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Un employeur peut-il interdire à ses salariés de vapoter ? Par Aymeric d’Alançon, Avocat.
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Parution : vendredi 20 juin 2014
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La cigarette électronique a réussi à bouleverser le marché du tabac s’il on en juge par les échoppes spécialisées qui se multiplient en dehors du monopole de l’Etat et de ses débitants. Elle est également en passe de modifier les stratégies de lutte contre le tabagisme puisqu’on lui attribue la baisse de la consommation de tabac en France en 2013 [1].
En attendant que les interrogations scientifiques sur ses bienfaits ou dangers soient levées, les questions sur la réglementation qui lui est applicable se posent dès maintenant.
En effet, si le législateur a réagi rapidement pour interdire sa vente aux mineurs, son utilisation dans les lieux publics ou privés ne fait l’objet d’aucune réglementation spécifique.
Les entreprises s’interrogent donc sur la position à adopter à l’égard de leurs salariés vapoteurs : ont-elles l’obligation de leur interdire l’utilisation de la cigarette électronique au même titre que la cigarette classique ? A défaut d’une telle obligation, ont-elles le droit d’interdire à leurs salariés de vapoter [2] ?
Les dispositions du code de la santé publique issues de la loi Evin n’ont évidemment pas envisagées la cigarette électronique. Peuvent–elles néanmoins être mobilisées pour interdire la cigarette électronique sur le lieu de travail ?
Le code de la santé publique définit les produits du tabac comme tous les produits destinés à être fumés, prisés, mâchés ou sucés dès lors qu’ils sont, même partiellement, constitués de tabac, ainsi que les produits destinés à être fumés même s’ils ne contiennent pas de tabac [3].
On pourrait penser à première vue que la cigarette électronique correspond à la deuxième catégorie de produits de cette définition puisqu’elle ne contient pas de tabac. C’est d’ailleurs la position adoptée par le Tribunal de commerce de Toulouse dans un jugement du 9 décembre 2013 qui a ordonné à une société de vente de cigarettes électroniques de cesser son activité en raison de la violation du monopole des débitants de tabacs .
Pourtant, la cigarette électronique n’est pas un produit qui se « fume ». Fumer, dans la forme transitive du verbe, c’est selon l’Académie Française,
« faire brûler du tabac ou une substance comparable en portant à ses lèvres une cigarette, une pipe, etc., et en aspirant la fumée qui s’en dégage ».
L’action de fumer suppose donc la combustion du tabac ou de la substance comparable. Or, techniquement, la cigarette électronique fonctionne sans combustion. Un atomiseur convertit un liquide en fines particules qui ne peuvent être qualifiées selon l’Office Français de Prévention du Tabagisme, ni de fumée, ni de vapeur mais plutôt d’aérosol.
Si la cigarette électronique n’est pas un produit destiné à être fumé, ce n’est donc pas un produit du tabac [4] .
Surtout, sur le lieu de travail, le code de la santé publique n’interdit donc pas de vapoter.
L’article L. 3511-7 de ce code interdit en effet l’action de fumer dans les lieux à usage collectif :
« il est interdit de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif, notamment scolaire, et dans les moyens de transport collectif, sauf dans les emplacements expressément réservés aux fumeurs ».
L’article R. 3511-1 du même code précise que
« l’interdiction de fumer dans les lieux affectés à un usage collectif mentionnée à l’article L. 3511-7 du code du travail s’applique : 1°) dans tous les lieux fermés et couverts qui accueillent du public ou qui constituent des lieux de travail ».
Si vapoter n’est pas fumer, alors l’interdiction de fumer dans les lieux de travail visée à l’article R. 3511-1 du code de la santé publique, ne peut être assimilée à une interdiction de vapoter.
Si un employeur ne peut interdire l’utilisation de la cigarette électronique sur le fondement de l’interdiction de fumer sur les lieux de travail, il peut alors décider d’édicter lui-même cette interdiction qui trouvera naturellement sa place dans le règlement intérieur.
L’INRS estime que l’employeur peut interdire l’utilisation de la cigarette électronique en raison de son obligation générale de sécurité à l’égard de ses salariés et des obligations spécifiques en matière d’aération des lieux de travail (articles R.4222-1 et s. du code du travail), d’emploi et de stockage de matières explosives et inflammables (articles R. 4227-22 et s. du code du travail) et de prévention des explosions (articles R. 4227-42 et s. du code du travail) [5] .
S’agissant de ces obligations spécifiques, la position de l’INRS paraît assez sévère envers la cigarette électronique. En effet, si l’employeur est tenu de maintenir un état de pureté de l’atmosphère propre à préserver la santé des travailleurs (article. R. 4222-1 du code du travail), les risques liés à la « vapeur » de cigarette électronique sont 100 fois inférieurs à la fumée de tabac.
De plus, en l’absence de particules solides, il est difficile d’atteindre avec la cigarette électronique des niveaux toxiques même dans des conditions extrêmes [6] . Les dispositions applicables en matière de stockage et d’emploi de matières explosives interdisent certes, dans les lieux où sont stockées de telles substances, la présence de toute source d’ignition mais cette interdiction est circonscrite aux employeurs qui stockent de telles substances. Enfin, le risque d’explosion ne paraît pas plus élevé qu’un appareil électronique classique [7].
Quant à l’obligation générale de sécurité à l’égard de l’employeur, il est certes tentant de la mobiliser pour justifier l’interdiction de vapoter voire de la combiner avec un principe de précaution [8]. La DIRECCTE de Bourgogne semble avoir validé les dispositions d’un règlement intérieur interdisant la cigarette électronique sur le fondement de ce principe [9] .Toutefois, la jurisprudence du Conseil d’État en matière d’interdiction contenue dans le règlement intérieur conduit à écarter une interdiction justifiée par ces seuls impératifs d’ordre général.
Le Conseil d’État a en effet considéré, dans un arrêt du 12 novembre 2012 (CE, 12 nov. 2012 n°349365), qu’un règlement intérieur ne pouvait contenir une interdiction générale et absolue de la consommation d’alcool dans l’entreprise qui n’était pas fondée sur des éléments caractérisant l’existence d’une situation de risque ou de danger.
Le Conseil d’État qui a pu paraitre insensible à l’obligation de sécurité de l’employeur [10] s’en tient donc à une lecture stricte de l’article L. 1321-3 du code du travail qui interdit au règlement intérieur de contenir
« des dispositions apportant aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives des restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ou proportionnée au but recherché ».
Il en est de la liberté de consommer de l’alcool comme de celle d’utiliser une cigarette électronique : toute restriction ou interdiction devra être justifiée, conformément à l’arrêt précité, par une situation de danger ou de risque. Il convient donc de proscrire les clauses de règlement intérieur qui interdirait l’utilisation de la cigarette électronique sur le seul fondement de l’obligation de sécurité de l’employeur.
Comme indiqué plus haut, dans une entreprise industrielle, le danger pourra être constitué par exemple par le stockage de matières explosives ou inflammables. Dans l’industrie comme dans les services, lorsque les tâches du salarié supposent une certaine dextérité ou comprennent la manipulation ou la manutention de produits, l’utilisation de la cigarette électronique pourra engendrer un risque d’accident. On comprendra aisément qu’un cariste ou qu’un tourneur fraiseur se voie interdire de vapoter, à tout le moins pendant son temps de travail.
Dans une entreprise ayant une activité de bureau où aucun de ces risques ou dangers ne peut être identifié, l’interdiction faite aux salariés de vapoter même insérée dans le règlement intérieur paraît donc fragile.
Le doute devrait en principe être levé prochainement. En effet, Madame le Ministre de la Santé semble être favorable à l’interdiction de la cigarette électronique dans tous les lieux publics, ce qui devrait inclure les lieux à usage collectif comme les lieux de travail. L’annonce de cette interdiction lors de la présentation du projet de loi relatif à la politique de santé le 19 juin 2014, a été reportée, comme toutes les annonces sur le volet « tabac » de la loi, à la présentation d’un futur programme national de réduction du tabagisme.
En attendant la modification du code de la santé publique, l’interdiction de vapoter sur les lieux de travail nécessite donc toujours l’insertion d’une clause dans le règlement intérieur et une attention particulière sur la rédaction de celle-ci.
Aymeric d’Alançon Avocat Chassany Watrelot & Associés[1] OFDT Le tabac en France : un bilan des années 2004-2014
[2] Ce néologisme qui trouve son origine dans un sondage sur un forum Internet a remplacé le verbe « fumer » une cigarette électronique. Il doit faire son apparition dans les éditions 2015 des dictionnaires Larousse et Robert. Compte tenu de la question juridique ci-après il sera intéressant de noter si les définitions comprennent le terme « fumer » ou se contente d’ « utiliser » une cigarette électronique.
[3] Cf Xavier Delpech in Recueil Dalloz 2013 p. 2919
[4] On peut supposer que les Douanes, chargées de faire respecter le monopole de l’Etat et des débitants de tabacs, sont arrivées à la même conclusion car les commerces de cigarettes électroniques s’ouvrent librement en dehors de leur contrôle. Après des hésitations, la Ministre de la Santé semble s’être rangé à cette position lors des questions au gouvernement le 10 juin 2014
[5] INRS Références en Santé au Travail Questions Réponses mars 2013
[6] Cf Rapport et avis d’experts sur l’e-cigarette, OFT mai 2013
[7] Cf note 3
[8] Cf Vapoter au bureau : droit ou fumeux détournement de la loi Evin, Thierry Vallat, Les Cahiers Lamy du CE n°135 mars 2014
[9] Direccte Bourgogne 26 mai 2014 CSBP n° 264 juin 2014
[10] Un coup de frein à la prévention des risques liés à la consommation d’alcool sur les lieux de travail, Philippe Rozec et Vincent Manigot JCP S n° 9 26 février 2013
Bonjour
Petite erreur sur le jugement de Toulouse (buraliste contre boutique d’e-cigarettes)
En effet, de mémoire, c’était un jugement d’un Tribunal de Commerce, et non un Tribunal de grande instance. Jugement par ailleurs en appel.
Tout à fait exact, il s’agit du Tribunal de commerce. La référence est corrigée. Merci.
Est-il vraiment nécessaire d’interdire de vapoter ?
Vouloir interdire sans raison vraiment valable (c’est-à-dire sans compter les motivation pipeau sur la qualité de l’air) est le symptôme d’une sale mentalité.
Je suis complètement d’accord avec vous, Tortuga : hors cas listés dans l’article ci-dessus (métiers avec des manipulations risquées, ...), vouloir interdire pour interdire, c’est-à-dire sans raison à part celle de l’habitude d’interdire, est assez révélateur d’un état d’esprit très répandu en France : plutôt que de laisser les gens libres et s’organiser, on interdit tout, souvent au nom d’un principe de précaution vaseux, et on met tout le monde sur un pied d’égalité... quitte à créer des exceptions plus tard, exceptions que, par arrangement, l’égalité tant adorée pourra tolérer. On se retrouve avec un principe simple (interdiction / égalité) et des exceptions compliquées (liberté autorisée et surveillée / rupture de l’égalité dissimulée).
C’est le réflexe dans la plupart des domaines en France : économique, sociaux, ... et c’est insupportable.
Signé un non fumeur / non vapoteur mais amoureux de la liberté.
Vous indiquez que vapoter vient d’un sondage en ligne proposé par une marque de cigarette électronique. C’est inexact, en réalité ce sondage a eu lieu sur un forum d’utilisateurs en 2008. Avec seulement 610 votants et le mot vapoter n’a gagné que de 20 voix devant fluver : http://www.absolut-vapor.com/addiction-tabac/vapoter-fumer-etymologie/
Seulement, il est probable qu’un "vaper" ou "vapoter" aurait émergé tôt ou tard car en anglais on a retenu "to vape" par exemple.
Le forum en question n’avait effectivement pas de lien direct avec une marque de e-cigarette. Merci.
Précision : l’interdiction de la cigarette électronique dans les bureaux a pour principale motivation la crainte du "vapotage passif". Voici ce qu’en pense l’un des éminents spécialistes de la question, le Docteur Philippe Presles ( http://www.lyc-france.com/blog/philippe-presles-la-cigarette-electronique-nest-pas-du-tabac-i-tele.html#vapotage-passif ) suite à une lettre adressée à l’OMS pour une cinquantaine d’experts ( http://www.lyc-france.com/blog/philippe-presles-la-cigarette-electronique-nest-pas-du-tabac-i-tele.html#53-experts-de-la-cigarette-electronique ). Pour rappel, le Docteur Presles est auteur d’un livre sur le sevrage tabagique par la e-cigarette.
S’il n’y avait pas cette crainte de "vapotage passif", on ne parlerait pas d’interdiction. La question ne serait même pas posée. Or, dans un tel contexte, la cause est sans doute aussi importante que la conséquence. Merci pour cet article.
Excellente analyse !
Vous vous interrogiez sur les définitions qu’allaient retenir le Larousse et le Robert.
Ben c’est pas eux qui vont aider à trancher :
Pour le Larousse, vapoter c’est "fumer une cigarette électronique"... Ce qui a amené AIDUCE (association des utilisateurs) à réagir par cette lettre ouverte.
Pour le Robert, il s’agit bien "d’utiliser une cigarette électronique" => voir là.
Bonjour,
Que risque-t-on concrètement à enfreindre le règlement intérieur en vapotant à son poste de travail ? Autrement dit, un employeur peut-il aller raisonnablement jusqu’à licencier un salarié sur la base de ce motif ?
Enfreindre le règlement intérieur en vapotant à son poste de travail constituerait une faute disciplinaire susceptible d’être sanctionnée. Un licenciement serait vraisemblablement disproportionné pour une première incartade.... mais cette sanction pourrait être prononcée si le salarié réitère son comportement malgré plusieurs avertissements ou rappels à l’ordre.