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Peut-on tout dire dans l’entreprise ? Salariés connaissez les limites de votre liberté d’expression. Par Judith Bouhana, Avocat.
Parution : mardi 7 octobre 2014
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La liberté d’expression est un droit fondamental garanti par la Convention Européenne des Droit de L’homme (article 10 : « toute personne a droit à la liberté d’expression…  »), la Déclaration des Droit de L’homme et du Citoyen (article 11 : « la libre communication des pensés des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme…  »).
La très récente actualité a confirmé au sein même de la plus haute sphère de l’État la suprématie du droit d’expression en France [1].

Comment est appliquée cette liberté publique au sein même de l’entreprise ? Peut-on tout dire dans l’entreprise ? Quelles sont les limites du droit d’expression du salarié ?

En droit du travail, le droit d’expression du salarié est garanti par les dispositions des articles :
L2281-1 : « les salariés bénéficient d’un droit à l’expression directe et collective sur le contenu, les conditions d’exercices et organisation de leur travail  ».

L2281-3 « les opinions que les salariés, quelque soit leur place dans la hiérarchie professionnelle, émettent dans l’exercice du droit d’expression ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement  ».

L’article L.1121-1 du Code du travail qui définit un principe limitatif du droit d’expression du salarié « nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché ».

C’est néanmoins la jurisprudence qui, d’une manière très pragmatique, définit au cas par cas l’étendue et les limites du droit d’expression du salarié dans l’entreprise.

La Cour de cassation considère qu’un abus est commis par le salarié lorsqu’il a tenu des propos injurieux ou diffamatoires ou excessifs [2].

A l’analyse de la jurisprudence la plus récente, on observe trois éléments retenus par les juges pour apprécier le caractère injurieux, diffamatoire ou excessif des propos tenus.

I. Les juges prennent en compte la teneur des propos au regard du contexte dans lequel le salarié les a prononcé.

Il a ainsi été jugé à l’égard d’un salarié vendeur au sein de l’établissement Darty et Fils que le salarié n’a pas abusé de son droit d’expression à l’égard du directeur du magasin au cours d’une altercation concernant une erreur relative au prix d’un produit car il était établi que le tutoiement était de rigueur entre le salarié et l’employeur :

« L’emploi du tutoiement entre les deux protagonistes de l’altercation apparaît comme étant une pratique ancrée et ne saurait être retenu à faute contre le salarié ».

La Cour d’appel de Versailles juge que «  la teneur des propos n’a pas dépassé l’exercice acceptable de sa liberté d’expression, dans un contexte de grand proximité entre les deux protagonistes ». [3].

Cette jurisprudence est confirmée à l’égard d’un animateur agent mobile au sein de la RATP révoqué pour faute grave compte tenu de 4 courriers qu’il a adressé au P.D.G de la RATP et au Président de la République, l’employeur considérant qu’il aurait dénigré sa hiérarchie « sans fondement » de manière diffamatoire.

Jugeant le licenciement nul comme contraire à la liberté d’expression du salarié garantie à l’article L1121-1 du Code du travail, la Cour d’appel de Paris a considéré que les propos du salarié ne pouvaient être retenus comme diffamatoires ou assimilables à un dénigrement et n’étaient donc pas fautifs, car le salarié n’a rédigé ses courriers litigieux que dans un contexte dans lequel il dénonçait le refus de sa hiérarchie de le recevoir en entretien et de lui communiquer son dossier administratif, tandis que des menaces pesaient sur l’évolution de sa carrière, l’ensemble représentant un usage normal fait par le salarié de sa liberté d’expression. [4].

II. L’analyse pragmatique des juges ne s’arrête pas au contexte. Les juges prennent également en compte le cercle de diffusion des propos du salarié.

Dans un arrêt du 19 septembre 2013, la Cour d’appel de Versailles a été amenée à juger les propos tenus par un salarié Responsable Produit ayant adressé un mail aux membres du Comité de Direction de l’entreprise que l’employeur a considéré comme des propos injurieux et excessifs envers son supérieur hiérarchique dépassant le cadre de la liberté d’expression du salarié.

Telle n’est pas l’appréciation faite par la Cour d’appel qui a considéré que ce courriel «  contenait des accusations n’ayant pas eu de caractère public du fait de sa diffusion restreinte aux membres du Codir et constituait une réponse aux griefs formulés à son encontre par son employeur ».

La Cour en conclut au regard de ces éléments que les propos tenus par le salarié ne constituaient pas un abus de la liberté d’expression. [5]

Dans une seconde espèce, un salarié Responsable Qualité Environnement cadre dans une entreprise de fabrication de système photovoltaïque a fait l’objet d’un licenciement pour faute grave notamment en raison d’une diffusion d‘un mail informant ses proches collaborateurs de sa mise à pied à titre conservatoire dans les termes suivants : « Je suis dehors à compter de 7h (ils ont enfin réussi)… ».

En réponse à l’employeur qui considérait qu’il s’agissait d’un abus d’usage de la liberté d’expression du salarié qui a informé ses collaborateurs de sa mise à pied conservatoire avant qu’elle lui soit signifiée, la Cour d’appel a jugé que « le grief de diffusion d’un mail confidentiel ne relevait pas un caractère de gravité suffisant en raison de la diffusion restreinte de ces informations (aux membres de son équipe) pour justifier le licenciement d’un cadre de haut niveau ». [6]

III – Les juges apprécient les propos tenus par le salarié également au regard des fonctions dirigeantes qu’il exerce.

Dans un récent arrêt du 14 juillet 2014, la Cour de cassation a confirmé le licenciement pour faute grave d’un salarié cadre dirigeant ayant abusé de sa liberté d’expression. [7]

L’arrêt précise que ce cadre dirigeant avait « diffusé auprès du personnel des informations qu’il détenait en sa qualité de membre du conseil d’administration, dans le seul but de contester les décisions prises par ce conseil en opérant une confusion entre les obligations de sa fonction et ses aspirations personnelles déçues… dans le contexte délicat de la fusion en cours ».

Les juges relèvent également une critique par le salarié « en termes vifs » de la nomination et de la compétence d’une directrice, des décisions de représentants d’une caisse, une mise en cause « de mauvaise fois » de la probité de la Présidente du conseil d’administration et une tentative d’obtention par le salarié auprès d’un subordonné de pièces confidentielles pendant sa mise à pied…

Sont réunis dans cette décision les trois éléments requis par la jurisprudence : la teneur des propos, le cercle de diffusion et la fonction du salarié.

Il s’y ajoute un élément intéressant relevé par les juges qui prennent soin de mentionner que le salarié opère « une confusion entre les obligations de sa fonction et ses aspirations personnelles déçues », laissant semble-t-il augurer une interprétation moins critique si le salarié avait agi dans un but collectif et non strictement personnel.

Les juges constituent certainement un rempart pragmatique et efficace de protection du droit à la liberté d’expression du salarié dans son entreprise.

L’abus revendiqué par l’employeur étant examiné au cas par cas en tenant compte à la fois de la teneur des propos du salarié, du contexte des relations entre le salarié et l’employeur, de l’étendue de la diffusion de ses propos et de la fonction du salarié au sein de l’entreprise.

Dans un prochain article, la liberté d’expression du salarié sera analysée sous l’angle des différents modes de communication dont il dispose et plus précisément à travers les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC).

Merci à Emmanuelle BUHL.

Judith Bouhana Avocat spécialiste en droit du travail www.bouhana-avocats.com

[1cf. la publication du livre de V. Trierweiler « Merci pour ce moment » Ed. Les Arènes

[2confirmé par arrêts des 19 février et 7 mai 2014 pourvois n°12-29458 et12-35305

[3Arrêt du 15 janvier 2014 Cour d’Appel de Versailles 15ème Chambre, RG 12/01598

[4Cour d’Appel de Paris Pôle 6 Chambre 6 Arrêt du 2 juillet 2014 RG 12/01605

[5Cour d’Appel de Versailles 19ème Chambre arrêt du 19 septembre 2013 RG 12/04804

[6Cour d’Appel de Grenoble Chambre Sociale arrêt du 10 avril 2014, RG 12/05050

[7Cour de Cassation chambre sociale arrêt du 14 janvier 2014 numéro 12.25658