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Bitcoins : coin d’ombre ou de lumière ? Par Laurent Denis, Juriste.
Parution : mardi 1er juillet 2014
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Idolâtré ou décrié, tout juste doté d’une "Maison", il a tout d’une monnaie mais ne l’est pas encore complètement : tel est le "bitcoin".

Savouré dans l’ombre par des utilisateurs pas toujours animés de bonnes intentions économiques, il quitte peu à peu les seuls usages troubles pour affirmer son utilité dans l’économie concurrentielle et encadrée.

Au terme de ce parcours, le "bitcoin" détiendra, à coup sûr, le statut de monnaie et prendra sa place dans les différents modes d’extinction des créances.

Trois questions fréquentes reviennent, à propos du "bitcoin", objet gaillard que peinent encore à embrasser les définitions juridiques.

1. Comment définir la nature juridique du « bitcoin » ?

A défaut de prétendre en comprendre toutes les subtilités techniques, tout le monde connaît la mythologie du « bitcoin » : une chose incorporelle, issue d’algorithmes mystérieux et que personne ne gère.

Tout l’inverse du schéma habituel d’une monnaie : matérielle, cotée quasi scientifiquement (en fonction de "fondamentaux économiques"), mais maniable [1] et administrée par une banque centrale (réputée aussi sûre qu’indépendante, voire rebelle).

De ce fait, le « bitcoin » produit un choc conceptuel équivalent, sur nos monnaies usuelles, à celui que l’assignat (venant de l’assignation des biens nationaux, spoliés à l’église), l’un des premiers billets de vulgaire et ridicule papier, avait infligé à la pièce de métal précieux.

Le chemin de la monnaie fiduciaire à la monnaie électronique est homothétique à celui qu’il a fallu parcourir pour quitter la monnaie métallique et considérer la monnaie fiduciaire.

Cette même frontière est celle de l’incorporel. Nous passons de monnaies incorporant des valeurs minérales reconnues à des monnaies qui rappellent (ou symbolisent) des valeurs. La monnaie fiduciaire, puis scripturale, faites toutes deux d’encres et de papiers aussi peu sérieux, en réalité, qu’imitables, a fini par éteindre, sans espoir, la monnaie métallique.

Personne ne songerait aujourd’hui, même les plus audacieux en économie monétaire, revenir à la pièce d’or ou d’argent. Un jour, peut-être, personne n’osera plus sortir des billets bariolés ou des pièces métalliques : le porte-feuille électronique, embarqué dans différents supports possibles, sera si pratique.

Remplissant les fonctions d’une monnaie (évaluation, paiement, réserve), le « bitcoin » est une monnaie. Comme son nom l’indique, d’ailleurs. C’est une monnaie « Digitale et non régulée  » [2].

Juridiquement, le "bitcoin" ne serait pas une "monnaie". Car, en France, seul l’euro possède cours légal [3].

Pour détenir le statut de monnaie électronique, il faut présenter « une valeur monétaire, stockée sous forme électronique […], représentant une créance sur l’émetteur, émise contre la remise de fonds aux fins de paiement et acceptée par une personne autre que l’émetteur » [4].

La Loi 2013-100 du 28 janvier 2013 a transposé, en ce sens, la Directive « monnaie électronique » 2009-110 du 16 septembre 2009 (ou DME 2).

Répondant à cette définition, le « bitcoin » est donc une monnaie, de nature électronique, dépourvue de cours légal [5].

Aucune monnaie, à son origine, n’a cours légal, par définition, puisqu’elle représente un système nouveau, qui n’a pas acquis droit de cité dans le cadre déjà en place.

Les monnaies électroniques supplanteront très probablement, à terme, la monnaie fiduciaire et scripturale. Le « bitcoin » s’envisage, lui-même et sérieusement, comme l’étendard de cette mutation monétaire.

Son utilisation suppose de cerner les grandes lignes de son régime juridique.

2. Quel est le régime juridique du « bitcoin » ?

Face à la difficulté d’insérer le « bitcoin » dans l’une des catégories juridiques correspondantes à sa prétention monétaire, son régime juridique est, pour l’heure, incertain et fragile. Il est le thème de beaux débats conceptuels.

En attendant leur solution, il circule, mondialement, et sert de terme d’échange à des transactions. Pas seulement sur internet. En juillet 2014, le nombre d’unités de "bitcoins" devrait franchir les treize millions, mobilisés dans près de 53.000 transactions par jour, contre moins de cent en juillet 2009 [6].

Pour tout dire, il est dans l’attente d’une définition juridique adaptée à son profil. Celle-ci ne saurait tarder, tant la nature normative tient le vide à distance.

D’autant qu’il s’agit ici d’une matière sensible : la monnaie utilisée en paiements. Cette dernière demeurait jusqu’alors le seul produit bancaire encore palpable par ses utilisateurs, même sous forme de carte bancaire. Tout le reste n’est plus qu’écritures.

Les modalités de remboursement des unités de monnaie électronique sont fixées par les articles L. 133-29 et suivants du Code monétaire et financier (frais et valeur nominale), ainsi que les délais applicables à ces remboursements [7].

Les paiements par monnaie électronique sont plafonnés au seuil de l’article L. 112-6 du Code monétaire et financier (soit 3.000 euros, principalement, article D. 112-3 du même Code).

Le « bitcoin » se glisse aisément dans le régime juridique de la monnaie électronique. Les litiges entre consommateurs et commerçants payés en "bitcoins" doivent pouvoir se résoudre selon ces principes. De même, les litiges entre utilisateurs (commerçants ou consommateurs) et fournisseurs de "bitcoins" connaissent les premiers pas d’une régulation adaptée.

3. Quelles sont les conditions pour commercialiser des « bitcoins » ?

Le commerce de monnaie comporte des risques structurels ; celui d’une monnaie électronique émergente est particulièrement exposé, notamment aux dispositions légitimes de lutte contre le blanchiment (LCB-FT) ainsi qu’à la fraude.

L’actualité du « bitcoin » suffit à s’en convaincre -et, parfois, à alimenter les peurs.

Le Code monétaire distingue les Entités financières selon la nature des prestations principalement produites et/ou distribuées. La fourniture de services de paiements est strictement réservée aux Prestataires de Services de Paiement [8]. Ces PSP sont soit des établissements de crédit, soit des établissements de paiement [9], soit des établissements de monnaie électronique [10].

L’ACPR pose que l’activité d’intermédiation de monnaie électronique relève des services de paiement. Ainsi, tout intermédiaire en monnaie électronique doit détenir un agrément de Prestataire de Services de Paiement, au titre de l’un des trois types d’Etablissements décrits [11].

Cette condition d’accès à la commercialisation, étant renforcée, procure une première sécurité forte pour les utilisateurs. L’intervention de prestataires professionnels, dans la diffusion du "bitcoin" apporte une dose de sécurité qu’un système totalement ouvert, international et volontairement loin de toute régulation, ne contient pas.

Les commentateurs l’ont déjà noté, la jurisprudence a rapidement confirmé le principe de l’agrément en tant que prestataire de services de paiement. La conversion d’euros en « bitcoins », s’accompagnant de la réception, virement et tenue de compte, est une action « de service de paiement au sens de l’article L. 314-1 du Code monétaire », s’agissant de « paiement de fonds appartenant à des tiers pour le compte de tiers » [12].

Aussi, cette solution écarte la commercialisation par les Intermédiaires en Opérations de Banque et en Services de Paiement (IOBSP), Elle aurait pu suffire, puisque les IOBSP peuvent intermédier des services de paiement, mais pas pour le "bitcoin".

La Recommandation 2014-P-01 de l’ACPR ferme clairement cette possibilité : l’obligation d’agrément en tant que Prestataire de services de paiement, même pour la seule négociation des « bitcoins », est impérative. Une immatriculation comme IOBSP ne permet pas ce type de commerce.

L’intermédiation en opérations de banque est souvent assimilée, à tort, à la seule intermédiation en crédits, telle que l’exerce les Courtiers, par exemple. Le commerce des paiements peut s’exercer au moyen d’une immatriculation comme IOBSP, à l’exception notable des « bitcoins », activité spécifique qui exige un agrément en tant que PSP.

L’agrément en tant que PSP est lourd de conséquences pratiques et opérationnelles (art. L. 522-6 et suivants, du Code monétaire), entraînant des enjeux de Conformité.

La version allégée du régime prudentiel des établissements de paiement [13] est en attente de ses Décrets d’application (également utiles aux établissements de finance participative, ou de "crowdfunding").

Doté d’une "promesse monétaire" en rupture avec les offres disponibles de monnaies, qui fait sa force autant qu’il le fragilise, le "bitcoin" entre à grands pas dans les usages des agents économiques. Les premières mesures de régulation lui confèrent un premier niveau de sécurité, certainement à parfaire. Ses avantages ne tarderont pas à faire de lui un instrument de paiement aussi usité que répandu.

Laurent Denis Juriste - Droit bancaire et financier - Droit et Conformité des Intermédiaires www.isfi.fr www.droit-distribution-bancaire.fr

[1cf les débats attristants sur la "valeur ajoutée" de l’euro

[2Autorité Bancaire Européenne, Avis du 13 décembre 2013

[3article L. 111-1, le tout premier, du Code monétaire et financier

[4article L. 315-1 du Code monétaire et financier

[5dans ce sens, régulation nord-américaine : IRS, 25 mars 2014

[6source : www.blockchain.info

[7articles L. 315-7 et L. 315-8 du Code monétaire et financier

[8"PSP" de l’article L. 521-2 du Code monétaire et financier

[9article L. 521-1 du même Code

[10article L. 526-7 et s

[11crédit, paiement ou monnaie électronique ; Position ACPR 2014-P-01, du 29 janvier 2014

[12Cour d’Appel de Paris, Pôle 5, Ch. 6, 26 septembre 2013 n°12/00161

[13Loi 2014-1 du 3 janvier 2014, article 1, 4°

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