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Le juge Burgaud en procès contre Bertrand Tavernier : l’enjeu est-il seulement privé ? Par Jacques Cuvillier.
Parution : vendredi 29 novembre 2013
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Mardi 3 décembre à Paris, Bertrand Tavernier comparaîtra dans un procès qui l’oppose au Magistrat Fabrice Burgaud pour les propos meurtriers que le cinéaste a tenu publiquement à son encontre lors d’une émission télévisée sur France 5 en avril 2013. Pourquoi en faire grand cas ? Pour comprendre l’importance de ce procès et du débat qu’il ne manquera pas de provoquer, il faut d’abord rappeler quelques souvenirs.

En février 2006, Fabrice Burgaud est un homme seul, livré à la vindicte populaire dans l’un des plus incroyables montages médiatiques qui puissent exister. Face à lui, au travers des caméras des grandes chaînes de télévision, des millions de téléspectateurs peuvent assister en direct à ce qu’il faut bien regarder comme un lynchage médiatique. Philippe Houillon, rapporteur de la commission parlementaire sur l’affaire d’Outreau, ne laisse pas au juge l’espace suffisant qui lui aurait permis d’exposer sereinement ses arguments et en rajoute dans la mise en scène de cette humiliante épreuve que pourtant rien ne justifiait.

La commission parlementaire a entièrement bâti ses travaux sur le marbre de l’innocence proclamée des personnes qui avaient été finalement acquittées en appel après des procès entachés de nombreuses anomalies [1]. Il s’en suit que l’examen à postériori de toutes les dispositions dont l’effet était au cours de l’enquête de faire peser des charges sur eux étaient, à priori, présumées fautives. Un peu comme si on évaluait la qualité de la traduction d’un livre en se fondant sur l’ouvrage traduit plutôt que sur l’original...

Alors que les avocats de la défense complaisamment servis par les médias avaient répandu l’idée que l’instruction avait été menée à charge – ce qui ne sera pas vérifié après enquête de l’Inspection Générale des Services Judiciaires - on peut dire que de son côté, la commission n’a pas été d’une équité exemplaire, c’est le moins qu’on puisse dire.

- Aucun des enfants victimes – et pourtant reconnus comme tels par la justice – n’a été entendu.

- La Défenseure des enfants n’a pas été entendue.

- La principale expert psychologue des enfants, dont la presse avait tant parlé, n’a eu que quelques minutes insuffisantes pour s’exprimer, malgré tout ce qu’elle était à même de révéler.

- Les acquittés ont été parmi les personnes les plus écoutées, alors que l’étude qui était menée portait sur une instruction dans laquelle ils étaient impliqués.

Que cherchait-on au juste ?

- Il est indéniable dans le dessein où il était de supprimer – en tant qu’institution – le juge d’instruction, car trop indépendant du pouvoir, le monde politique voyait une belle occasion de placer ostensiblement l’un d’eux en défaut. On a d’ailleurs pu vérifier en 2009 cette intention lorsqu’en janvier 2009, Nicolas Sarkozy annonça prématurément leur suppression.

- Il est indéniable que la presse, après avoir allègrement piétiné la présomption d’innocence au début de l’affaire, avait complètement inversé sa position comme pour se racheter une bonne conduite. Elle le faisait d’autant plus volontiers qu’elle obtenait de la défense de nombreux éléments adroitement triés – n’est-ce pas Florence Aubenas ?- alors que la partie civile, dans le cadre d’une implication de mineurs, ne communiquait pas.

- Il est indéniable que dans la ligne de cette position favorable à la défense qui était à son apogée à l’issue du procès en appel de Paris, les médias ont continué à faire le tri entre les informations qui pouvaient paraître – celles qui semblaient confirmer le bien-fondé de leur position – et celles qu’il valait mieux garder sous la pile ou traiter de manière partiale, celles qui pouvaient amener le public à se poser des questions. Le troublant rapport de l’IGAS [2], la nouvelle comparution des époux Lavier pour mauvais traitements à leurs enfants... Et aussi, les conclusions du Conseil Supérieur de la magistrature qui réhabilitait le juge Burgaud après une enquête sans complaisance. Cette attitude qui contrevient à la déontologie de l’information s’est manifestée à nouveau récemment quand l’ensemble des chaînes de télévision ont laissé de côté l’excellent documentaire de Serge Garde [3] qui aurait enfin montré au public cette autre vérité d’Outreau, celle des victimes avérées dont la place a été curieusement éclipsée par celle des accusés, pratiquement les seules personnes qui aient été présentées comme telles.

- Il est indéniable que le public imprégné d’une version simpliste de l’affaire, avait trouvé à son goût le scandale d’Outreau et était très remonté à l’encontre de cette institution judiciaire qui pouvait paraît-il « broyer des innocents », ce qui, dixit l’un des accusés, « pouvait arriver à tous ».

Cette version fallacieuse de l’affaire était déjà fortement ancrée dans l’opinion quand le film « Présumé coupable » est paru, venant encore donner un tour plus outrancier à la représentation du drame. Qu’importe que ce film soit en fait une fiction, l’histoire telle qu’elle est montrée convient si bien aux attentes du public que certains organismes n’ont rien trouvé de plus intelligent que de mettre le film au programme de séances scolaires pour les lycéens.

Pourtant, le film peut exercer son influence excitante sur d’autres esprits que ceux des jeunes. La preuve : Bertrand Tavernier qui n’est pourtant pas, en principe « tombé de la dernière pluie » s’y est fait prendre au point de prononcer publiquement des paroles ravageuses évoquant une peine de mort pour le juge.

Trop, c’est trop. Après ce grave dérapage de Bertrand Tavernier, non seulement Fabrice Burgaud est légitimement fondé à défendre son honneur, mais il nous semble que cette démarche devant la justice soit nécessaire pour qu’on en finisse avec le mythe destructeur de l’affaire d’Outreau.

Parce que l’affaire d’Outreau, ce n’est pas seulement l’affaire d’acquittés, ce n’est pas seulement la mise en cause d’un juge bouc-émissaire, c’est la vie ravagée des enfants victimes, et c’est aussi la souffrance et les préjudices irrémédiables qui se sont abattus sur bien plus de personnes que l’on imagine, et certaines y ont laissé leur santé, une part de leurs acquis professionnels, leur joie de vivre. Experts, travailleurs sociaux, avocat.e.s, policiers, magistrats... Qui gardent les douloureux stigmates de cette épreuve.

Il y a aussi ces victimes que l’on n’entend plus depuis lors, tenues pour douteuses à l’invocation d’un « nouvel Outreau » que l’on brandit comme un talisman dans les prétoires où il fait que le doute s’installe comme le givre [4].

On ne peut cependant empêcher que les certitudes s’effritent, et que ce qui paraissait certain perde peu à peu de son évidence. On ne peut empêcher que des travaux sérieux soient entrepris sur l’affaire, et conduisent à des conclusions en net décalage avec les croyances initiales. Les années passant, le tumulte se calmant, elles seront alors bien accueillies par nombre de gens qui déclareront alors « avoir su depuis longtemps ». Ainsi va l’histoire humaine.

Je ne parle pourtant pas d’un futur lointain, mais d’une période qui a démarré depuis 2009 avec la publication courageuse du livre [5] de Marie-Christine Gryson-Dejehansart, la sortie en mars 2013 du documentaire « Outreau, l’Autre vérité, » et l’étude complète de Jacques Thomet qui a épluché les quelque 30 000 pages du dossier ainsi que les rapports des enquêtes judiciaires parlementaires et administratives, et a publié son ouvrage « Retour à Outreau, contre-enquête sur une manipulation pédocriminelle » chez le seul éditeur [6] qui ait eu le cran de le faire paraître. Entre temps, Chérif Delay, l’aîné des enfants d’Outreau a écrit avec Serge Garde son livre « Je suis debout » [7] où il livre un témoignage poignant sur son enfance, les viols en réunion et sa vie d’adulte qui en découle.

Espérons que le procès de Fabrice Burgaud contre Bertrand Tavernier soit l’occasion de déciller les yeux du public, mais aussi et surtout des professionnels dont la mission est de l’informer. Et cette fois, nous ferons en sorte qu’il ne se sente pas seul ! [8]

Jacques Cuvillier

[1Le livre Outreau, la vérité abusée de Marie-Christine Gryson-Dejehansart (Eds Hugo et cie) et le documentaire de Serge Garde Outreau, l’Autre vérité en donnent de nombreux détails.

[3Voir note 1

[4Contribution au colloque « la parole de l’enfant après la mystification d’Outreau, Paris-Assas Panthéon fev 2011 http://la-verite-abusee.pagesperso-orange.fr/documents/parole_enfant_mystification_outreau_2.html

[5Outreau, la vérité abusée, op cité

[6Kontrekulture.com

[7Eds du Cherche Midi

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