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La chronique des risques psychosociaux chez les juristes (5).
Parution : lundi 13 mai 2013
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Voici une nouvelle forme de risque psychosocial auquel les juristes salariés sont particulièrement exposés.

Bruno est inquiet. Oh, il n’a pas vraiment peur, mais il ressent une angoisse encore assez vague qui s’infiltre dans ses réflexions. Depuis quelques temps déjà il se pose la question de sa place, de sa reconnaissance dans l’entreprise ; mais là, depuis hier, il est franchement inquiet.

Précédente chronique ici.

Bruno fait partie des juristes-conseils d’une très grande entreprise. Il traite des aspects juridiques des produits nouveaux, et de leur mise en marché. Il est compétent et reconnu par sa hiérarchie. Mais...

Car il y a un "mais".. Les avis qu’il donne, les opinions juridiquement fondées qu’il émet, ne font pas plaisir. Elles sont considérées comme un obstacle, un frein dont on n’aperçoit pas l’utilité. Il est regardé comme un "empêcheur de créer en rond", fauteur de lourdeurs, de retards et de procédures qui briment l’entreprise et lui interdisent de créer des produits rentables, de garder sa compétitivité, son chiffre d’affaires, ses bénéfices, ses salaires, .. ses emplois. On lui montre ce que fait la concurrence. Les services demandeurs, ses clients internes, demandent des arguments pour échapper au droit, des solutions.

Il sent des réticences, parfois on lui cache (involontairement ou non) des informations, des éléments qui auraient été susceptibles de modifier son avis, sa consultation. On lui remonte des expressions d’agacement, de dénigrement, de colère contre lui. Des accusations à l’emporte-pièce. Il est personnellement visé, est rendu responsable du droit, voire coupable.
Et pourtant il sait qu’il a raison, qu’il est un bon juriste, que ses analyses sont pertinentes. Que le droit (et surtout les multiples droits) est contraignant et qu’il n’en est pas responsable. Il considère que ce n’est pas à lui de prendre le risque de ne pas respecter la loi.

Il résiste, essaie de maintenir des relations professionnelles de collaboration, les plus courtoises possibles, un lien social, voire commercial avec ses "clients". Dans les cas graves il tente d’obtenir une consultation : un avocat externe, connu et reconnu (plus que lui), qui conforte dans la quasi-totalité des cas son analyse. Et qui n’aura pas à subir des reproches latents pendant encore de longues années.

Mais depuis hier il se sent déstabilisé. Il avait été convié, en l’absence de son directeur juridique, à une présentation au Directeur Général adjoint, par les services concepteurs, d’un produit sur lequel l’entreprise fondait de grands espoirs. Il a été invité à exprimer son avis. Et là il n’a pu s’empêcher de rappeler les contraintes de la législation et les risques que l’entreprise prendrait si elles n’étaient pas respectées. Le principe même du produit était en cause ...

Le groupe, y compris le DGA, a écouté sagement, et la réunion a repris son cours. A la fin, alors que la plupart des participants s’était dispersée, le DGA est descendu de l’estrade, s’est approché de lui, l’a regardé et lui a demandé tranquillement :
"Vous connaissez l’ancien slogan de la … ?" (a suivi le nom d’une entreprise nationale bénéficiant d’un monopole dans le transport ferroviaire).
Bruno a pâli, bredouillé un "Oui".
Et l’autre a repris : "Et bien, je voudrais que la Direction juridique puisse dire aussi : c’est possible." ; puis est parti sans autre commentaire.

Depuis Bruno est inquiet. Il a déplu. Quelles risquent d’être les conséquences de cet évènement sur sa carrière, ses augmentations, son emploi ? Il est marié, a 2 enfants, un crédit pour sa maison... Bruno se sent vulnérable, a l’impression d’être seul, sans protection... Heureusement qu’il sait ne pas avoir commis de faute professionnelle. Mais.…

Les tensions avec le public, dont les clients font partie, sont des exigences émotionnelles qui ont été reconnues comme risques psychosociaux. Les professions juridiques ont à cet égard un statut un peu particulier : dans les relations avec des non-juristes, leur autorité liée à la représentation d’un ordre social est souvent reconnue et les exonère la plupart du temps de réactions désagréables, voire violentes. Certes il n’en est pas de même dans toutes les occasions : les huissiers, les juges d’instruction le savent et le vivent au quotidien.

La situation des juristes salariés les rend plus vulnérables : leurs collègues sont des "clients" internes, dont la satisfaction doit être recherchée. Mais les juristes ne sont pas maîtres du droit, ils n’en sont que les indicateurs, voire les interprètes. Mais ils ne peuvent pas le changer. Ils n’en sont pas coupables.

Lorsque les enjeux sont trop importants, les juristes font les frais des désagréments. Et se trouvent parfois personnellement agressés – par nécessairement en face, mais de façon latérale. Une gène s’installe, voire une méfiance réciproque et les collègues deviennent presque des antagonistes.

Impossible pour les juristes de manifester aucune colère devant cette situation : dans les lieux de travail feutrés, l’expression de la colère est décrétée tacitement impensable. Et parfois, la maladie psychique reste le seul exutoire …

Nous commençons à avoir un certain nombre de réponses à notre enquête sur les risques psychosociaux des professionnels du droit. N’oubliez pas que plus nous aurons de réponses, plus les résultats de l’enquête seront pertinents. Merci par avance d’y participer ici.

Juriste et coach _ [Sur Viadeo->http://www.viadeo.com/profile/00223lxkmaplbk39?nav=0&navContext=002edjide1g3gg3&consultationType=23] _ [->g.nicolas.bussat@gmail.com] _ http://genevievenicolas.wordpress.com/
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