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Le Conseil d’État, la liberté d’expression et l’ordre public : "interdiction Dieudonné". Par David Boccara, Avocat.
Parution : lundi 20 janvier 2014
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L’interdiction de représentation du spectacle de Dieudonné n’est pas une censure mais une mesure méritée, proportionnée et légitime vu les risques de trouble grave à l’ordre public que l’autorité administrative, à laquelle incombe la police du maintien de la sécurité publique, doit prévenir. Celle-ci étant une valeur consacrée, il appartient à l’autorité publique de la garantir par tous moyens y compris par voie de référé permettant d’agir a priori.

Constamment interpellé ces jours-ci sur la question d’actualité, pas tellement épineuse, tenant à la restriction apportée à la liberté d’expression d’un certain « comique de genre », ainsi qu’à la liberté de réunion à l’occasion de son spectacle, voyons rapidement en guise d’épilogue les tenants qui saisirent en appel le juge administratif du Palais-Royal au regard de sa décision en référé qui est peu comprise bien que parfaitement justifiée en fait comme en droit.

D’aucuns s’émurent sincèrement de l’interdiction absolue d’une représentation qui se voulait être un divertissement pour le public. Et la lecture de l’ordonnance ne comporte pas de construction distinguant suffisamment, pour l’expliciter, l’unique motif prévalant pour interdire la représentation au regard de l’atteinte aux libertés publiques que cela implique.

Certes, la liberté d’expression est un principe sacré inaltérable dans une société démocratique. Mais une fois ce postulat affirmé avec toute la vigueur qu’il mérite il faut aussi concevoir les conséquences de l’usage d’une telle liberté, sans même avoir à regarder son giron de prédilection qu’enserre la loi du 29 juillet 1881.

Or, la décision du juge des référés du Conseil d’État statuant en appel, comporte toute la motivation requise, suffisante et nécessaire qui fonde légalement la mesure arrêtée dans le parfait respect des valeurs que consacre toute république. Au demeurant l’ouverture à recours sur ordonnance de référé du tribunal administratif suppose inéluctablement, édicte l’article L. 521-2 du Code de justice administrative, qu’il s’agisse d’une liberté fondamentale qui soit menacée gravement de manière manifestement illégale.

La représentation en question de Dieudonné n’a pas été proprement interdite parce qu’elle excédait la mesure « légalement admissible » de l’humour, dont le registre est véritablement sans borne. La mesure n’est ni expéditive ni politique.

De facto, l’interdiction n’a été par essence prononcée qu’à titre de mesure appropriée permettant de prévenir utilement le risque prévu de trouble à l’ordre public que la police administrative ne pouvait garantir d’empêcher ni de contenir en cas de survenance dans un climat de vive tension que caractérise le magistrat au vu des éléments de la procédure soumis et discutés par les parties.

Cette appréciation d’une situation factuelle par le juge qui n’est pas infondée n’encourt par elle-même aucune critique. Constituant le motif déterminant de l’ordonnance elle est pour le juriste indemne de reproche. Ce critère que connaissent tous les référés dans les deux ordres juridictionnels ne peut donc surprendre.

La question n’est donc pas de douter que l’on puisse tout dire car cette garantie est intangible, quitte à comparaître devant l’ordre judiciaire. Par contre, dans un État de droit il appartient objectivement à celui-ci d’envisager proprio motu les conséquences puisqu’il en répond lui-même directement au premier chef pour ce qu’il y a de plus grave en cas de sinistres lors de désordres.

Le clown peut toujours dire et faire n’importe quoi mais uniquement dans les limites qu’il peut assumer et qui du reste sont toujours modestes. Concrètement, celles-ci se cantonnent au simple montant des amendes et dommages-intérêts, du moins lorsqu’il est acquitté par leur redevable…

Cela étant, ni le pitre ni l’organisateur de son spectacle ne peut effectivement garantir toutes les conséquences du dommage considérable, parfois irréparable, que peut occasionner le trouble suscité durant la représentation ou au sortir de celle-ci. C’est d’ailleurs, principalement à l’autorité administrative qu’appartient ce devoir ; ce qui implique sa fonction préventive.

Ainsi, les risques de blessures de spectateurs infligées dans un théâtre ou à l’extérieur ou aux abords de ce dernier à des tiers à l’occasion d’affrontements, d’émeutes ou de débordements de foules ne peuvent être admis fût-ce à titre d’éventualité probable.

Dès lors, c’est à l’autorité administrative de réglementer ce genre d’évènements ; ce qui n’est pas surprenant. Par exemple, des rencontres ou manifestations sportives sont fréquemment interdites lorsque la sécurité des participants est en cause.

C’est donc simplement l’ordre naturel des choses qui commande à l’espèce. Le cirque orchestré par Dieudonné n’est donc pas soumis à un traitement dérogatoire d’exception qui puisse mériter l’anathème. Ce serait artificiellement monter en épingle la victimisation grossière d’un irresponsable qui s’est toujours soustrait à ses condamnations et n’assume rien. L’État quant à lui ne peut se comporter pareillement car il aurait à réparer les conséquences ; ce que la collectivité publique - qui en définitive supporte les coûts - n’admettrait pas

L’unique circonstance notable de l’affaire est seulement, qu’en matière de représentation d’artistes-interprêtes, les prohibitions sont assez rares mais pas sans précédents. Dès qu’une possibilité de danger ou de trouble surgit, il appartient toujours au juge des référés d’intervenir a priori car c’est là son véritable office. Mais il ne s’agit jamais de censure proprement dite.

En l’occurrence, c’est l’ordre administratif qui a œuvré car était initialement en cause un arrêté de police administrative. Il n’y a donc là rien de choquant y compris quant à la performance en termes de célérité de la procédure ; le référé-liberté ayant justement pour propriété la rapidité puisque l’audiencement est prévu à quarante-huit heures et que le contradictoire est toujours de rigueur. En l’état, ce dernier a été scrupuleusement respecté puisque les avocats des intimés-défendeurs ont comparu et été écoutés en leurs arguments.

Résolument, il ne peut être reproché qu’une seule chose à l’ordonnance du Conseil d’État statuant en appel ce qui demeure accessoire. Et si l’on doit admettre que l’humoriste ait son propre style, il est évident que le juge ait le sien ; ce d’autant plus que sans vouloir faire d’élitisme le public de celui-ci est couramment plus averti sinon choisi que pour celui-là.

En lisant les décisions que nous annexons, le profane ne peut à vrai dire que confondre l’articulation du raisonnement et ne pas bien distinguer le stare decisis véritable pour se méprendre complètement sur le mérite de l’argument déterminant valablement l’interdiction. Car ce n’est pas là la liberté d’expression qui est amoindrie et encore moins sacrifiée. Ce qui repose au centre de la prohibition est l’objectif impératif de sécurité, pendante de l’ordre public que l’État doit garantir.

C’est parce que ce but estimable et compréhensible, que consacre au plus haut point la hiérarchie des normes, est la clef de voûte de la mesure adoptée en appel par le Conseil d’État qu’il est à prédire que la France ne devrait pas encourir les foudres d’une cour européenne. Ici le moyen employé est légitime et proportionné dans un État de droit, peu important à cet égard que la motivation ne soit pas impeccablement ciselée pour le crible académique.

À décharge de cette dernière, il est indubitable que le luxe de détails sur le versant relatif aux « abus de la liberté d’expression » précédemment commis par Dieudonné qui ont suscité le trouble actuel ne fait que renforcer la réalité et la consistance de l’appréciation qui qualifie l’intervention du juge de l’urgence et la mesure qu’il prononce à bon droit.

Les détracteurs de ces décisions ne pourront donc pas sérieusement soutenir que leur inspiration est de nature politique. Le juge des référés a certes indéniablement restreint l’exercice de la liberté, d’expression notamment. Ce faisant ses raisons sont pleinement fondées. Mais étaient-elles vraiment nécessaires ?

Nul ne pourra jamais le dire et cela suffit amplement en l’état.

Dieudonné pourrait alors introduire une requête en indemnisation pour discuter l’opportunité de l’interdiction et contester que l’État se soit estimé dans l’incapacité de maîtriser d’éventuels troubles ou n’ait pas cru disposer des moyens matériels et humains requis pour maintenir la paix publique quel qu’en soit le prix. Quoi qu’il en coûte, ledit comique n’en a cure car il ignore ce qu’est de payer le prix, fût-il minime.

Or le risque de trouble existait indéniablement et la constatation de ce critère est suffisamment motivée pour convaincre qu’il convenait de faire absolument l’économie d’un affrontement probable avec l’éventualité inévitable que si les choses avaient dégénéré des hommes auraient pu être blessés voire tués.

La décence, sinon l’élégance, veut que la farce s’arrête à la blessure, morale ou physique. Donc le prix du sang qui n’a jamais à être payé doit être évité.

Dans la perspective d’un contentieux au fond, le requérant se plaindrait que pour garantir l’humour noir de son soir pas assez de treillis noir n’aient eu l’humour de se voir mobiliser un soir sous leurs casques et leurs boucliers. Que penser alors de celui qui ne prétendrait divertir qu’à l’ombre d’escadrons en cohortes assumant le maintien de l’ordre…

Quoi qu’il en soit, le tribunal administratif de Paris qui serait saisi du fond de l’affaire pourra toujours relever que, quand bien même l’État aurait eu tort de ne pas consentir toute la débauche de moyens propices au maintien de l’ordre, la mise en œuvre d’un tel dispositif n’aurait jamais pu, quelle que soit l’envergure du déploiement envisagé, empêcher la survenance de dommages graves aux personnes ; ce qui est normalement prévisible dans ce genre d’évènements.

Concluons par dire qu’ayant motivé de la sorte, le Conseil d’État ne saurait être suspecté de menacer à terme le liberté d’expression. C’est là finalement l’essentiel. La justice qui n’est pas une farce a été rendue de manière estimable dans des circonstances qui sont tout à l’honneur de la faculté de discernement de ce juge d’appel que nous saluons car la tâche était difficile.

Les sceptiques, désireux d’achever de se convaincre, se donneront la peine de lire les deux ordonnances en question.

Les ordonnances Dieudonné de janvier 2014
David BOCCARA Docteur d'État en droit Avocat à la Cour de Paris
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