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Face à la compétitivité internationale, redéfinir une dimension externe du marché intérieur (Réciprocité, Préférence communautaire et offensivité). Par Viviane de Beaufort, Professeur de Droit.
Parution : mercredi 19 mars 2014
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La question de la réciprocité dans les échanges commerciaux de l’UE s’inscrit dans la problématique plus large de la compétitivité des entreprises européennes face à la concurrence émanant d’Etats tiers, partenaires / adversaires. Elle pose la question fondamentale du « level playing field », autrement dit de l’équivalence des conditions de compétitivité par le droit. En Europe, on évoque également la notion d’« avantages mutuels » ou « avantages réciproques ».

1/ La compétition accrue entre entreprises génère le développement de stratégies de délocalisation des centres de production mais aussi des centres de décision
2/ Les Etats tentent d’œuvrer au maintien des activités « stratégiques » et au développement de l’attractivité de leur territoire (phénomène de concurrence entre Etats Membres, plutôt que solidarité au sein de l’UE)
3/ Les règles vertueuses du Marché intérieur limitent le patriotisme économique des Etats de l’UE mais il s’agit dès lors de proposer une position commune cohérente et construite autour d’intérêts européens face aux défis de la globalisation…

Des asymétries de fait (constatées dans divers Rapport élaborés par la Commission européenne-voir ci-après) peuvent rendre difficile la compétitivité des entreprises européennes face aux États tiers. Celles-ci se conforment aux règles vertueuses du marché, tandis que des compétiteurs d’autres pays profitent de soutiens affichés de leurs États qui, au nom du patriotisme économique, les favorisent sans complexe.

- Subventions (qui permettent de pratiquer le dumping et de répondre à es offres avec des prix « anormalement basses »)
- Législation sur les IDE (qui protège les actifs nationaux et les entreprises locales et permet de récupérer à terme nos technologies par exemple : pas d’investissement en Chine autrement que par JV détenue à 51 par un acteur local le plus souvent désigné par les autorités locales
- Normes locales imposées
- Droit de la concurrence et de la PI (contrefaçon) applique de manière non objective par les magistrats locaux
- Règles de marchés publics inexistantes (ou non appliquées) ou encore intégrant des considérations sur les « offsets » (compensation autorisées par l’Accord sur les Marchés Publics intervenant dans le cadre de l’OMC ) permettant d’imposer les règles du jeu aux entreprises européennes (contenu local, transferts de technologie importants) sans limites…

Réciprocité et non protectionnisme

L’Europe n’a pas vocation à être fermée sur elle-même, l’Europe ne peut pas survivre en pratiquant le protectionnisme : nous avons besoin de garder ouverts nos marchés, à la fois pour nous approvisionner et pour développer notre croissance…30 millions d’emplois en Europe sont liés à nos exportations, l’Europe représente 20% du commerce mondial (14,9 marchandises et 24,8 services) et attire 29% des IDE…
Le principe de réciprocité intelligemment décliné peut créer ce level playing field nécessaire dans tous les domaines où la compétitivité externe de l’UE est concernée (contrôle des investissements directs étrangers, protection et application des droits de propriété intellectuelle, lutte contre la contrefaçon, contrôle des subventions, les marchés publics internationaux, les instruments de défense commerciale, …).
La prise de conscience de l’UE sur ces problématiques est récente mais clairement identifiable dans divers documents et déclarations :
- Le Troisième « paquet énergie » prévoit une clause de réciprocité (la « clause Gazprom ») visant à protéger les entreprises européennes d’éventuelles OPA hostiles
- Les documents de travail de la Commission Européenne récents sur la politique industrielle : European industry in a changing world, Impact of the economic crisis on key sectors of the EU et EU industrial structure, 2009…
- Le rapport MONTI
- The 2006 "Global Europe" Communication sets out clearly that rejection of protectionism within the single market, must be paralleled by an active agenda to open up markets and ensure a level playing field for trade exchanges... More has to be done to promote increased transparency and strengthen international rules on subsidies, both at multilateral level and in bilateral and regional agreements...
- La « Stratégie Europe 2020 : une stratégie pour une croissance intelligente, durable et inclusive »
- Plusieurs Communications dont Vers un acte pour un marché unique – COM(2010) 608/5/ La politique commerciale au cœur de la stratégie Europe 2020 – COM(2010) 612/ Une politique industrielle intégrée à l’heure de la mondialisation – COM(2010) 614
- Rapport annuel sur les Barrières aux échanges et aux investissements
La Commission élabore également depuis 2011 un Rapport qui permet un suivi et selon l’adaptation de la stratégie. Celui de 2013 est paru le 28 février (COM(2013)103final : la DG Trade a identifié 220 obstacles émanant de 32 marchés puis priorisé selon l’importance des obstacles et le potentiel des marchés.
Apparaissent comme stratégiques les USA (18% produits et 24% des services, 28,8% IDE), puis les BRICS Chine, Russie, Japon, Inde et Brésil qui représentent plus de 23% de nos exportations et 11% de nos investissements directs. Des ouvertures de leur côté représentent un potentiel phénoménal du fait que ce sont des marchés en forte croissance.
Les points de blocage importants :
- Chine : législation sur les investissements déjà très stricte augmentée d’un contrôle des fusions pour raisons de sécurité (sept 2011) appliqué d’une manière extensive.
Des obligations de contenu local de l’ordre de70% mais surtout un cadre juridique peu clair découragent les entreprises européennes, restrictions es cosmétiques. Dossier des Terres rares (plainte à l’ORD conte la Chine (mars 2012) …
- Inde : nouvelle règlementation sur les Telecoms imposant 30% de contenu local pour candidater a es appels d’offres (idem énergie et certaines industries), mesures de protection sanitaires, tests de contrôle sur les produits électriques et électroniques…
- Brésil préférence aux offres locales (25%) pour les marchés publics, série de taxes sur des importations comme les automobiles et camions, matériel de télécom…contraires à l’accord du G20
- La Russie est loin de se conformer aux règles de l’OMC auquel elle a accédé en Aout 2012

La nouvelle approche met en lumière les liens qui existent entre les différents secteurs de l’économie, notamment l’existence de secteurs « stratégiques » pour l’Union, au regard de leur capacité d’entraînement sur les autres secteurs et revendiquent la déclinaison du principe de réciprocité ou des « avantages mutuels »

Outils de droit

La base juridique est le nouvel art. 207 avec avis conforme du PE requis pour les accords internationaux intervenant entre l’UE et les pays tiers dans le cadre d’accords multilatéraux ou bilatéraux (art 218.6).
L’Union Européenne développe la Trade Diplomacy autrement dit les négociations. L’efficience de cette politique est plus importante, si elle dispose d’instruments de droit autonomes lui permettant le cas échéant de sanctionner ou fermer son marché.
Elle doit en fait pouvoir utiliser les trois champs de droit qui lui sont offerts :
-  A l’international, affirmer ses positions à l’OMC
Recours plus fréquents au mécanisme de règlement de différents de l’ORD,
Position plus ferme sur les négociations sur l’AMP,
Rôle actif au sein des Comités de normalisaion

-  Développer les ALE et prévoir systématiquement dans ces Traités bilatéraux en négociation des Chapitres sur ces thématiques (cf. ALEs Pérou ou Corée, projets Canada, Ukraine, Inde, USA… ) ;

-  Modifier son droit interne pour promouvoir dans les Règlements et Directives des dispositifs sur les conséquences de situation de non réciprocité : marchés publics européens / internationaux, investissements, brevet et marque, amélioration des dispositifs es matière de défense commerciale (dumping et subvention) …

Exemples

Marchés publics

Le principe d’ouverture des marchés publics des Etats membres de l’UE aux opérateurs des Etats-membres de l’UE et aux opérateurs des pays signataires de l’AMP : Accord sur les marchés publics - annexe IV de l’accord de Marrakech, accompagné du principe d’Egalité de traitement : Garantie de l’application de conditions aussi favorables aux opérateurs issus des pays signataires de l’AMP.
L’UE a appliqué les règles : Art. 5 directive 2004/18/EC et Art.12 directive 2004/17/EC, intégration totale de l’Accord sur les Marchés Publics au droit de l’UE à compter de l’entrée en vigueur du traité le 1er janvier 1996 (Dn°94/800/EC du 22 décembre 1994).
Les marchés publics européens sont, selon les chiffres de la Commission, ouvert à 95% des pour un montant de 352 Mds€,
– Etats-Unis : 180 milliards d’euros d’achats publics sont ouverts à la concurrence internationale, ce qui représente 30% des marchés publics américains ;
– Japon : 30 milliards d’euros ce qui représente moins de 30% des marchés publics japonais.
Les Etats Parties à l’AMP multiplient en effet les exceptions à l’ouverture : ainsi, les marchés passés par les Etats fédérés canadiens à l’échelon régional ne sont pas soumis aux règles de l’AMP, or, ils représentent une part très significative de la commande publique canadienne. Le Japon impose une clause de sûreté ferroviaire dans ces marchés d’acquisition de trains, qui exclut de fait nos entreprises.
Par ailleurs très nombreux sont les membres de l’OMC, non membres de l’AMP. Ils ne se pressent pas pour adhérer ayant ainsi la capacité de protéger leurs marchés ce qui se traduit par des demandes de transferts de technologies, de contenu local etc.
Or les marchés publics importants sont chez les émergents.
Dans une situation de négociation, les expériences montrent que l’asymétrie d’ouverture pose problème, car l’un des acteurs n’a rien à négocier. C’est pourquoi la Commission a décidé de revoir cette situation. Le 21 mars, la Commission européenne a proposé un projet d’instrument législatif sur l’accès aux marchés publics des pays tiers afin d’assurer de meilleures conditions de réciprocité entre l’accès au marché européen, par essence ouvert, et ceux de nombreux pays qui demeurent fermés. Cette proposition de Règlement, élaborée conjointement avec le Commissaire au commerce extérieur De Gucht, et le Commissaire au marché intérieur Barnier est « sur la table à Bruxelles », c’est-à-dire en examen au Parlement européen et au Conseil. Il ne faut pas cacher que les positions sur le sujet, au sein de ces instances, sont diverses voire frontalement opposées. Ce projet vise à donner à l’Union Européenne un instrument juridique lui permettant, sous certaines conditions, non pas de fermer son marché – car il s’agit simplement, avec cette initiative, de doter l’UE d’instruments de droit interne pour développer sa capacité à négocier, à l’OMC dans un cadre multilatéral ou dans un cadre bilatéral d’Accords de Libre Echange (ALE) des conditions qui permettent aux entreprises européennes d’accéder à des marchés plus ouverts. Il doit aussi permettre d’harmoniser les positions des Etas-Membres : « Some Member States appear to have taken national measures that may be infringing the common commercial policy (CCP) : except in Spain, the measures are optional (Austria, Cyprus, Hungary and UK). It is unclear whether these measures are always compatible with the international commitments of the EU42 and there are examples of national legislations or isolated court decisions based on the concept of "strict reciprocity" for the procurement sector concerned. Notwithstanding this, the present situation retains the risk of commitments not being applied consistently or divergently between authorities and also reduces significantly the EU leverage and credibility in international negotiations.” Ce Réglement donnera à l’UE une capacité à négocier dans le cadre des ALE.

Normes

Plus globalement, les sujets dits de Singapour (droit de la concurrence, ouverture aux investissements étrangers, services, normes…) ont été lâchés dans l’agenda de l’OMC, après l’échec de la Conférence de Cancun. Les outils de défense commerciale classique, et plus particulièrement notre outil anti-dumping est obsolète, les (…) droits de douane additionnels ne règlent plus le problème des bas prix. Le combat est ailleurs c’est celui des normes sociales et environnementales que doivent respecter nos industries européennes. Il faut promouvoir celles-ci à l’OMC et dans les ALE, voire, le cas échéant bloquer les produits qui ne satisfont pas à nos normes.
IDE
De même concernant les IDE, nous voulons attirer les investisseurs étrangers en Europe et l’’UE est encore le plus grand bénéficiaire d’investissements directs étrangers dans le monde [225 milliards d’euros en 2011], mais ces investissements ne doivent pas avoir pour objectif de transférer des savoir-faire européens à l’étranger ni comme conséquence de mettre en danger nos intérêts essentiels. Des mécanismes de contrôle des investissements étrangers susceptibles d’avoir un impact sur leurs intérêts stratégiques existent dans de nombreux pays, de tels mécanismes existent d’ailleurs dans plusieurs pays européens. N’est-il pas temps de centraliser, ou au moins de coordonner, ce contrôle au niveau européen, notamment lorsque l’entreprise qui fait l’objet de cet investissement revêt un intérêt européen ?

Une capacité d’agir offensive passe par la détermination politique de secteurs stratégiques et la capacité à échelle de l’UE de définir des règles du jeu communes.
Il convient, enfin de se poser la question essentielle de la compétitivité des produits et services de l’UE et notamment français. Et de réfléchir honnêtement à nos failles en la matière (déficit de R&D, inadaptation de l’offre à la demande internationale notamment des émergents – cf. centrales nucléaires EPR http://bourse.lefigaro.fr/indices-actions/actu-conseils/areva-n-a-plus-vendu-d-epr-depuis-2007-374412
Le bon niveau d’action n’est pas le "produire en France" mais le "innover et …produire en Europe"(Michel Barnier).
Rebâtir une industrie innovante, à haute valeur ajoutée, qui se batte à armes égales dans la compétition mondiale, évoluant dans une UE cohérente, refonder une véritable politique industrielle commune, avec de nouveaux investissements communs, orientés cette fois vers les technologies de l’information, les biotechnologies, les transports et les énergies propres avant de devenir totalement dépendantes des Key Emergent Technologie.

Viviane de Beaufort Professeur de droit de l'UE Codirecteur du cursus droit et du Centre europeen de Droit et d'Economie