opinion.

G. Sur la violation alléguée des dispositions combinées des articles 8 et 14

Là encore, la Cour commence par rappeler les termes essentiels de la formulation du grief : « La requérante se dit victime d’une discrimination dans la mesure où elle est traitée de la même manière que des personnes dont la situation est nettement différente. Bien que l’interdiction générale du suicide assisté s’applique également à l’ensemble des individus, l’effet de son application à elle-même, qui est à ce point handicapée qu’elle ne peut mettre fin à sa vie sans assistance, serait discriminatoire. (…) Or la requérante ne serait pas vulnérable et n’aurait pas besoin d’être protégée, et il n’y aurait donc pas de justification raisonnable et objective à cette différence de traitement » (§ 85).

Avant de trancher, en l’espèce, la question qui lui est soumise, la Cour rappelle le droit : « Aux fins de l’article 14, une différence de traitement entre des personnes placées dans des situations analogues ou comparables est discriminatoire si elle ne repose pas sur une justification objective et raisonnable, c’est-à-dire si elle ne poursuit pas un but légitime et s’il n’y a pas un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé  » ; la Cour précise encore : « Par ailleurs, les Etats contractants jouissent d’une certaine marge d’appréciation pour déterminer si, et dans quelle mesure, des différences entre des situations à d’autres égards analogues justifient des distinctions de traitement ».

Pour répondre à cette question d’une éventuelle violation des dispositions combinées des articles 14 et 8 de la Convention, la Cour admet dans cette affaire, l’absence de distinction juridique pertinente, entre les personnes qui sont physiquement capables de se suicider et celles qui ne le sont pas, au regard du caractère totalement incertain d’une telle distinction.

La Cour évoque encore, de manière quasiment surabondante, la justification de cette discrimination qu’elle ne reconnaît par ailleurs pas, ceci au regard de la nécessaire prévention du risque d’abus déjà retenu pour le cas où l’interdiction du suicide assisté ne serait pas générale.

C’est ainsi que la Cour reconnaît que l’article 14 de la Convention n’a pas été méconnu.

Dans cet Arrêt, ultérieurement confirmé par l’Arrêt Haas / Suisse du 20 janvier 2011, la Cour énonce pour la première fois l’existence d’un droit à l’autodétermination tiré des dispositions de l’article 8 de la Convention qui a pour effet de faire entrer dans le champ d’application de ce texte les réglementations étatiques des questions de fin de vie.

Maître Pierre-Olivier Koubi-Flotte - Docteur en Droit, Avocat au Barreau de Marseille - http://avocats-koubiflotte.com/ https://www.linkedin.com/in/pierre-olivier-koubi-flotte-79830623/