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Directive sur la conservation des données invalidée par la CJUE. Par Sylvain Métille, Avocat.
Parution : jeudi 10 avril 2014
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La Cour de justice de l’Union européenne vient d’invalider (arrêt du 8 avril 2014) la directive 2006/24/CE du Parlement européen et du Conseil du 15 mars 2006 sur la conservation de données générées ou traitées dans le cadre de la fourniture de services de communications électroniques accessibles au public ou de réseaux publics de communications.

La directive 2006/24 prévoyait l’obligation des fournisseurs de services de communications électroniques accessibles au public ou des réseaux publics de communications de conserver les données relatives au trafic et aux données de localisation concernant tant les entités juridiques que les personnes physiques, ainsi qu’aux données connexes nécessaires pour identifier l’abonné ou l’utilisateur enregistré. Elle ne s’applique pas au contenu des communications électroniques, notamment aux informations consultées en utilisant un réseau de communications électroniques.

En imposant la conservation des données énumérées et en permettant l’accès des autorités nationales compétentes, cette directive déroge au régime de protection du droit au respect de la vie privée instauré par les directives 95/46 (directive relative à la protection des personnes physiques à l’égard du traitement des données à caractère personnel et à la libre circulation de ces données) et 2002/58 (directive vie privée et communications électroniques), ces deux directives ayant prévu la confidentialité des communications et des données relatives au trafic ainsi que l’obligation d’effacer ou de rendre anonymes ces données lorsqu’elles ne sont plus nécessaires à la transmission d’une communication, à moins qu’elles ne soient nécessaires à la facturation (et uniquement tant que cette nécessité perdure).

Cette directive concerne de manière globale l’ensemble des personnes faisant usage de services de communications électroniques, sans toutefois que les personnes dont les données sont conservées se trouvent, même indirectement, dans une situation susceptible de donner lieu à des poursuites pénales. La Cour rappelle qu’elle s’applique sans aucune exception (y compris à des personnes dont les communications sont soumises au secret professionnel) et donc même à des personnes pour lesquelles il n’existe aucun indice de nature à laisser croire que leur comportement puisse avoir un lien, même indirect ou lointain, avec des infractions graves.

Une atteinte à la sphère privée

La conservation des données aux fins de leur accès éventuel par les autorités nationales compétentes, telle que prévue par la directive 2006/24, concerne de manière directe et spécifique la vie privée et constitue un traitement des données à caractère personnel. Comme le souligne la Cour, ces données, prises dans leur ensemble, sont susceptibles de permettre de tirer des conclusions très précises concernant la vie privée des personnes concernées, telles que les habitudes de la vie quotidienne, les lieux de séjour permanents ou temporaires, les déplacements journaliers ou autres, les activités exercées, les relations sociales de ces personnes et les milieux sociaux fréquentés. Il importe peu que les intéressés aient ou non subi d’éventuels inconvénients en raison de cette ingérence

Une étude récente a d’ailleurs démontré que quatre points spatio-temporels du style de ceux fournis par une antenne auquel se connecte un téléphone GSM permettent d’identifier de manière unique 95% des individus.

L’obligation imposée aux fournisseurs de services de communications de conserver pendant une certaine durée des données relatives à la vie privée d’une personne et à ses communications, constitue en soi une ingérence dans les droits garantis par l’article 7 de la Charte. En outre, l’accès des autorités nationales compétentes aux données constitue une ingérence supplémentaire dans ce droit fondamental.

L’ingérence s’avère d’une vaste ampleur et qu’elle doit être considérée comme particulièrement grave aux yeux de la Cour. Le fait que la conservation des données et l’utilisation ultérieure de celles-ci sont effectuées sans que l’abonné ou l’utilisateur inscrit en soient informés est également susceptible de générer dans l’esprit des personnes concernées, le sentiment que leur vie privée fait l’objet d’une surveillance constante.

Si la Cour a retenu une ingérence particulièrement grave, elle a toutefois estimé que le contenu essentiel du droit fondamental au respect de la vie privée (noyau dur) n’était pas atteint puisque cette directive ne permet pas de prendre connaissance du contenu des communications électroniques en tant que tel.

Un intérêt légitime

L’objectif matériel de la directive est de contribuer à la lutte contre la criminalité grave et, en fin de compte, à la sécurité publique. Pour la Cour, la conservation des données pour permettre aux autorités nationales compétentes d’y accéder éventuellement répond effectivement à un objectif d’intérêt général. La conservation des données est donc un instrument utile pour les enquêtes pénales et elle peut être considérée comme apte à réaliser l’objectif poursuivi.

Des garde-fous insuffisants

Dès lors qu’une atteinte est constatée mais qu’elle correspond à un but légitime, il faut vérifier quelles limites sont posées pour s’assurer que les personnes dont les données ont été conservées disposent de garanties suffisantes permettant de protéger efficacement leurs données à caractère personnel contre les risques d’abus ainsi que contre tout accès et toute utilisation illicites. Pour la Cour, cela est d’autant plus important que les données à caractère personnel sont soumises à un traitement automatique et qu’il existe un risque important d’accès illicite à ces données

La directive impose la conservation de toutes les données relatives au trafic concernant la téléphonie fixe, la téléphonie mobile, l’accès à Internet, le courrier électronique par Internet ainsi que la téléphonie par Internet, et cela pour tous les abonnés et utilisateurs inscrits. Pour la Cour, elle comporte donc une ingérence dans les droits fondamentaux de la quasi-totalité de la population européenne sans qu’aucune différenciation, limitation ou exception ne soient opérées en fonction de l’objectif de lutte contre les infractions graves. La conservation ne se limite pas à des données afférentes à une période temporelle et/ou une zone géographique déterminée et/ou sur un cercle de personnes données susceptibles d’être mêlées d’une manière ou d’une autre à une infraction grave, soit sur des personnes qui pourraient, pour d’autres motifs, contribuer, par la conservation de leurs données, à la prévention, à la détection ou à la poursuite d’infractions graves.

Il n’y a pas non plus de conditions dans la directive qui limiteraient l’accès des autorités nationales compétentes aux données et leur utilisation ultérieure (par exemple à des fins de prévention et de détection d’infractions graves précisément délimitées ou de poursuites pénales de ces infractions). La Cour s’étonne en particulier, de l’absence de critère objectif permettant de limiter le nombre de personnes disposant de l’autorisation d’accès et d’utilisation ultérieure des données conservées au strict nécessaire au regard de l’objectif poursuivi, ainsi que de l’absence d’exigence d’un contrôle préalable effectué soit par une juridiction, soit par une entité administrative.

La durée de conservation des données est aussi problématique pour la Cour en raison de l’absence de distinction entre les catégories de données en fonction de leur utilité éventuelle ou selon les personnes concernées. La durée de conservation ne devrait pas être fixée de manière uniforme mais doit être fondée sur des critères objectifs afin de garantir que celle-ci est limitée au strict nécessaire.

La directive de contient finalement pas des garanties suffisantes permettant d’assurer une protection efficace des données conservées contre les risques d’abus ainsi que contre tout accès et toute utilisation illicites de ces données. La directive ne garantit notamment pas que soit appliqué par les fournisseurs de télécommunication un niveau particulièrement élevé de protection et de sécurité (mesures techniques et organisationnelles), mais autorise au contraire ces fournisseurs à tenir compte de considérations économiques lors de la détermination du niveau de sécurité qu’ils appliquent. La destruction irrémédiable des données au terme de la durée de conservation n’est pas non plus prévue, pas plus que la conservation des données sur le territoire de l’Union européenne.

Résumé

Dans son arrêt du 8 avril 2014, la Cour de justice de l’UE a invalidé la directive 2006/24 en particulier parce qu’elle viole le principe de proportionnalité. Si son objectif est légitime, la conservation systématique et sans exception des données accessoires de communications de tous les utilisateurs européens pour une durée déterminée (sans lien avec leur situation particulière, le type de donnée et le but poursuivi) n’est pas proportionnée. L’absence de garanties concernant la sécurité des données, les modalités d’accès et leurs conditions utilisation constituent également une atteinte particulièrement grave.

Sylvain Métille https://www.smetille.ch
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