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Faut-il interdire aux vétérinaires le droit de délivrer le médicament vétérinaire ? Par Chrystèle Bourély, Docteur en droit.
Parution : mercredi 6 novembre 2013
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La double compétence prescripteur et propharmacien du vétérinaire est actuellement remise en cause, au moins partiellement, par une disposition insérée dans l’avant projet de loi d’avenir de l’agriculture, qui a été présenté en Conseil des ministres le 30 octobre 2013.

Depuis la réglementation de l’exercice de la pharmacie vétérinaire par la loi n° 75-409 du 29 mai 1975, le monopole pharmaceutique portant sur le médicament vétérinaire est partagé entre les pharmaciens d’officine, les docteurs en médecine vétérinaire et certains groupements agréés.

A la différence du pharmacien, le vétérinaire n’est pas autorisé à « tenir officine ouverte », au sens de l’article R 5141-112-1 du Code de la santé publique. Autrement dit, il ne peut délivrer au détail le médicament vétérinaire qu’aux seuls « animaux auxquels il donne personnellement des soins ou dont il assure régulièrement la surveillance sanitaire ».

Certaines pratiques commerciales entre les laboratoires et les vétérinaires pouvant influencer la prescription des antibiotiques vétérinaires, il est d’actualité d’interdire aux vétérinaires le droit de délivrer les antibiotiques dits « critiques ». Il s’agit de ne pas autoriser l’utilisation d’antibiotiques dont on souhaite conserver l’efficacité pour l’homme, afin de lutter contre le phénomène d’antibiorésistance, qui représente un véritable enjeu de santé publique.

Devant la menace de perte totale de la prérogative de délivrance du médicament vétérinaire, la profession vétérinaire a décidé de protester contre le projet de découplage partiel et de décréter le 6 novembre 2013, « journée sans vétérinaires ».

Différents arguments ont été avancés en faveur du découplage (I), ainsi qu’en faveur du maintien du statut de vétérinaire propharmacien (II)

I – Les arguments en faveur du découplage prescription / délivrance du médicament vétérinaire

La remise en cause du monopole pharmaceutique partagé n’est pas une idée nouvelle. Les pharmaciens, qui convoitent le marché du médicament vétérinaire, reprochent aux vétérinaires de fausser la libre concurrence.
Légalement, le vétérinaire est tenu, lors de la prescription des médicaments vétérinaires, de remettre l’ordonnance afin de laisser à l’éleveur le choix du dispensateur. Or, en pratique, on constate que la remise de l’ordonnance par le vétérinaire a souvent lieu en même temps que la délivrance des médicaments vétérinaires prescrits.
De fait, il existerait un quasi monopole du vétérinaire dans la délivrance au détail du médicament vétérinaire, ce qui aurait pour effet de fausser la libre concurrence entre les deux « ayants droits de plein exercice » que sont les vétérinaires et les pharmaciens.

a/ Le découplage permettrait aux pharmaciens d’officine de prendre leur place au sein du marché du médicament vétérinaire

Avec la fin du statut de vétérinaire propharmacien, les pharmaciens ne seraient plus écartés du marché de la distribution au détail du médicament vétérinaire. Autrement dit, dissocier l’acte de prescription de l’acte de délivrance du médicament vétérinaire permettrait aux pharmaciens de pouvoir jouer pleinement leur rôle « d’ayant droit de plein exercice ».

b/ Le découplage supprimerait le risque de conflits d’intérêts

Le découplage permettrait aux docteurs en médecine vétérinaire une prescription en toute indépendance, sans le risque d’être influencés par des considérations commerciales, susceptibles de les conduire à prescrire des médicaments inutiles ou inadaptés.
Comme nous l’indique le Rapport conjoint de l’Inspection générale des finances, de l’Inspection générale des affaires sociales et du Conseil général de l’agriculture, de l’alimentation et des espaces ruraux, intitulé « Encadrement des pratiques commerciales pouvant influencer la prescription des antibiotiques vétérinaires », qui a été établi en mai 2013, les pratiques commerciales qui lient les laboratoires et les vétérinaires passent par des contrats de coopération commerciale. Ces contrats permettent aux laboratoires de fixer le taux de remise accordé au titre des « marges arrière » (il s’agit des « rémunérations ou remises différées versées par le fournisseur au distributeur au regard du chiffre d’affaires réalisé »), les « marges avant » (il s’agit de la « marge obtenue par la différence entre le prix de vente au consommateur et le prix d’achat par le détaillant à son fournisseur ») étant définies entre le distributeur en gros et le vétérinaire.

c/ Le découplage obligerait les vétérinaires à devoir recentrer leur activité sur l’acte et la consultation vétérinaire

La vente du médicament vétérinaire représente de 40 à 60 % du chiffre d’affaires des cliniques vétérinaires, et jusqu’à 80% pour certains vétérinaires qui exercent en zone rurale.

II – Les arguments en faveur du maintien du statut de vétérinaire propharmacien

Dans le contexte actuel, le découplage, qu’il soit partiel ou total, ne paraît pas souhaitable, pour différentes raisons.

a/ Le découplage ne représente pas une mesure efficace pour lutter contre l’antibiorésistance

Dans les autres pays de l’Union Européenne, il a été démontré qu’une telle mesure n’avait aucun effet sur la consommation des antibiotiques en élevage. Bien au contraire, elle pourrait même conduire à une augmentation de l’utilisation d’antibiotiques.

b/ Le découplage favoriserait la disparition du maillage vétérinaire

Dans le cas où la vente du médicament vétérinaire, qui représente une part importante de l’activité des vétérinaires exerçant en zone rurale, serait retirée aux vétérinaires, leur pratique quotidienne serait considérablement compliquée. Il ne leur serait pas possible de survivre sans avoir à compenser cette perte par une augmentation importante des honoraires facturés aux éleveurs.

c/ La profession vétérinaire est consciente de ses responsabilités

Les vétérinaires sont volontaires pour réduire la prescription et la délivrance d’antibiotiques en élevage.
Du fait de leur proximité avec les élevages, dont ils assurent le suivi sanitaire, notamment via les soins réguliers sur leurs animaux, ils sont les mieux placés pour inciter les éleveurs à faire une utilisation raisonnée des médicaments vétérinaires.
Une baisse de la consommation des antibiotiques en médecine vétérinaire a déjà été amorcée. Le tonnage total des ventes d’antibiotiques vétérinaire en France a baissé de 33% sur les cinq dernières années.
A l’inverse, des pays comme l’Espagne et l’Italie qui appliquent le découplage total, sont moins bien classés que la France, qui se situe au sein de l’Union européenne au 9ème rang des pays consommateurs d’antibiotiques en médecine vétérinaire.

d/ La libre concurrence doit pouvoir s’exercer

Dans le cas où la libre concurrence n’était plus faussée, notamment à l’aide d’un renforcement des contrôles et des sanctions de la remise effective des ordonnances aux éleveurs, le découplage prescription/délivrance n’aurait pas lieu d’être.
Pouvoir disposer du libre choix du dispensateur des médicaments vétérinaires est voulu par les éleveurs.

e/ Le maintien du statut de vétérinaire propharmacien profite au système de pharmacovigilance vétérinaire

Le rôle du vétérinaire dans le système de pharmacovigilance vétérinaire ne serait plus aussi efficace s’ils perdaient le droit de vendre le médicament vétérinaire.
Le concept de « guichet unique » (le client peut, s’il le souhaite, obtenir la prescription et le traitement vétérinaire nécessaire par une seule et même personne, le vétérinaire) rend plus facile la détection le plus rapidement possible de tout effet indésirable connu ou inattendu, lié à l’utilisation du médicament vétérinaire.
Dans le cas où le pharmacien d’officine devenait le seul « ayant droit de plein exercice  » du médicament vétérinaire, la pharmacovigilance vétérinaire risquerait de perdre en efficacité.

f/ Les pharmaciens d’officine ne sont pas prêts à faire face aux besoins urgents des éleveurs

Le découplage ne semble pas être envisageable pour le moment, les pharmaciens d’officine n’étant pas encore pleinement opérationnels pour devenir l’unique dispensateur du médicament vétérinaire.
Pour la plupart, ils n’ont pas reçu de formation adéquate pour analyser les ordonnances vétérinaires et vendre le médicament vétérinaire. De plus, la logistique des officines n’est pas aujourd’hui adaptée, notamment parce que les volumes concernés imposent des conditions de stockage particulière.
Le risque serait donc de voir les élevages ne pas pouvoir disposer des médicaments vétérinaires nécessaires, les officines ne pouvant pas répondre aux besoins urgents des éleveurs.

g/ D’autres mesures semblent préférables

Le rapport de mai 2013, «  Encadrement des pratiques commerciales pouvant influencer la prescription des antibiotiques vétérinaires », a formulé plusieurs recommandations.
Il a été notamment question de supprimer les contrats de coopération commerciale et de limiter les marges susceptibles d’influencer la prescription, de conditionner la prescription des « antibiotiques critiques » à la réalisation préalable d’un examen complémentaire, de même que de renforcer les contrôles de la prescription, de la délivrance et de l’usage des antibiotiques.

Dans le contexte actuel, il nous semble donc que le découplage ne soit pas une solution souhaitable.

Chrystèle Bourély, Docteur en droit D.U Sciences criminelles MASTER II Droit des professions et des activités artistiques MASTER II Droit des établissements de santé, parcours droit pharmaceutique Doctorat en droit privé et sciences criminelles (thèse "le manque de médicament vétérinaire, un véritable problème de santé publique", éditée en livre broché) Cinéaste amateur et blogueuse (mon-blog-juridique.com)
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