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La Cour européenne réaffirme l’autonomie institutionnelle des communautés religieuses à l’égard de l’Etat. Par Grégor Puppinck, Docteur en droit.
Parution : lundi 16 juin 2014
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Le 12 juin 2014, la Cour européenne des droits de l’homme a prononcé un arrêt de grande importance dans l’affaire Fernández-Martínez c. Espagne (requête no 56030/07). Adopté à une très faible majorité (9 voix contre 8), la Grande Chambre réaffirme le principe de l’autonomie institutionnelle des communautés religieuses à l’égard de l’Etat.

L’affaire concernait le non-renouvellement du contrat d’un prêtre comme professeur de religion et de morale catholique suite à la publication d’un article rendant public son mariage et son appartenance à un mouvement contestant le magistère de l’Eglise catholique. En Espagne, les professeurs de religion sont agréés par leurs autorités religieuses et employés par l’Etat. Suite à cette publication, l’Evêque n’a pas renouvelé l’agrément autorisant le requérant à enseigner, ce qui a entrainé le non-renouvellement de son contrat de travail par l’Etat.

Le requérant a contesté ce non-renouvellement, estimant que la décision de l’Etat avait violé ses droits fondamentaux, en particulier le respect de sa vie privée, de sa liberté de religion, et constituait une mesure discriminatoire.

Cette affaire est importante en ce qu’elle porte sur les rapports entre l’Etat et l’Eglise, et en particulier sur la liberté des communautés religieuses de fonctionner conformément à leur doctrine. Il s’agissait de déterminer les limites de cette liberté, et l’étendue corrélative du pouvoir des autorités civiles à leur égard, sachant que les valeurs de l’Eglise et des autorités civiles sont parfois conflictuelles. En substance, la question était de décider si l’Eglise doit être soumise aux droits de l’homme contemporains, ou si sa liberté peut y être intégrée et respectée. Sa liberté a été sauvée, à une voix près.

En résumé, la Cour a réaffirmé que le droit des fidèles à la liberté de religion suppose que leur communauté puisse fonctionner paisiblement sans ingérence arbitraire de l’État, dans le respect de leur autonomie. Elle a rappelé que les autorités civiles n’ont pas à s’ériger en arbitre des conflits internes aux organisations religieuses, le droit à la liberté de religion excluant toute appréciation de la part de l’État sur la légitimité des croyances religieuses ou sur leurs modalités d’expression.
La Cour a également souligné que le droit à la liberté de religion ne garantit pas de « droit à la dissidence ». Ainsi, en cas de désaccord entre une communauté religieuse et l’un de ses membres, la liberté de religion de l’individu s’exerce par sa faculté de quitter librement la communauté. De plus, le principe d’autonomie religieuse interdit à l’État d’obliger une communauté religieuse à admettre ou exclure un individu ou à lui confier une responsabilité religieuse quelconque.

S’agissant de la relation entre la communauté et ses collaborateurs, comme en l’espèce, la Cour a confirmé que les communautés religieuses peuvent exiger un devoir de loyauté spécifique de la part des personnes qui travaillent pour elles ou qui les représentent, selon les fonctions exercées. Ce devoir est « accru » en ce qu’il porte sur le respect du magistère et dépasse donc ce qu’un employeur non-religieux peut exiger de ses collaborateurs. Ce devoir de loyauté autorise l’Eglise à exiger de ses collaborateurs le respect de son enseignement, et à sanctionner leurs manquements dans ce domaine.

Ce devoir de loyauté ne peut être invoqué par l’Eglise qu’à la condition que le collaborateur l’ait accepté en connaissance de cause et volontairement.

Certes, la Cour a souligné que les sanctions prises à l’encontre d’un collaborateur qui manquerait à ce devoir doivent pouvoir être contestées devant une juridiction nationale dans le cas où elles porteraient atteinte à un droit civil du collaborateur. Mais, selon les juges de Strasbourg, la juridiction nationale ne peut agir que dans les limites qu’impose le respect dû à l’autonomie de l’Église La Cour précise que la juridiction civile doit vérifier tout d’abord que l’atteinte au droit civil ne vide pas totalement de son contenu un droit fondamental garanti par la Convention, puis que le manquement à l’obligation de loyauté provoque un risque probable et sérieux d’atteinte aux droits de l’Eglise, que la sanction ne va pas au-delà du nécessaire pour répondre à cette atteinte, et enfin que la sanction ait bien été prise pour un motif entant dans le champ de l’autonomie de l’Eglise, c’est-à-dire pour un motif religieux.
En l’espèce, la Cour a estimé que les juridictions espagnoles ont pu légitimement limiter leur examen à la vérification du respect des droits fondamentaux en jeu dès lors que la motivation du non-renouvellement du contrat était religieuse.

Cet arrêt de Grande Chambre confirme un premier arrêt de Section du 15 mai 2012 adopté à six voix contre une. Il s’inscrit également dans le sillage de l’arrêt de Grande Chambre Sindicatul Pastorul cel bun c. Roumanie, par lequel la Cour avait réaffirmé le principe d’autonomie des organisations religieuses. Ces deux arrêts de Grande Chambre, Sindicatul Pastorul cel bun et Fernandez-Martinez, adoptés au terme de longues procédures, et d’une série d’autres affaires similaires, déterminent l’étendue et le cadre juridique de la liberté dont jouissent dans leur fonctionnement interne les communautés religieuses à l’égard des autorités civiles.

S’il convient de se réjouir de l’arrêt prononcé ce jour par la Cour, il est néanmoins étonnant que celui-ci n’ait été adopté qu’à une voix de majorité car si des faits similaires s’étaient produits au sein d’une entreprise commerciale, il ne fait nul doute que personne n’aurait contesté le droit de l’employeur de licencier un employé publiquement déloyal.

La Représentation du Saint-Siège auprès du Conseil de l’Europe avait publié en janvier 2013 une note sur la liberté et l’autonomie institutionnelle de l’Église catholique à l’occasion de l’examen de ces deux affaires. Il s’agissant, par cette note, d’informer les juges de la Cour pour les aider à parvenir à une juste compréhension du fonctionnement de l’Eglise, et notamment à sa compréhension de la « liberté ». La culture occidentale actuellement dominante a en effet développé une compréhension de la liberté opposée à celle, classique, à laquelle l’Eglise est attachée. Pour l’Eglise, la liberté s’exerce par l’engagement personnel (tel l’engagement religieux), alors que, selon la culture contemporaine, la liberté résulte davantage de l’absence de véritable engagement (par exemple la liberté de divorcer) et est indépendante de la vérité.

En fait, c’est le droit de l’Eglise de proposer à ses membres de véritables engagements religieux qui était en jeu. Or, dans la mesure où l’Eglise et la vie spirituelle reposent sur l’engagement volontaire personnel, retirer à l’Eglise la faculté de sanctionner cet engagement revient à lui dénier non seulement sa liberté, mais aussi une condition importante de son existence.

Le danger consiste à vouloir imposer la conception moderne de la liberté aux tenants de la conception classique, comme le firent déjà les révolutionnaires français à l’encontre des religieux en les « libérant » de force de leur engagement religieux. D’ailleurs, en arrière-fond de cette affaire, certains juges ont voulu, comme les y invitait d’ailleurs le requérant, instruire le procès du célibat des prêtres catholiques. Cela a été le cas en particulier du juge russe Dedov qui, oubliant la rigueur exigée par sa fonction, n’a pas hésité à soutenir que « la règle du célibat [des prêtres] est contraire à l’idée des droits de l’homme et des libertés fondamentales » et « emporte violation de la Convention  ». En voulant soumettre la religion à son idéologie, une telle affirmation viole non seulement la liberté religieuse, mais elle dénature les droits de l’homme en en faisant une vulgaire et dangereuse idéologie, comme le fut le communisme.

Cet arrêt constitue une nouvelle étape importante pour la reconnaissance et le respect en Europe de la liberté de l’Eglise au sein de, et face à, la société civile.

Grégor Puppinck, docteur en droit.
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