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La géolocalisation constitue une ingérence dans la vie privée et ne peut être exécutée que sous le contrôle d’un juge indépendant. Par Thierry Vallat, Avocat.
Parution : mercredi 6 novembre 2013
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Les conséquences des arrêts de la Chambre criminelle de la Cour de cassation du 22 octobre 2013 : la géolocalisation est une ingérence dans la vie privée, sur le fondement de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.

Importantes décisions de la chambre criminelle de la Cour de Cassation qui viennent d’être rendues ce 22 octobre 2013 [1] qui retoquent des instructions fondées sur une géolocalisation du prévenu, non autorisée par le juge.

En effet, dans des enquêtes ouvertes l’une pour association de malfaiteurs constituée en vue de la préparation d’actes de terrorisme et l’autre de stupéfiants, les officiers de police judiciaire, autorisés par le procureur de la République, ont adressé à des opérateurs de téléphonie des demandes de localisation géographique en temps réel, dite " géolocalisation ", des téléphones mobiles utilisés par le suspect, seule la seconde ayant été effective. Par ailleurs, des réquisitions ont été envoyées à des opérateurs aux fins d’obtenir des renseignements en leur possession relatifs à des adresses électroniques et il a été procédé, dans le même temps, avec l’autorisation du juge des libertés et de la détention, à des interceptions de communications téléphoniques sur des lignes utilisées par ledit suspect.

Après ouverture d’une information auprès du juge d’instruction spécialisé du Tribunal de grande instance de Paris, de nouvelles mesures de " géolocalisation " des téléphones mobiles ont été pratiquées en exécution d’une commission rogatoire délivrée par ce magistrat. Les suspects avaient été interpellé à leur domicile et immédiatement placés en garde à vue et, durant cette dernière, une perquisition a été effectuée à leur domicile en leur présence ;

Mis en examen, les deux prévenus avaient présenté chacun une requête aux fins d’annulation d’actes de la procédure et en avaient été déboutés par la Chambre de l’instruction, les policiers ayant, pour cette dernière, agi dans l’exercice de leur mission et au motif que par ailleurs les articles 12, 14 et 41 du Code de procédure pénale confient à la police judiciaire le soin de constater les infractions à la loi pénale, d’en rassembler les preuves et d’en rechercher les auteurs, sous le contrôle du procureur de la République, les juges du fond ajoutant que les mesures critiquées trouvent leur fondement dans ces textes, et qu’il s’agit de simples investigations techniques ne portant pas atteinte à la vie privée et n’impliquant pas de recourir, pour leur mise en œuvre, à un élément de contrainte ou de coercition.

Les prévenus se pourvoient en cassation sur un ensemble de motifs dont celui de la violation des articles 6 et 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, 12, 14, 41, 77-1-1 du Code de procédure pénale, 593 du même Code, soutenant :

" 1°) qu’une mesure dite de « géo-localisation » consistant à surveiller les déplacements d’une personne par le suivi de son téléphone mobile constitue une ingérence dans la vie privée de cette personne, qui ne peut être légalement effectuée que dans les conditions prévues par l’article 8, alinéa 2, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales ; que l’ingérence doit donc être prévue par une loi présentant les qualités requises par la jurisprudence de la Cour européenne dans son interprétation de l’article 8, alinéa 2, indépendamment du caractère proportionné ou nécessaire de la mesure qui est par ailleurs et cumulativement requis ; qu’il est constant qu’aucune loi ne prévoit ni n’organise la surveillance des téléphones portables et de leurs déplacements, la « connaissance notoire » supposée des citoyens à cet égard ne pouvant pallier l’absence de loi suffisamment précise, accessible, prévisible et émanant d’un organe compétent pour la créer ; que ne répondent pas à ces exigences les textes très généraux des articles 12, 14 et 41 du code de procédure pénale, relatifs à la mission de la police judiciaire ; que la chambre de l’instruction a violé l’article 8, alinéa 2, de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et les textes susvisés ;

2°) qu’une loi, au sens de l’article 8, alinéa 2, de la Convention, ne peut organiser une ingérence dans la vie privée des personnes qu’à la condition d’en placer la surveillance et l’exécution sous le contrôle de l’autorité judiciaire, ce que n’est pas le Parquet, qui n’est pas indépendant et qui poursuit l’action publique ; que la chambre de l’instruction a encore violé les textes précités ;

3°) qu’une loi ne répond aux qualités requises par l’article 8 alinéa 2 de la Convention pour justifier une ingérence dans la vie privée qu’à condition de prévoir des limites, notamment dans le temps, aux mesures de surveillance et d’en organiser la fin ou l’extinction ; que la chambre de l’instruction a, en validant les géo-localisations contestées, violé les textes susvisés ".

Au visa de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme, la Cour de cassation considère qu’il se déduit de ce texte que la technique dite de "géolocalisation" constitue une ingérence dans la vie privée dont la gravité nécessite qu’elle soit exécutée sous le contrôle d’un juge.

Le moyen de nullité pris du défaut de fondement légal de la mise en place, par les opérateurs de téléphonie, d’un dispositif technique, dit de " géolocalisation ", permettant, à partir du suivi des téléphones du prévenu, de surveiller ses déplacements en temps réel, au cours de l’enquête préliminaire, est donc retenu par la chambre criminelle !

Dans ces deux arrêts du 22 octobre 2013, la Chambre criminelle a donc tiré les conséquences des arrêts Medvedyev et Moulin de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH, 29 mars 2010, n° 3394/03 et CEDH 23 nov. 2010, n° 37104/06) en affirmant que les magistrats du parquet ne peuvent autoriser seuls une mesure de géolocalisation qui “constitue une ingérence dans la vie privée” nécessitant le contrôle d’un juge, qui plus est indépendant, ce que n’est pas le magistrat du Parquet au sens de l’article 5 §3 de la Convention..

Voilà qui va certainement bouleverser certaines instructions en cours et conduire à l’annulation de nombre d’actes de procédure.

Thierry Vallat, Avocat www.thierryvallatavocat.com

[1pourvoi n° 13-81.945 et 81.949