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Les cadres peuvent-ils accomplir des heures supplementaires ? Par Pierre Robillard, Avocat.
Parution : mardi 17 juin 2014
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Selon une idée reçue, les salariés « cadres » seraient corvéables à merci et ne compteraient pas leurs heures au service de leur employeur... En réalité, cette catégorie particulière n’est pas, en principe, exclue de la législation sur la durée du travail, même si elle peut se voir appliquer un régime juridique mieux adapté à l’exercice de ses fonctions et de son autonomie.

Le terme de « cadre » renvoie immédiatement à la notion « d’encadrement », c’est-à-dire un salarié dont la mission consiste entre autres à en diriger d’autres ; tout anglo-saxon qu’il soit, le vocable de « manager » est de plus en plus susceptible de recouvrir cette réalité sociale. Plus juridiquement, au sens de l’Organisation Internationale du Travail, le cadre est le salarié « qui a acquis un niveau d’enseignement supérieur ou possède une expérience reconnue équivalente et qui exerce des fonctions à caractère intellectuel prédominant impliquant un niveau relativement élevé de responsabilités ».

Parce qu’il est avant tout un salarié, le cadre se voit appliquer le Code du Travail de façon presque classique ; en tout cas, ce n’est que par exception qu’il peut ne pas être soumis au régime ordinaire des heures supplémentaires, de sorte que de nombreux cadres « sont aux 35 heures ».

Naturellement, l’employeur peut attendre d’eux une implication supérieure à leurs collègues classés à un niveau inférieur de la Convention Collective, ce qui aboutit à un dépassement régulier de cette durée du travail ordinaire.

Quelle durée du travail pour quelle catégorie de cadres ?

Il faut immédiatement mettre de côté les « cadres dirigeants », catégorie spécifique au sein de l’encadrement lui-même que l’article L 3111-2 du Code du Travail définit comme ceux « auxquels sont confiées des responsabilités dont l’importance implique une grande indépendance dans l’organisation de leur emploi du temps, habilités à prendre des décisions de façon largement autonome et percevant une rémunération se situant dans les niveaux les plus élevés des systèmes pratiqués dans l’entreprise ou l’établissement ».

Les anglo-saxons parlent de « top management » : ce sont les managers qui participent à la direction de l’entreprise et sont alors exclus des dispositions du Code du Travail sur la durée du travail, le repos hebdomadaire, les jours fériés … ; seuls leurs sont applicables les congés payés.

Pour les autres catégories de cadres , cela fait maintenant plus de 14 ans que le législateur a prévu une modalité d’aménagement du temps de travail spécifique (loi Aubry II du 19 janvier 2000) : les forfaits. Mais, là aussi, la philosophie protectrice du droit du travail fixe des limites : il ne s’agit pas d’un « forfait illimité » comme en téléphonie mobile, mais de prévoir, autant que possible, la charge de travail sur une période donnée.

Forfait en heures ou en jours.

Les cadres sont en premier lieu susceptibles d’être concernés par des forfaits sur l’année, en heures ou en jours. Dans les deux cas, la mise en place est subordonnée à la conclusion d’un accord collectif dans l’entreprise ou l’établissement ou, à défaut que l’entreprise soit couverte par une convention collective qui détermine les catégories de salariés éligibles ainsi que la durée annuelle du travail maximale. Cet aspect collectif est doublé par un aspect individuel, sous la forme d’un contrat de travail ou d’un avenant au contrat existant.

Ouverts aux salariés qui disposent d’une réelle autonomie dans l’organisation de leur emploi du temps, ces forfaits ne sont donc pas exclusivement réservés aux cadres même s’il s’agit de la population la plus largement visée. Il s’agit de conférer de la souplesse à une relation de travail qui comporte l’accomplissement régulier d’heures supplémentaires ; cela signifie en premier lieu que lesdites heures sont payées avec la majoration afférente et les salariés concernés relèvent d’ailleurs des dispositions du Code du Travail quant aux durées maximales hebdomadaires (48 heures sur une même semaines, 44 heures sur 12 semaines consécutives) et journalières (10 heures), ils ont également droit au repos quotidien (11 heures consécutives) et hebdomadaires (24 heures).

Dès lors, la rémunération du salarié au forfait annuel en heures est minimum égal à ce nombre d’heures, augmenté des majorations pour heures supplémentaires. En revanche, la contrepartie obligatoire au repos n’est pas applicable.

Le système du forfait annuel en jours est assez similaire, si ce n’est que la population à laquelle il s’adresse est encore plus restrictive : là non plus, les cadres ne sont pas les seuls théoriquement concernés, mais encore faut-il que le salarié exerce les fonctions qui ne le conduisent pas à suivre l’horaire collectif, dispose d’une autonomie d’organisation de son emploi du temps et que sa durée du travail ne puisse pas être prédéterminée. De toute façon, c’est la convention ou l’accord collectif qui détermine, au regard de ces critères, les catégories de salariés éligibles. On peut penser en premier lieu aux commerciaux itinérants, salariés intervenants sur des chantiers, agents de maintenance …

Ici, la limite est fixée à 218 jours, les parties devant tenir un décompte précis du nombre de journées ou de demi-journées travaillées. Les salariés bénéficient des repos quotidiens et hebdomadaires, mais pas de la majoration des heures supplémentaires, ni des limites journalières et hebdomadaires vues ci-dessus. Quant à la rémunération, elle est fixée librement entre l’employeur et le salarié sans nécessité de comparer son montant avec l’application des majorations pour heures supplémentaires puisque précisément il n’existe aucune référence horaire dans ce type de forfait. Néanmoins, la plupart des conventions collectives prévoient un seuil qui dépasse les minima habituels (par exemple au moins 30 % au-dessus pour les cadres de la Métallurgie, ou encore rémunération annuelle supérieure à deux fois le plafond annuel de la Sécurité Sociale se relevant de la Convention des Bureaux d’Etude Technique [« Syntec »]).

Jusqu’à 235 jours de travail par an.

La limite de base (218 jours) peut être portée à 235 si le salarié renonce à une partie de ses jours de repos (en accord avec l’employeur et à condition de signer un accord explicite en ce sens) ; il bénéficiera alors d’une rémunération supplémentaire. Cela impacte en effet forcément ses congés puisque sur les 365 jours calendaires de l’année ordinaire, une fois retirés les week-ends (104 jours) et les jours fériés (11 en 2014), il ne reste que 15 jours de vacances (365-104-11 = 250), contre 25 selon le régime classique.

La santé au travail s’invite dans le débat.

L’ensemble de cet édifice a été récemment ébranlé par la Cour de Cassation au nom du « droit à la santé et au repos », exigence constitutionnelle surveillée également au niveau international par l’Union Européenne. A l’occasion de litiges individuels soulevés par des salariés mécontents de l’organisation qu’ils devaient subir, les Juges ont été amenés à examiner de nombreux accords collectifs : ils ont conclu à l’inapplicabilité des forfaits jours ainsi conclus. C’est ainsi que la branche de la Métallurgie (Cass. Soc. 29 juin 2011 n°09-71107), suivie par l’Industrie chimique (Cass. Soc. 31 janvier 2012, n°12-19807), le Commerce de gros (Soc. 26 septembre 2012, n° 11-14540) puis Syntec (Soc. 24 avril 2013, n°11-28398) ont été réprimandées pour ne pas garantir suffisamment la protection de la sécurité et de la santé des salariés soumis au régime du forfait.

Ces décisions ont eu un impact immédiat et concret : en effet, si le forfait n’est pas applicable, c’est donc le droit commun qui reprend application et, par conséquent, en premier lieu les heures supplémentaires décomptées selon le régime normal au-delà de 35 heures hebdomadaires !

Branle-bas de combat chez les partenaires sociaux.

Tout le monde s’est remis autour de la table pour élaborer un système permettant une application concrète du système. Les branches se sont dotées d’outils concrets tels que l’établissement d’un document de contrôle faisant apparaître clairement le nombre et la date des journées ou demi-journées travaillées, le suivi régulier par le supérieur hiérarchique du salarié de l’organisation de son travail et de sa charge de travail, la tenue d’un entretien annuel au cours duquel doivent être évoquées spécifiquement l’organisation et la charge de travail ainsi que l’amplitude des journées d’activité (ces points figuraient déjà dans l’accord de la Métallurgie mais sans être suffisamment appliqués), la consultation des représentants du personnel, le suivi et la mise à jour de l’accord collectif, la possibilité pour le salarié d’émettre une alerte en cas de « surchauffe » … Le Syntec va même jusqu’à créer une « obligation de déconnexion des outils de communication à distance » concernant les salariés en déplacement et/ou ceux qui avaient tendance à travailler depuis chez eux …

Cadre, un salarié avant tout.

La durée du travail des cadres correspond donc à un édifice juridique à plusieurs strates, censées s’adapter aux différents emplois du temps, aux multiples configurations d’emplois du temps et de missions confiées. Entre le régime légal ordinaire et le forfait en jours, le spectre est suffisamment large pour que chacun y trouve sa place.

Les récentes avancées jurisprudentielles ont parachevé l’œuvre des partenaires sociaux pour garantir son bon fonctionnement à long terme. En effet, ni l’employeur ni le salarié n’ont intérêt à ce que le forfait ne dégénère en une chevauchée anarchique. On le voit, le système du forfait ne constitue donc pas une autorisation d’exploiter le salarié jusqu’à épuisement …

Le cadre est certes un salarié de niveau supérieur, mais avant tout reste un salarié et en tant que tel protégé contre les abus, fut-il consentant.

Pierre ROBILLARD, avocat, spécialiste en droit du travail, diplômé de Sciences Po Paris.
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