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Halte aux raccourcis après l’arrêt du 12 juin 2014 : non, l’employeur ne peut pas modifier unilatéralement le contrat de travail ! Par Jason Benizri, Avocat.
Parution : jeudi 19 juin 2014
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L’arrêt du 12 juin 2014 rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation a donné lieu à de nombreux articles dans la presse et sur internet, selon lesquels l’employeur serait à présent libre de modifier le contrat de travail unilatéralement, y compris la rémunération du salarié, sans l’accord de ce dernier.

Il n’en est évidemment rien, la Cour de cassation n’ayant fait que rappeler l’une des principales conditions de mise en œuvre d’une demande de résiliation judiciaire du contrat de travail...

Tout contrat synallagmatique engage les parties à l’exécution des clauses qui y sont stipulées, sauf nullité de ladite clause, bien entendu.

A défaut, le Code civil prévoit la possibilité pour la partie insatisfaite de forcer l’autre à l’exécution de la convention, ou de demander judiciairement qu’il y soit mis un terme, les cas échéant avec dommages et intérêts à la clé.

C’est ce que prévoit en substance l’article 1184 du Ccode civil aux termes duquel :

« La condition résolutoire est toujours sous-entendue dans les contrats synallagmatiques, pour le cas où l’une des deux parties ne satisfera point à son engagement.

Dans ce cas, le contrat n’est point résolu de plein droit. La partie envers laquelle l’engagement n’a point été exécuté, a le choix ou de forcer l’autre à l’exécution de la convention lorsqu’elle est possible, ou d’en demander la résolution avec dommages et intérêts.

La résolution doit être demandée en justice, et il peut être accordé au défendeur un délai selon les circonstances. »

S’agissant du contrat de travail, en sa qualité de « contrat spécial », il ne déroge pas à la règle, quoique ce principe ait été aménagé par la Chambre sociale de la Cour de cassation [1].

En effet, on notera de prime abord que ce droit de demander judiciairement la résiliation du contrat de travail (puisque l’on se fonde sur l’article 1184 du Code civil, il s’agit en réalité de la résolution d’un contrat à exécution successive, dont les effets sont ceux d’une résiliation, mais c’est un autre débat…) n’est ouvert qu’au salarié et non à l’employeur [2].

Il n’en demeure pas moins qu’en pratique, cette faculté est fréquemment utilisée par les salariés et leurs conseils lorsque l’employeur ne respecte pas – leur semble-t-il – ses obligations.

L’intérêt est de taille : si les prétentions du salarié sont retenues, la rupture est prononcée aux torts de l’employeur et produit les effets d’un licenciement sans cause réelle et sérieuse, à la date du jugement.

A défaut, c’est-à-dire si le salarié est débouté, il ne se passe…rien : les relations contractuelles sont maintenues et l’action intentée par le salarié n’est évidemment pas une cause de rupture du contrat de travail ! On imagine l’ambiance le lundi matin…

Cette modalité de rupture judiciaire est notamment observée quand la possibilité de démissionner ou de prendre acte de la rupture du contrat de travail est matériellement inaccessible au salarié (pour faire clair, quand il n’a pas les moyens de subsister sans chômage et sans emploi qui l’attendrait immédiatement derrière).

De très nombreux cas de recours sont observés pour obtenir la résiliation judiciaire du contrat de travail, notamment le non paiement d’éléments de salaires [3], le non respect des normes de sécurité [4], l’imposition d’un nouveau lieu de travail [5], une situation de harcèlement moral [6], une discrimination avérée [7], etc.

Jamais au grand jamais une violation, que l’on peut qualifier de mineure, du contrat de travail ne pourra ouvrir droit à une résiliation judiciaire - sauf dans certains cas pour un salarié protégé, mais c’est un autre problème.

La gravité de ladite violation est, bien entendu, laissée à l’appréciation des juges du fond [8].

C’est ce qui nous amène à l’arrêt du 12 juin 2014, [9], rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation, auquel on fait dire ça et là que l’employeur peut désormais, unilatéralement, modifier le contrat de travail du salarié, notamment le sacro-saint montant figurant « en bas à droite » de la fiche de paye…

Il n’en est évidemment rien dans l’arrêt précité, relatant le cas d’un VRP salarié, ayant sollicité la résiliation du contrat de travail aux torts de son employeur (placé en cours de procédure en liquidation judiciaire) pour divers motifs liés notamment au non paiement de commissions, dont le mode de calcul aurait été unilatéralement modifié de manière minime par l’employeur.

La modification unilatérale était avérée et l’employeur avait quant à lui reconnu par écrit être redevable d’un rappel de salaire de l’ordre de 387,98 euros au titre desdites commissions.

La Cour d’appel de Rennes, par un arrêt du 3 octobre 2012, avait donné raison à l’employeur.

Fort logiquement, dans son attendu, la Cour de cassation tiendra compte de la faiblesse de la créance salariale pour rejeter le pourvoi du salarié :

« Mais attendu que la cour d’appel, qui a constaté que la créance de salaire résultant de la modification unilatérale du contrat de travail représentait une faible partie de la rémunération, a pu décider que ce manquement de l’employeur n’empêchait pas la poursuite du contrat de travail (…) Rejette le pourvoi  »

Rappelons-le en effet au risque de nous répéter, pour justifier la résiliation judiciaire, la modification unilatérale doit être d’une gravité certaine et, précise la Cour de cassation, telle qu’elle empêche la poursuite du contrat de travail.

En aucune manière la haute juridiction ne dit-elle que l’employeur pouvait à sa guise modifier la rémunération du salarié ou le mode de calcul de celle-ci !

Elle ne s’est prononcée que sur l’adéquation d’une demande de résiliation judiciaire au regard d’une créance salariale de 387,98 euros…

Bref, pas de quoi tomber d’étonnement de sa chaise !

De plus, les manquements s’apprécient à la date du jugement, si bien que l’employeur a toujours la faculté de régulariser en cours de procédure [10].

Le principe de l’immutabilité de la rémunération du salarié demeure quant à lui tout aussi fermement acquis, peu important le montant en jeu [11].

La rémunération contractuelle du salarié, y compris le mode de rémunération, constitue un élément du contrat de travail qui ne peut être modifié, même de manière minime, sans son accord [12].

Le contrat de travail ne peut même (heureusement) pas prévoir de clause par laquelle l’employeur se réserve la possibilité de modifier unilatéralement la rémunération [13].

Plus fort encore, même si la nouvelle rémunération est – semble-t-il - plus avantageuse, l’accord du salarié est exigé [14].

À défaut d’accord du salarié, l’employeur doit soit revenir sur sa décision, soit licencier le salarié, à condition bien entendu qu’il dispose à cet effet d’une cause réelle et sérieuse.

Pour toutes les autres stipulations du contrat de travail, on revient sur la summa divisio traditionnelle : changement des conditions de travail versus modification du contrat de travail, le premier étant à la discrétion de l’employeur sauf abus et sauf salarié protégé, tandis que le second requiert l’accord exprès du salarié.

En définitive, même après le 12 juin 2014, la rémunération du salarié reste préservée…enfin, pour le moment !

Jason BENIZRI Avocat à la Cour Paris - La Réunion www.bnz-avocats.com

[1par exemple cass. soc. 15 mars 2005, n° 03-42070, BC V n° 91

[2cass. soc. 13 mars 2001, n° 98-46411

[3cass. soc. 29 janvier 2014, n° 12-23789

[4cass. soc. 4 avril 2012, n° 11-10570

[5cass. soc. 29 janvier 2014, n° 12-27724

[6cass. soc. 20 février 2013, n° 11-26560

[7cass. soc. 23 mai 2013, n° 12-12995

[8cass. soc. 11 décembre 1996, n° 93-45901

[9pourvoi n°12-29063

[10cass. soc. 29 janvier 2014, n° 12-24951

[11cass. soc. 20 octobre 1998, n° 95-44290

[12cass. soc. 19 mai 1998, n° 96-41573 ; cass. soc. 18 octobre 2006, n° 05-41643 ; cass. soc. 23 janvier 2008, n° 06-45257 ; cass. soc. 7 mai 2002, n° 00-41334 ; cass. soc. 4 avril 2007, n° 05-45409

[13cass. soc. 16 juin 2004, n° 01-43124 ; cass. soc. 26 octobre 2011, n° 10-10243

[14cass. soc. 19 mai 1998, n° 96-41573

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