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Affaire Rentabiliweb / Hi-Media : sur la preuve, l’adresse IP et les données à caractère personnel. Par Antoine Cheron, Avocat.
Parution : mercredi 4 décembre 2013
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L’étendue et la dimension du marché de l’économie numérique permet de répondre aux perspectives de développement des entreprises technologiques et innovantes. Une compétition existe toutefois entre entreprises concurrentielles pour conquérir davantage de parts de marché. Des velléités d’achat de certaines activités d’entreprises concurrentes ne sont donc pas rares. Ces tentatives de rachat donnent lieu parfois à des litiges concernant non pas le droit des restructurations mais plus singulièrement la valeur probante d’une adresse IP ou un dénigrement en ligne du concurrent.

C’est le cas d’une affaire récemment jugée par la Cour d’appel de Paris impliquant les sociétés Rentabiliweb et Hi-Media, toutes deux intervenant sur le marché publicitaire et des paiements en ligne (CA Paris 3 octobre 2013 Rentabiliweb Europe c/ Hi-Media).

Les circonstances de l’affaire

Spécialiste de la monétisation des audiences numériques Internet et mobile, Rentabiliweb, société cotée en bourse, a fait connaître son souhait d’entreprendre une opération de croissance externe par le rachat de l’activité micro-paiement de la société concurrente Hi-Media. Cette dernière a publiquement décliné l’offre de rachat par voie presse.

L’affaire ne s’arrêtant pas là, Rentabiliweb impute à sa concurrente des actes de concurrence déloyale, de parasitisme et de dénigrement pour avoir relayé dans les médias des propos portant atteinte à sa réputation et notamment qu’elle tirerait une grande part de ses revenus, d’opérations de paiement réalisées sur des sites pornographiques.

S’agissant des actes en concurrence déloyale reprochés à Hi-Media, ils ont consisté selon Rentabiliweb à supprimer ses fiches micro-paiement et documentation des sites web Wikipédia et Boku. La société Rentabiliweb démontre ces allégations en rapportant la preuve que c’est par l’intermédiaire d’une adresse IP appartenant à Hi-Media que les modifications sur ses comptes Wikipédia et Boku sont intervenues.

Mais Hi-Media conteste ce type de preuve, soutenant que sa propre adresse IP a été piratée et affirme que Rentabiliweb grâce à ces manœuvres se constitue de la sorte une preuve à elle-même. Par ailleurs, Hi-Media dépose des demandes reconventionnelles à l’encontre de Rentabiliweb pour dénigrement portant sur ses activités.

Au final, le Tribunal de commerce de Paris condamnera Hi-Media à la somme de 25.000 euros pour les actes de suppression des références Rentabiliweb sur Wikipédia et Boku ; il condamnera en revanche Rentabiliweb à 50.000 euros pour ses actes de dénigrement à l’encontre de Hi-Media ainsi qu’à 50.000 euros pour parasitisme du fait de l’enregistrement de la marque « Allopass » appartenant à Hi-Media comme mot clef dans Google.

L’argumentation des parties et décision de la Cour d’appel

Sur appel de Rentabiliweb qui sollicitait devant la Cour la condamnation de Hi-Media à 150.000 euros pour l’ensemble de ses préjudices et face aux demandes reconventionnelles présentées par Hi-Media tendant à réformer le jugement qui limite à seulement 50.000 euros les dommages et intérêts pour les faits de dénigrement, la Cour d’appel de Paris infirmera le jugement du Tribunal de commerce dans sa totalité, déboutant ainsi les deux sociétés de l’ensemble de leurs demandes.

Devant les juges d’appel, Rentabiliweb insiste notamment sur la responsabilité de Hi-Media pour ses actes en concurrence déloyale et de parasitisme. Pour s’en tenir au point le plus instructif de l’arrêt, Rentabiliweb prétend que les modifications préjudiciables intervenues sur Wikipédia sont l’œuvre d’une personne appartenant à la société Hi-Media identifiée grâce à une adresse IP. Elle ajoute que l’adresse IP correspond simplement à l’identification d’un ordinateur et non pas à une donnée personnelle, de sorte qu’elle ne relève pas de la réglementation loi informatique et libertés de 1978.

Par ce raisonnement, Rentabiliweb prétend ne pas avoir à justifier le moyen par lequel elle a eu accès aux coordonnées de Hi-Media à partir d’une adresse IP. A ce sujet, elle soutient que les allégations de Hi-Media la soupçonnant d’avoir piraté son site pour procéder elle-même aux modifications ne sont nullement démontrées.

Hi-Media conteste cette analyse et soutient que tout fichier détenu par les fournisseurs d’accès à Internet constitue un traitement de données à caractère personnel dont l’obtention s’effectue par réquisition du juge. Or Rentabiliweb ne justifiant pas des modalités d’obtention des coordonnées du détenteur de l’adresse IP, elle violerait donc les dispositions de la loi Informatique et libertés de 1978.

D’ailleurs, la seule preuve qu’il s’agirait d’une adresse IP appartenant à Hi-Media serait insuffisante selon elle pour engager sa responsabilité. Elle produit pour cela une étude de l’association de consommateurs UFC qui montre que le piratage d’un réseau Wifi est une manœuvre aisée et qui offre une complète impunité à l’auteur d’un acte délictueux réalisé sous l’adresse IP d’un abonné.

De plus, les fiches de suppression Boku et Wikipédia mentionnant l’adresse IP ayant procédé à cette suppression et qui sont produites par Rentabiliweb ne sont pas authentifiées quant à leur teneur et à leur origine selon Hi-Media.

En présence de toutes ces prétentions, la Cour d’appel de Paris tranche en défaveur de Rentabiliweb qui avait obtenu 25.000 euros de dommages et intérêts en 1e instance : «  la seule mention d’une adresse IP correspondant à un ordinateur de la société Hi-Media sur des documents non authentifiés, étant insuffisant pour démontrer la réalité des faits allégués  ».

La Cour relève que si Rentabiliweb a légalement eu connaissance de l’adresse IP de Hi-Media, en revanche elle n’indique pas comment elle a pu identifier cette société comme en étant le titulaire. En outre, les juges n’ont pas été convaincus par les éléments de preuves rapportés par Rentabiliweb pour démontrer une responsabilité quelconque de Hi-Media dans la suppression des fiches sur les sites web concernés.

L’analyse de la décision de la Cour d’appel

L’intérêt de la présente décision est de rappeler aux protagonistes que dans un litige,l’établissement de la preuve des allégations conditionne le succès de leurs prétentions. Si dans tout procès la preuve est le nerf de la guerre, elle prend une dimension particulière lorsqu’il s’agit de prouver des faits immatériels comme par exemple le piratage d’une connexion wifi pour utiliser frauduleusement l’adresse IP d’autrui. Dans ces situations, la preuve est technique, plus fragile et plus difficile à rapporter. Il sera forcément plus délicat de gagner la conviction du juge.

Cependant, le juge attend systématiquement que les parties produisent la preuve de leurs allégations afin de procéder ensuite à leur appréciation. Cette attente est au cœur de la fonction de juger et, comme en l’espèce, les juges rappellent souvent le texte de l’article 9 du Code de procédure civile (bien que dans le présent arrêt, par erreur il est fait référence à l’article 9 du Code civil) selon lequel «  Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de sa prétention ».

En trame de fond de la question procédurale de la preuve, figurait la problématique de la nature juridique de l’adresse IP. La Cour d’appel ne la traite pas de front étant donné le flou juridique qui règne autour de cette question. Cependant, par le détour de la question liée à la preuve, il semble qu’elle reconnaisse tacitement que l’adresse IP d’une personne est une donnée personnelle protégeable.

En effet, lorsque la Cour relève que Rentabiliweb n’indique pas comment elle a pu identifier cette société (Hi-Media) comme étant le titulaire de l’adresse IP qui apparait sur la fiche de modification Wikipédia, il paraît implicite pour elle que celle-ci a une nature juridique, c’est-à-dire qu’elle est une donnée à caractère personnel relevant de la loi de 1978 et nécessite par conséquent l’autorisation du juge pour obtenir l’identité de son titulaire.

La Cour entend ainsi contrôler la voie par laquelle la société accède aux données personnelles affiliées à une adresse IP afin de pouvoir en apprécier la légalité. Quoi de plus normal d’ailleurs que cette démarche du juge qui est le gardien des libertés individuelles. Hi-Media a fait valoir à ce sujet que l’adresse IP constitue une donnée à caractère personnel protégée et dont le contenu ne peut être communiqué que par réquisition du juge.

Cet argument est tiré de la loi 21 juin 2004 qui est venue insérer l’article 6-II dans la loi de 1978 Informatique et libertés : «  l’autorité judiciaire peut requérir communication, auprès des fournisseurs d’accès et d’hébergement, des données de nature à permettre l’identification de quiconque a contribué à la création d’un contenu répréhensible sur Internet  ».

Reste qu’en l’occurrence, à défaut d’avoir apporté la preuve qu’elle n’a pas eu accès à l’identification de la société Hi-Media par des moyens illégaux, Rentabiliweb succombe dans sa demande. Le doute était persistant en l’espèce puisque le juge était confronté à une série d’allégations de part et d’autre. Hi-Media prétendait notamment que sa concurrente avait usurpé son adresse IP afin de procéder elle-même aux suppressions sur les sites web, tandis que Rentabiliweb produisait des impressions de sites Internet annonçant les modifications litigieuses.

Mais c’est tour à tour que le juge rejettera les allégations des deux protagonistes comme insuffisamment justifiées. Hi-Media ne justifie pas que sa concurrente ait usurpé son adresse IP ou s’est introduite dans son système informatique et Rentabiliweb ne prouve pas que l’adresse IP ayant procédé aux suppressions litigieuses, soit réellement celle de Hi-Media, l’authenticité des impressions Internet ne pouvant pas être vérifiée.

En tout état de cause, la décision de la Cour d’appel n’exclut pas de la protection des données personnelles prévue par la loi de 1978, l’adresse IP. On peut relever le contraste qui existe entre cette décision et un autre arrêt rendu par la même Cour d’appel le 15 mai 2007, dans lequel il était affirmé que l’adresse IP n’est qu’une simple série de chiffres qui ne saurait être considérée comme une donnée à caractère personnel au sens de la loi de 1978.

Ce faisant, elle s’aligne sur la jurisprudence européenne qui considère que les adresses IP sont des données protégées à caractère personnel, car elles permettent l’identification précise desdits utilisateurs (CJUE, 24 nov. 2011, Scarlet Extended n° C-70/10 n°51).

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