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La traduction juridique, un secteur en manque ?
Parution : lundi 17 juin 2013
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S’il est reconnu que la traduction juridique est un domaine restreint, peut-on dire pour autant que c’est un domaine en manque... de traducteurs ?

Contrairement à la traduction “générale”, la traduction juridique nécessite un niveau de spécialité tant sur le plan linguistique que sur celui du droit. Outre de maîtriser parfaitement sa langue maternelle (langue cible) et d’avoir une bonne connaissance de la langue à partir de laquelle on traduit (langue source), il faut être un expert dans le domaine juridique de la langue source et de la langue cible. Connaître le système juridique d’un seul système ne suffit donc pas. En effet, comment traduire correctement un texte sans distinguer entre le lexique américain et celui britannique voire même celui canadien ou australien ? Comment bien traduire un texte lorsqu’on ignore le système juridique des deux pays, sachant qu’il y a souvent peu d’équivalences au sens strict entre les terminologies des deux langues et leurs systèmes institutionnels.

De plus, outre de maîtriser le domaine technique des deux pays et les deux langues, le traducteur doit posséder de bonnes qualités rédactionnelles dans sa langue maternelle (grammaire, orthographe, expressions idiomatiques, culture générale), être curieux, méticuleux, et respectueux des règles déontologiques.

De nos jours, ce fait n’est plus contesté. Notamment après les tentatives d’agences ou d’employeurs de faire traduire des documents juridiques (officiels ou en interne) par des traducteurs et/ou linguistes qui étaient étrangers au vocabulaire spécialisé requis et/ou ne possédaient pas les qualités rédactionnelles appropriées.

Aujourd’hui, le processus de sélection est plus rigoureux et seuls les traducteurs expérimentés et/ou remplissant les critères susmentionnés arrivent à profiter du métier sans trop de heurts, mais c’est loin d’être un phénomène généralisé. Certaines études révèlent que des tribunaux (ex : Québec, Grande Bretagne, France, Suisse, etc) font encore appel à des traducteurs et interprètres qui n’ont aucune formation juridique et/ou expérience dans le domaine juridique dans le cadre de litiges nécessitant leurs services. Ceci par manque de traducteurs spécialisés. Il en va de même dans les organisations internationales comme les institutions européennes. Cette situation a d’ailleurs été prise au sérieux par le Ministère de la justice en Angleterre dans le cadre de l’interprétariat. De mauvaises interprétations dans des affaires portées devant les cours ont conduit récemment ce Ministère à revoir aussi bien le contrat qui le lie à une agence d’interprètes que les critères qu’il requiert pour l’emploi d’interprète.

Il est vrai que par rapport au marché de la traduction littéraire et audiovisuelle représentant chacun des milliards de dollars sur le plan international (15 milliards en 2009), la traduction juridique paraît bien restreinte en part de marché. Il n’en reste pas moins que c’est un secteur tout aussi passionnant, varié et plus lucratif. La traduction juridique traite de contrats, de décisions de justice, de testaments, de brevets, de statuts d’entreprise, de déclarations fiscales, d’actes notariés, de certificats de mariage/divorce/naissance/décès, etc

Vis-à-vis des employeurs, la traduction juridique a la chance de ne pas connaître la même dévalorisation que celle subit en traduction “générale”. Ou du moins seuls les moins expérimentés et/ou les moins experts en droit sont plus ou moins victimes de cette politique. En effet, le problème majeur rencontré en traduction “générale” tient à la dévalorisation du métier par certains employeurs. Il n’est pas rare de voir des agences ou des clients payer au lance-pierre les traducteurs et linguistes pour des projets longs, difficiles et avec des délais restreints. Cette dévalorisation du métier est essentiellement due à la mauvaise perception qu’ont ces clients du métier même de traducteur. Ces derniers voient avant tout un service de commodité qui leur soit le plus rentable possible tout en bénéficiant de la rapidité et de la qualité que tout client peut attendre d’un prestataire de service comme peut l’être le traducteur. Enfin, parce que l’offre est actuellement supérieure à la demande, clients comme agences profitent de la concurrence pour imposer des tarifs peu rentables aux traducteurs. Compte tenu du travail de recherche, de rédaction, et des qualités linguistiques que cela nécessite, le traducteur devrait être payé à la hauteur du service rendu, et non pas être victime des restrictions budgétaires qu’imposent tant les agences que certains clients.

La traduction juridique est, pour l’instant, plus dans une situation où la demande est plus forte que l’offre. Car il est souvent difficile de trouver le traducteur juridique idéal. Selon le projet, on recherchera un traducteur soit spécialisé dans les brevets, soit en fiscalité, soit en droit boursier (branche du droit financier), soit en droit maritime, soit en droit pénal, etc. Et un expert en droit maritime n’est pas nécessairement (voire très rarement) un expert en droit des assurances !

Le marché de la traduction juridique peut être ainsi perçu comme un marché fragmenté par ses spécialités. Et trouve ses clients parmi les grandes, moyennes et petites compagnies nationales et internationales ainsi que les administrations et personnes physiques de tous horizons. Chaque compagnie a un département juridique. Notre quotidien est lui-même façonné par des actes juridiques ou en relation avec le juridique.

Les grandes compagnies recrutent généralement des traducteurs pour travailler en interne, car ont le budget pour. Cela ne les empêche pas pour autant de faire appel de temps en temps à des traducteurs indépendants pour des projets spécifiques. Les traductions de ces prestataires indépendants seront toutefois relues et, si nécessaire, corrigées par les traducteurs ou relecteurs nommés en interne.

Les petites compagnies ont eu, dans un premier temps, tendance à faire référence aux logiciels d’aide à la traduction pour assurer la traduction de leurs documents en tout genre (utilisant également des linguistes pour jongler entre le logiciel d’aide à la traduction et le document à traduire). Cette tendance commence à changer notamment pour les documents juridiques vu l’impact financier et possibles litiges que cela peut engendrer.

La traduction juridique suscite pourtant peu de vocation et surtout elle ne bénéficie pas du soutien des universités à créer des sections dédiées à cette spécialité. Du moins, pas assez par rapport aux multiples filières de traduction littéraire et audiovisuelle où le marché se sature en raison du déséquilibre entre l’offre et la demande.

D’un autre côté, comment proposer une formation de traduction juridique si les effectifs ne suivent pas ? Il n’est pas rare de voir des universités ne pas ouvrir les sections de traduction spécialisée (en dehors de l’audiovisuel ou localisation) par manque d’étudiants. Pourtant, le métier de traducteur juridique (ou autre spécialité comme la médecine ou l’aérospatial) est respecté par la qualité d’expertise que cela requiert. Est-ce le niveau d’expertise lui-même qui est le facteur dissuasif ? Car il est clair qu’un double cursus s’impose avec minimum un niveau Master dans le domaine de spécialité et de traduction. Et à défaut de diplômes, une solide expérience professionnelle dans le domaine de spécialité. Souvent, l’expérience professionnelle peut s’avérer plus utile qu’un diplôme. Selon des études menées à ce sujet, il faut pourtant noter que 90% des traducteurs sont détenteurs au moins d’un Bac+4, 2/3 ont un diplôme en traduction (ou d’interprétariat) et 60% ont au moins 9 ans d’expérience.

La traduction juridique n’est pas le seul secteur à souffrir de ce manque de vocation et reconnaissance universitaire à l’opposé de sa bonne réputation professionnelle. Les traductions spécialisées dans différents domaines de l’ingénierie, par exemple, subissent le même sort. De récentes études de marché de la traduction ont toutefois montré que les secteurs les plus porteurs actuellement sont ceux de l’aérospatial, des transports, de la pharmacologie, des équipements de télécommunication, et de la finance.

Aujourd’hui, la traduction n’est plus affaire que de langues. Elle fait appel de plus en plus à la spécialité pour sortir du lot. Surtout à une époque où mondialisation et compétition font de ce besoin une nécessité.

Audrey LAUR
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