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La Cour Européenne confirme sa jurisprudence sur l’absence d’obligation positive à la charge des Etats en matière de suicide assisté. Par Pierre-Olivier Koubi-Flotte, Avocat.
Parution : vendredi 3 mai 2013
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La question de l’euthanasie a une nouvelle fois été portée devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme sans que cette nouvelle affaire ne fasse modifier la position aujourd’hui bien établie de la Cour sur cette question. Dans son Arrêt KOCH / Allemagne du 19 juillet 2012 –Arrêt pour lequel une demande de renvoi devant la Grande Chambre a été formulée in extremis le 18 octobre 2012 par le Requérant- la Cour ne modifie pas la règle énoncée par elle dans son arrêt HAAS / Suisse du 20 janvier 2011, et selon laquelle les États membres disposent d’une large marge d’appréciation pour décider si la pratique du suicide assisté doit ou non être autorisée dans leurs législations internes respectives.

Avant comme après cette décision, l’État allemand reste ainsi totalement libre d’interdire ou d’autoriser la délivrance par ses agences fédérales de substances létales aux personnes désireuses de mettre un terme anticipé à leur vie. La réaffirmation de sa position sur cette question ne justifiait toutefois pas que la Cour ait admis la recevabilité de l’action introduite devant elle par l’époux de la personne à qui les autorités fédérales allemandes avaient refusé la délivrance de la substance létale, cette admission étant en effet en contradiction avec la notion de « victime » telle qu’habituellement entendue par la Cour.

I. Les faits

Cet arrêt met en cause la volonté commune d’un couple allemand, Monsieur et Madame KOCH, de voir Madame KOCH euthanasiée à son domicile en l’état d’une tétraplégie complète intervenue plusieurs années auparavant ensuite d’un accident domestique. Si l’état de santé de Madame KOCH nécessitait une assistance respiratoire ainsi que des soins médicaux constants, son diagnostic vital n’était cependant pas en cause, puisque les médecins intervenus estimaient à quinze ans au moins encore son espérance de vie. Au mois de novembre 2004, Madame KOCH sollicita de « l’Institut fédéral allemand des produits pharmaceutiques » la délivrance d’une dose létale de pentobarbital sodique. Au mois de décembre 2004, l’Institut fédéral refusa de faire droit à cette demande au motif que la substance demandée ne pouvait, en vertu de la loi allemande, n’être délivrée que pour soigner et non pour euthanasier. Le 14 janvier 2005, Madame KOCH et son époux -dont on observera d’ailleurs qu’il n’avait lui-même formulé aucune demande préalable auprès de l’Institut fédéral des produits pharmaceutiques- ont introduit un recours à l’encontre de la décision précitée qui refusait d’accorder à Madame les doses de pentobarbital demandées. Sans attendre l’issue de cette procédure administrative, ils allèrent en Suisse où Monsieur KOCH put obtenir les doses de pentobarbital demandées et euthanasier son épouse. Au printemps 2005, quelques mois après l’euthanasie en Suisse de Madame KOCH, l’Institut fédéral, sans doute non informé des derniers développements de cette affaire, confirma sa décision de ne pas délivrer la dose létale demandée, la fondant tant au regard du droit allemand qu’au regard des dispositions de l’article 8 de la CEDH qui effectivement n’imposent pas aux États l’obligation de faciliter la mise en œuvre de « suicide médicamenteux ». Le mari a entendu introduire par devant les juridictions administratives allemandes un recours juridictionnel contre cette décision de refus.


II. La procédure nationale

Dans une décision du 21 février 2006, le Tribunal administratif de Cologne estima d’une manière a priori difficilement contestable que l’action de Monsieur KOCH était irrecevable au motif qu’il n’avait pas qualité à agir, la décision de refus contestée concernant en effet son épouse. Cette juridiction de première instance considérait surabondamment aussi que ce refus était pleinement conforme aux dispositions nationales applicables ainsi qu’à l’article 8 de la Convention EDH, dont l’interprétation par la Cour réserve le droit de chaque Etat membre d’admettre ou de refuser dans son droit interne la pratique de l’euthanasie. La Cour administrative d’appel et la Cour constitutionnelle fédérale, sans évoquer à nouveau le fond du droit, confirmèrent l’irrecevabilité de la requête de Monsieur KOCH au motif que la nature éminemment personnelle du droit en cause -celui de mettre fin à ses jours- justifiait que le refus opposé à l’épouse ne puisse être contesté par l’époux.

III. La procédure devant la Cour européenne et la question procédurale tranchée par elle

C’est donc en cet état, après avoir épuisé les voies de recours internes, que Monsieur KOCH introduisit l’affaire devant la Cour européenne des droits de l’homme, faisant grief à l’État allemand d’avoir porté atteinte au droit au respect de la vie familiale de son épouse ainsi qu’à son propre droit au respect de sa vie privée et familiale. C’est toutefois seulement en ce qui concerne le grief de l’atteinte alléguée aux « droits propres » de l’époux lui-même que cet arrêt mérite un commentaire, la question du droit de l’époux d’éventuellement agir pour le compte de son épouse euthanasiée étant balayée par la Cour sans grande discussion. La Cour cerne ainsi parfaitement la question procédurale à laquelle elle doit répondre : « La Cour observe d’emblée qu’à son sens, l’exception du gouvernement concernant la qualité de victime du requérant soulève la question de savoir s’il y a eu atteinte aux propres droits du Requérant au titre de l’article 8 de la Convention » (soulignements rajoutés). Monsieur KOCH arguait en effet que les circonstances finales du décès de son épouse -l’euthanasie sollicitée étant intervenue à l’étranger et non à domicile comme souhaité par les époux KOCH - l’ont affecté « en sa qualité de mari soignant et compatissant, au point d’emporter violation de ses droits en vertu de l’article 8 de la Convention  » (§36).

Pour apprécier cette question du « droit propre » de Monsieur KOCH et donc de sa qualité à agir, la Cour -tout en en reconnaissant que les conditions d’une action pour autrui ne sont pas réunies dans cette affaire- se réfère aux décisions dans lesquelles elle avait exceptionnellement admis qu’une personne puisse agir devant elle au nom d’une personne décédée, ensuite de décès par torture par exemple. Afin d’apprécier l’existence éventuelle d’un « droit propre » de Monsieur KOCH, la Cour analyse ainsi les deux critères suivants : d’une part l’existence de liens familiaux et d’autre part l’implication du requérant dans les faits à l’origine de la décision nationale contestée.

L’appréciation de ces deux critères détermine la Cour à reconnaître l’existence d’un droit procédural propre à Monsieur KOCH et donc d’une qualité de celui-ci à contester la décision qui fut opposée à son épouse. Mais ces critères, dégagés dans des affaires où elle admettait la recevabilité exceptionnelle d’une action pour autrui, sont appliqués aujourd’hui dans une affaire où elle reconnaît pourtant que cette action pour autrui n’a pas vocation à s’appliquer. Voici la motivation de la Cour à laquelle se résume l’essentiel de cet Arrêt et surtout son caractère éminemment contestable : «  Eu égard aux considérations ci-dessus, en particulier à la relation exceptionnellement proche entre le requérant et sa défunte épouse et à son implication immédiate dans la réalisation du souhait de l’intéressée de mettre fin à ses jours, la Cour estime que le requérant peut prétendre avoir été directement affecté par le refus de l’institut fédéral d’autoriser l’acquisition d’une dose létale de pentobarbital de sodium » (§50)

Ce subjectivisme de la Cour est le point sur lequel cette décision est nouvelle et criticable. Il est surprenant surtout lorsqu’il porte sur la question de savoir si une personne a oui ou non qualité à agir, question pour laquelle l’appréciation souveraine et donc subjective du juge a généralement le moins de place.

Si ce critère d’appréciation tenant à l’implication d’une personne dans la défense des droits d’une autre personne devait être confirmé par la Cour -mais ceci ne paraît pas raisonnablement possible- une mère ou un père très impliqués dans la défense pénale de leur fille ou de leur fils se verraient reconnaître le droit d’agir devant en la Cour « en leurs noms propres » aux fins de faire valoir une éventuelle violation d’un droit personnel au respect d’une quelconque disposition de la Convention. Pour éviter une condamnation devant la Cour, les États membres devraient même reconnaître à ces personnes tierces le droit de contester devant les juridictions nationales des décisions concernant d’autres personnes avec lesquelles elles entretiennent des liens personnels étroits et en faveur desquelles elles se sont lourdement investies, ceci dès lors simplement que l’objet de la contestation initiale entre dans le champ d’application de la Convention.

L’existence d’un « droit propre » de Monsieur KOCH à contester le refus opposé à son épouse ayant été admis, la Cour reconnaît ensuite très logiquement et très mécaniquement l’existence d’une ingérence commise par les juridictions allemandes dans le volet procédural de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme. En effet, ces juridictions ont refusé d’examiner au fond le grief formulé par le requérant et tiré d’une atteinte éventuellement portée au droit au respect de sa propre vie privée et familiale. Seul le Tribunal administratif de Cologne a procédé à cet examen d’une manière surabondante puisque, même s’il a préalablement rejeté la qualité à agir de Monsieur KOCH, il a aussi très clairement statué sur l’absence d’atteinte portée par les autorités fédérales allemandes aux dispositions nationales protectrices de la vie privée et familiales ainsi qu’à celles tirées de l’article 8 de la Convention EDH. C’est ainsi que l’ingérence dans les droits procéduraux du requérant, telle que reconnue par la Cour, apparaît bien théorique : tant le droit allemand d’ailleurs clairement analysé par la Cour que sa propre jurisprudence sur la liberté dont disposent les États membres de réglementer cette question sensible ne laissent beaucoup de doute sur que ce qu’auraient statué au fond la Cour administrative d’appel ainsi que la Cour constitutionnelle fédérale si elles avaient admis la recevabilité de l’action personnelle introduite par Monsieur KOCH. Ces deux Juridictions auraient bien évidemment considéré qu’aucune atteinte n’avait été portée au droit du Requérant au respect de sa vie privée, cette décision des autorités fédérale étant conforme à la loi allemande et cette loi étant elle-même conforme aux dispositions de la Convention !

Une fois l’ingérence dans le droit procédural propre du requérant établie, la Cour recherche ensuite si ce refus des autorités judiciaires allemandes d’examiner l’affaire au fond en l’état du défaut de qualité de Monsieur KOCH était oui ou non susceptible d’être justifié au regard des dispositions de l’article 8 § 2 de la Convention ainsi rédigé sur ce point : « Il ne peut y avoir ingérence d’une autorité publique dans l’exercice de droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu’elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire à la sécurité nationale, à la sûreté publique, au bien être économique du pays, à la défense de l’ordre et à la prévention des infractions pénales, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui ».

S’agissant de l’examen des trois conditions cumulatives susceptibles de justifier l’ingérence étatique reprochée, celle tenant à l’existence d’une base légale ne posait aucun problème dans cette affaire, l’irrecevabilité de l’action intentée par Monsieur KOCH étant pleinement conforme aux dispositions nationales applicables. Seules les deux autres conditions méritaient un peu plus d’attention de la part de la Cour : d’une part celle tenant à la justification éventuelle de cette « ingérence » dans le droit procédural propre de Monsieur KOCH au regard d’exigences supérieures et d’autre part celle tenant à l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre le but légitime ainsi poursuivi et reconnu et l’ingérence étatique mise en œuvre.

Dans cette affaire, la troisième condition tenant à l’existence d’un rapport raisonnable de proportionnalité entre l’objectif légitime poursuivi et l’ingérence étatique mise en œuvre n’a même pas été analysée, dès lors que la Cour n’a reconnu l’existence d’aucun motif légitime au refus des autorités juridictionnelles allemandes de reconnaître l’existence d’un « droit procédural propre » à Monsieur KOCH de contester une décision concernant son épouse : « La Cour observe de plus que le Gouvernement n’a pas soutenu que le refus d’examiner le fond de la cause poursuivait un quelconque but légitime au regard du § 2 de l’article 8. La Cour ne voit pas davantage en quoi l’ingérence dans le droit du requérant pouvait servir l’un ou l’autre des buts légitimes énumérés dans ledit paragraphe.
Il s’ensuit qu’il n’y a pas eu de violation du droit du requérant au titre de l’article 8 de voir sa demande examinée au fond par les juges nationaux
 » (§ 67 et 68).

La violation du volet procédural de l’article 8 de la Convention se trouve ainsi caractérisée en l’état de l’absence, selon la Cour, de motifs légitimes qui seraient de nature à justifier de la restriction du droit du mari à agir en son nom propre en l’état d’un refus opposé à son épouse.

Cette appréciation de la Cour tenant à l’existence d’une violation du volet procédural de l’article 8 de la Convention –et uniquement le volet procédural, puisque sur le fond la Cour ne change pas sa position de principe, rappelée dans l’Arrêt HASS du 20 janvier 2011- est contestable et ceci pour au moins deux raisons principales :

1. Contrairement à ce que la Cour indique, l’État allemand défendeur a bien invoqué un motif légitime qui fut de nature à justifier du refus ainsi opposé à Monsieur KOCH : «  Le 21 février 2006, le Tribunal administratif de Cologne déclara l’action du requérant irrecevable. Il estimait que l’intéressé n’avait pas qualité pour agir puisqu’il ne pouvait prétendre être victime d’une violation de ses propres droits. En conséquence, selon le Tribunal, le refus de l’Institut fédéral d’accorder à sa femme l’autorisation d’obtenir une dose médicamenteuse létale n’avait pas porté atteinte au droit de l’intéressé à la protection de son mariage et de sa vie familiale tel que garanti par l’article 6 § 1 de la Loi fondamentale. Toute autre interprétation équivaudrait à affirmer qu’une atteinte aux droits d’un époux constituerait automatiquement aussi une atteinte aux droits de l’autre conjoint, affirmation qui, selon le tribunal, aurait pour effet d’éliminer la séparation entre les personnalités juridiques de chacun des époux, ce qui n’était manifestement pas le but de l’article 6 § 1 de la Loi fondamentale  » (§ 16) (soulignements rajoutés) ; la Cour se contredit ainsi dans ses propres constatations lorsqu’elle indique que l’Etat allemand n’aurait invoqué aucune justification à l’ingérence reprochée ; en effet, l’État allemand, en défendant les conclusions et motifs de ses juridictions nationales, avait bien avancé des motivations d’intérêt général tenant au caractère personnel de toute action en justice et qui étaient bien de nature à justifier du refus de reconnaître un droit d’action propre à Monsieur KOCH.

2. En indiquant au surplus ne voir elle-même aucune éventuelle justification à cette restriction au droit d’agir de Monsieur KOCH dans cette affaire, la Cour fait preuve d’un manque d’imagination et de cohérence particulièrement surprenant. Comment la Cour ne peut-elle pas imaginer que cette reconnaissance d’une qualité procédurale à un tiers -fut-il l’époux de la personne concernée- relativement à la mise en œuvre d’un droit d’une nature si éminemment personnelle ne puisse pas transformer ce droit en celui de solliciter in fine la fin de vie d’une autre personne ? S’agissant du manque de cohérence reproché à la Cour, il convient de rappeler que sa jurisprudence habituelle, dont le principe n’a jamais été remis en cause, définit les « victimes » au sens de l’article 34 de la Convention comme celles qui sont « directement concernées par l’acte ou l’omission litigieux  » (CEDH 15 juillet 1982, Eckle / Allemagne). Si la Cour a pu complémentairement admettre la qualité à agir de « victimes par contrecoup » (Arrêt CEDH Burghartz / Suisse du 22 février 1994), c’est uniquement dans le cas où l’ingérence litigieuse -qui dans cette affaire Burghartz consistait dans l’impossibilité pour deux époux de porter le même nom de famille- portait atteinte aux droits de chacun au respect de sa vie privée et familiale. Le droit de disposer de sa propre vie présente par nature, et au contraire du droit au nom de famille, un caractère éminemment personnel qui interdit de considérer qu’une personne puisse être directement concernée par la mise œuvre par une autre personne de son droit de mourir. Si une tierce personne peut tout à fait, sans bien sûr encourir la sanction de la loi, aider une personne à ne pas mourir elle ne peut, sauf à commettre un homicide, activement l’aider à mourir.

Si la Grande chambre de la Cour acceptait la demande de renvoi devant elle, il serait surprenant qu’elle ne revienne pas à une conception plus habituelle de la qualité à agir des requérants individuels.

Après cette critique sévère du raisonnement de la Cour quant à l’appréciation de l’existence d’un « droit procédural propre » de Monsieur KOCH, reconnaissons lui la justesse de son appréciation quant au fond du droit, question pour laquelle elle déboute sans ménagement Monsieur KOCH de ses demande : «  Eu égard au principe de subsidiarité, la Cour estime qu’il appartenait avant tout aux juridictions internes d’examiner le fond de la demande du requérant. (…) En conséquence, elle décide de se limiter à examiner le volet procédural de l’article 8 de la Convention dans le cadre du présent grief » (§ 71)

Maître Pierre-Olivier Koubi-Flotte - Docteur en Droit, Avocat au Barreau de Marseille - http://avocats-koubiflotte.com/ https://www.linkedin.com/in/pierre-olivier-koubi-flotte-79830623/