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« Salarié, dis moi comment tu t’habilles, je te dirai quels sont tes droits » Par Pierre Robillard, Avocat.
Parution : mardi 10 décembre 2013
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La décision rendue dans l’affaire de la crèche « Baby Loup » perpétue le feuilleton judiciaire de la laïcité sur le lieu de travail. Plus largement, il donne également l’occasion de faire le point sur les règles relatives à la tenue vestimentaire des salariés dans l’entreprise.

27 novembre 2013 : la Cour d’appel de Paris estime que le refus d’ôter son voile pour une salariée travaillant dans une crèche accueillant des jeunes enfants constitue une faute grave.

Cette décision est remarquable non seulement pour la position qu’elle exprime, mais également compte tenu du parcours judiciaire dont elle constitue une nouvelle étape.

En effet, pour mémoire, c’est il y a maintenant 5 ans (décembre 2008) que la salariée en question est licenciée, sur le fondement du règlement intérieur de l’établissement qui oblige les salariés à une « neutralité philosophique, politique et confessionnelle ». Saisi par l’intéressée, le Conseil de prud’hommes de Mantes-la-Jolie confirme la validité du licenciement, comme le fera un an plus tard, la Cour d’appel de Versailles. Le refus de retirer le voile est qualifié « d’insubordination ».

Convictions religieuses et neutralité vestimentaire

Néanmoins, le 19 mars 2013, la Cour de cassation devait annuler cet arrêt, considérant que cette mesure constituait « une discrimination en raison des convictions religieuses » de la salariée ; elle renvoyait le dossier devant une autre Cour d’appel (celle de Paris) pour que soit statué sur le fond et, le cas échéant, l’indemnisation due à la plaignante.

Rappelons en effet que la Cour de cassation ne constitue pas, dans l’ordre judiciaire français, un troisième degré qui permettrait de statuer une nouvelle fois sur les faits (après le Conseil de Prud’hommes et la Cour d’Appel), mais se limite à un contrôle de l’application des règles de droit. C’est la raison pour laquelle la plupart du temps la Cour casse et renvoie devant une juridiction d’appel pour que soit terminé le travail en tirant les conséquences factuelles de la position juridique dégagée.

Il est donc d’autant plus surprenant que dans sa décision de novembre, la Cour de Paris ne se soit pas « alignée » sur la Cour de Cassation, mais force est de constater qu’elle l’a fait subtilement puisqu’elle ne s’y oppose pas frontalement : elle se place en effet sur un terrain juridique différent.

Alors que les Juges versaillais s’étaient vus reprocher une discrimination, les Parisiens ont contourné l’obstacle en qualifiant la crèche « d’entreprise de conviction en mesure d’exiger la neutralité de ses employés », statut habituellement réservé aux églises et aux partis politiques (cela signifie que, pour y travailler, il faut adhérer aux valeurs morales prônées par ce type d’entreprise). En l’espèce, cela permettait à la direction de la crèche de prendre des mesures nécessaires au respect et à la protection de « la conscience en éveil des enfants » telles que des restrictions vestimentaires prévues par le règlement intérieur, sans pour autant porter une atteinte disproportionnée aux libertés fondamentales dont la liberté religieuse.

La Cour d’appel de Paris précise que cette règle s’applique « même si elle ne résulte pas de la loi » ; autrement dit, il s’agit d’une création prétorienne c’est-à-dire jurisprudentielle. On sait en effet qu’en droit social, la jurisprudence occupe une place très importante dans la règlementation, encore plus étendue que l’épais Code du travail. De quoi laisser une large marge d’appréciation aux juges et une certaine insécurité juridique pour les justiciables.

Pour autant, la bataille judiciaire n’est pas terminée puisque la salariée a annoncé qu’elle allait se pourvoir de nouveau en cassation puis, éventuellement devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

L’employeur peut-il imposer une tenue vestimentaire ou en interdire une autre ?

Au-delà du débat sur la laïcité aux lieux et aux temps de travail, l’affaire Baby Loup traite plus largement de la question vestimentaire des salariés puisque le principe juridique en cause est bien celui de l’appréciation, nécessairement subjective, de la « (dis-)proportion » des restrictions qu’un employeur peut imposer à la liberté du salarié.

La liberté vestimentaire reste le principe. Il est en effet de jurisprudence constante que tout salarié a droit, même au temps et au lieu du travail, au respect de l’intimité de sa vie privée (voir par exemple Cass. Soc. 02 10 2001, n°99-42942). Cet intitulé général couvre aussi bien le secret des correspondances, la liberté d’expression ainsi que l’aspect physique. Sur ce dernier point d’ailleurs, le salarié est donc libre de s’habiller à sa guise sauf si le port d’un uniforme ou d’un insigne particulier est rendu nécessaire en raison d’impératif de sécurité (équipements de protection individuelle tels que casque ou chaussures de sécurité, gardiennage …). On pense aux facteurs, livreurs, vigiles et autres serveurs de restaurant (sans même évoquer les fonctionnaires hospitaliers ou policiers).

Les juridictions reconnaissent également la validité des restrictions à cette liberté par l’employeur lorsque le salarié est en contact avec la clientèle : il doit alors présenter une tenue « appropriée » ( avec, là, aussi, une dose de subjectivité).

Ainsi a été validée l’interdiction de venir travailler en survêtement (salarié d’une agence immobilière ; Soc. 06 11 2011, n°99-43988) ou en bermuda (agent technique dans un laboratoire ; Soc 12 11 2008, n°07-42220). A fortiori, les licenciements ont été validés concernant une salariés arborant une tenue pour le moins suggestive (seins nus sous un chemisier transparent : Soc 22 07 1986, n°82-43824) ou d’une autre, vendeuse dans un magasin de prêt-à-porter mais refusant de revêtir les vêtements fournis de la marque commercialisée (CA Metz 03 03 2009, n°06-2417).

En rappelant que, depuis la loi du 11 octobre 2010, le port d’une tenue dissimulant le visage est, sauf exception, interdit en cas de travail dans un espace public, on se rapproche de l’exercice d’une liberté religieuse par le salarié. Les Juges du fond ont déjà eu l’occasion de rappeler que tout prosélytisme susceptible de porter atteinte à la bonne marche de l’entreprise était prohibé (voir par exemple CA Versailles 23 01 1998, n°959736) tandis que, avant même le début de l’affaire Bayby Loup, avait été validée l’interdiction du port d’un signe religieux pour des raisons objectives étrangères à toute discrimination (notamment en cas de risque de problème relationnel avec la clientèle : CA Paris 19 06 2003, n°03 32112) et, encore plus précisément, l’interdiction d’un foulard islamique porté par une vendeuse d’un centre commercial (CA Paris 16 03 2001, n°99 31302) ou à une technicienne de laboratoire (CA Versailles 23 11 2006, n°05-5149).

L’arrêt rendu pour Baby Loup par la Cour de Versailles en novembre 2011 s’inscrivait bien dans cette tendance jurisprudentielle où la salariée était en contact avec la clientèle dans un lieu ouvert à un large public accueillant des enfants de tous horizons culturels ou religieux.

Mais, pour annuler cette décision, la Cour de cassation a considéré que le principe de laïcité ne pouvait pas être invoqué pour restreindre la liberté religieuse dans cette crèche, entreprise de droit privé qui n’était pas en charge d’un service public. Plus précisément, elle a estimé que le règlement intérieur instaurait une restriction trop générale et imprécise qui n’était donc pas susceptible de constituer une exception valable à une liberté fondamentale. Encore et toujours une question de dosage et de subjectivité.

Toutefois, il faut préciser que le même jour, la même Cour de cassation a rendu un autre arrêt dans lequel elle validait cette fois-ci la restriction (l’interdiction du port d’un voile manifestant une croyance religieuse) s’agissant d’une agent d’une caisse de sécurité sociale qui, elle, constitue bien un service public par conséquent soumis à des contraintes spécifiques qui seraient différentes dans une entreprise privée comme une crèche …

On l’a compris, le cas « Baby Loup » n’est pas définitivement tranché et il s’explique par l’opinion différente que peuvent porter les Magistrats amenés à s’y pencher, en fonction d’une appréciation qui peut varier d’une Cour à une autre. Il appartiendra à la formation « plénière » de cassation d’unifier le droit lorsqu’elle aura à se prononcer, dans un ou deux ans.

Plus généralement, cette question pourrait être tranchée par l’intervention d’une loi susceptible de mettre un terme aux débats.

A suivre, donc.

Maître Pierre ROBILLARD, avocat, spécialiste en droit du travail, diplômé de Sciences Po Paris.