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La responsabilité sociétale des cabinets d’avocats : un levier pour le monde d’après ?
Parution : vendredi 28 mai 2021
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La RSE pour Responsabilité Sociétale (ou Sociale) des Entreprises a été valorisée par l’entrée en vigueur de la loi Pacte en 2019, qui a inscrit à l’article 1833 du Code civil le principe suivant : « (...) La société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité. »
A la lecture de ce texte, voilà que resurgit une question existentielle : l’avocat est-il ou non un entrepreneur comme les autres ? Et concernant donc le sujet qui nous intéresse ici : comment les avocats doivent-ils prendre en main leur RSE ? Cette notion semble peu valorisée au sein de la profession, alors qu’elle se caractérise par une relation étroite et privilégiée avec la société, et permet de jouer notamment sur l’attractivité renforcée des cabinets, la relation-client, la fidélisation des collaborateurs... autant de bénéfices dont les avocats pourraient s’emparer. Aidé par l’actualité, le Village de la Justice relance le sujet.

La protection de l’environnement comme bras de levier de la RSE.

Très, trop souvent la RSE est ramenée à la question écologique. Nous le verrons, sa définition est beaucoup plus large. Mais il faut bien un point de départ à la mise en place de celle-ci, et la question environnementale reste un bon moyen de mettre le pied à l’étrier, surtout en 2021. Lors du G7 des avocats qui s’est tenu le 17 mai 2021, la première résolution votée concerne d’ailleurs le changement climatique, et précisément la baisse des émissions de CO2 [1]

Voici à ce sujet le retour d’expérience positif de Sophie Ferry, Avocate aux Barreaux de Paris et de Nancy [2] (et Présidente de la commission prospective du CNB) :

« Notre démarche RSE est née d’une motivation spontanée ancrée sur une valeur forte qu’est la conscience de l’environnement et notre implication tant en tant que structure qu’individu, au sauvetage de celui-ci. Nos premières démarches se sont enclenchées en 2009, soit hors tout cadre obligatoire et avant même la « vague RSE ».

Sophie Ferry

L’action a été pragmatique, nous avons dans un premier temps procédé à un bilan carbone afin de mesurer notre empreinte, puis déterminé un objectif de diminution des dépenses d’énergie. Le premier focus a porté sur notre consommation de papiers et fournitures d’une part et d’autre part sur nos dépenses en énergie. Nous sommes un cabinet de droit des affaires travaillant pour des entreprises ayant des entités au niveau national et avons un cabinet sur Paris, ce qui nous assure une présence auprès de tous nos clients. Conscient de cette consommation importante, nous avons choisi de donner une dimension écologique dans notre comportement de la vie quotidienne.
 
Cette fibre écologique étant partagée à l’ensemble des salariés du cabinet, tous ont soumis leurs idées et ont œuvré (par exemple : changement des led, mise en place de poubelles de tri, impression recto-verso, politique de minimisation d’impression et d’utilisation du papier, extinction des lumières et ordinateurs entre les pauses etc.)
Ceci a immédiatement permis la fédération de l’équipe autour de ce projet et accru « l’esprit du cabinet ».

Nos objectifs se sont déclinés en plusieurs axes :
- Impulser une dynamique de croissance éco-responsable, en commençant par la mise en place d’audits pour quantifier et diminuer nos consommations.
- Pour les déplacements, le train a été privilégié de façon systématique, le recours à l’avion a été considéré comme devant être très exceptionnel.
- Enfin, nous possédons un système de tri et de recyclage des déchets et afin que l’ensemble des membres du cabinet se sentent impliqués à long terme, et pour remercier de leur motivation, nous réalisons un bilan des économies réalisées et redistribuons les économies effectuées, sous forme de bons cadeaux aux salariés.

Encore, afin de recréer ce que nous avons détruit, nous nous investissons depuis 2012 auprès de l’association guinéenne AKGN (Association Kankalabé Guinée Nancy) à l’aide de financements de reboisements en Guinée. L’idée d’un rapprochement avec une association humanitaire nous a paru s’inscrire parfaitement dans notre démarche globale RSE.

Au final, sur le plan professionnel, ce projet a su fédérer l’ensemble de l’équipe autour d’un but commun. Sur un plan plus personnel, ce fut l’occasion pour nous de nous sentir investis d’une mission commune et de porter ensemble des valeurs fortes.

C’est l’occasion pérenne pour les Avocats que nous sommes de concrétiser comme nous le faisons sur nos dossiers, pour nos clients, notre conviction, notre engagement et notre fidélité. »

L’environnement, mais encore ?

Comme précédemment évoqué, si l’aspect environnemental reste emblématique de la RSE, cette dernière repose sur deux autres piliers : social et sociétal.

Pour mémoire, la norme ISO 26000 [3] définit le périmètre de la RSE autour de 7 questions centrales :
- la gouvernance de l’organisation
- les droits de l’homme
- les relations et conditions de travail
- l’environnement
- la loyauté des pratiques
- les questions relatives aux consommateurs
- les communautés et le développement local.

S’agissant plus précisément des avocats, la charte RSCA (Responsabilité Sociétale des Cabinets d’Avocats) rédigée en 2017 est le fruit du travail de la commission Égalité du CNB. Les valeurs mises en avant au titre de la RSCA s’en ressentent : la diversité et la lutte contre les discriminations, l’égalité de traitement et des chances, la parité, la lutte contre les discriminations, l’égalité de traitement et des chances la parité, le respect de l’environnement et le bien-être au travail.

Florence Neple

La commission a travaillé en 2021 sur une nouvelle version de ce guide, afin de « relancer la machine » selon les mots de Florence Neple, sa présidente. Elle estime que ce guide est un bon moyen d’améliorer notamment l’égalité dans les cabinets d’avocats. Cette "Charte RSCA" renouvelée a été présentée en assemblée générale en novembre 2021.
« Nous envisageons même un label qui permettrait aux cabinets qui appliquent cette charte de le faire savoir. Cette charte comporte aussi un outil d’évaluation pour permettre aux avocats de se poser les bonnes questions. La RSCA c’est aussi une question de management. Les avocats n’y sont pas assez formés. »

Au niveau européen enfin, la réflexion est menée par le Conseil des barreaux européens (CCBE) qui élabore depuis 2013 les grandes lignes de la RSE des cabinets d’avocats au travers de différents guides dont le dernier date de 2017 [4].

Force est de constater donc que la RSE est un sujet dont les instances représentatives se sont emparées, et qui dépasse largement la question environnementale. Reste maintenant à convaincre la profession de la mettre en pratique.

Quels enjeux pour les cabinets d’avocats ?

Il paraît difficile pour un avocat de ne pas inscrire sa profession dans les préoccupations de la société dans laquelle il évolue et plus prosaïquement de ne pas être en phase avec les préoccupations du marché. « La RSE est devenue un sujet central de la vie économique et je suis convaincue que les avocats ont un rôle majeur à jouer pour faire avancer ces sujets. En matière de RSE, les avocats exercent plus qu’un devoir de vigilance, ils ont un rôle d’impulsion au changement » selon les termes de l’avocate Dominique Attias, ancienne vice-bâtonnière du Barreau de Paris [5].

La RSCA comporte donc plusieurs enjeux pour les cabinets :

->Une attractivité renforcée.

Un engagement social assumé apparaît comme un outil de différenciation et de visibilité sur un marché concurrentiel. Élément important lorsque l’on sait qu’un fort pourcentage de consommateurs est prêt à récompenser les entreprises ayant une démarche socialement responsable. A l’heure où la profession d’avocat s’ouvre de plus en plus à la publicité et au marketing, cette tendance énoncée par les consommateurs est à prendre en compte.

->Un nouveau domaine d’expertise.

Les avocats ont ainsi vocation à devenir des partenaires du développement de la responsabilité sociale au sein des entreprises, les aidant à mettre en œuvre les outils et le reporting RSE, à satisfaire aux exigences de compliance, et à gérer les différents risques juridiques et, notamment le contentieux qui peuvent émaner de leurs engagements en la matière.

->Une fidélisation du capital humain.

Cette fidélisation passe par un recrutement objectif, par l’intégration de la diversité, par la promotion de la parité, par la transparence des perspectives d’évolution, mais aussi, par l’équilibre entre vie privée et vie professionnelle.
Pour résumer, comme l’écrit Bénédicte Bury, Avocate au Barreau de Paris, et spécialiste de la RSE : « La RSE est un outil de différenciation stratégique. » [6]

La RSCA engendre finalement une autre vision du fonctionnement du cabinet qui passe par une action sur les quatre éléments suivants :

1) La relation-client.
C’est grâce à elle que les cabinets s’assurent du respect de bonnes pratiques par leurs clients. Cela consiste, entre autres, en la lutte contre le blanchiment d’argent, la traçabilité des fonds perçus et la promotion de pratiques socialement responsables dans la sphère d’influence du cabinet. En outre, la relation-client est le lieu privilégié de mutualisation des expériences en matière de responsabilité sociale.

2) Le fonctionnement du cabinet en interne.

Il importe que le cabinet veille aux bonnes conditions de travail de l’ensemble de ses membres. Cela passe notamment par une action en faveur de la formation et de l’évolution professionnelle des collaborateurs et salariés, par la promotion de la parité et de la diversité... Le cabinet doit être à l’écoute de ses collaborateurs et être soucieux de leurs conditions de travail. Il a tout à y gagner !

Du côté des jeunes avocats, nouveaux arrivants sur le marché, c’est une source d’attractivité. D’après Florence Neple : « Cela remonte de façon « négative » : ils se plaignent des problèmes rencontrés (inégalité etc.). L’idée c’est de voir les choses d’une façon plus positive. »

3) Le pro bono.

Le pro bono est une action par lequel les avocats mettent gratuitement leur expertise juridique au service de projets d’intérêt général en travaillant avec des parties prenantes extérieures au cabinet. En développant leurs actions pro bono, les cabinets font preuve de responsabilité sociétale.

4) L’environnement.
Autre élément sur lequel les cabinets d’avocats, en tant qu’entreprise, ont un impact. Ils se doivent donc de le prendre en compte en s’engageant en faveur du développement durable avec la mise en place de mesures d’économies d’énergie, de recyclage, de certification ou encore par la sensibilisation des différentes parties prenantes du cabinet au respect de l’environnement.

Alors, la RSCA c’est la mélodie du bonheur ?

Les cabinets d’avocats semblent donc avoir tout à y gagner. Alors pourquoi l’impulsion donnée par les instances professionnelles ne semblent-elles pas suivi d’effet à grande échelle ?

La réponse est multiple. Il est d’abord tout à fait possible que non, comme évoqué en introduction, l’avocat ne soit pas un entrepreneur comme les autres et que les préoccupations du monde de l’entreprise ne trouvent pas à s’appliquer aux avocats par un simple copié/collé.

Sans doute également que la déontologie forte de la profession fait office d’écran, les avocats estimant qu’elle traduit déjà leur engagement, alors même que déontologie et RSE sont à la fois distincts et complémentaires.

Peut-être aussi qu’il subsiste comme nous le dit sans mâcher ses mots Christophe Leguevaques, Avocat au Barreau de Paris [7], une certaine défiance :

« Je me montre particulièrement critique et réservé sur la RSE qui s’apparente dans le meilleur des cas à du green-washing et, dans le pire, à un "cache sexe". Trop souvent, c’est du discours qui permet de dormir tranquille sans remettre en cause les fondamentaux négatifs d’une organisation ou d’un système de relations professionnelles.

Christophe Leguevaques

C’est la raison pour laquelle, sans revendiquer le respect d’une norme ISO, nous vivons la RSE plus que nous la pratiquons. Je vous donnerai deux exemples : pour mes trajets j’ai renoncé à l’avion (sauf exception) pour privilégier le train. Ce n’est pas plus long et cela permet de travailler dans le train.

Deuxième exemple : la lutte contre la corruption ou en faveur des droits humains constituent l’ADN de notre action. Cela se retrouve dans les dossiers que nous portons au cabinet.

Je pourrais également expliquer que nous investissons fortement dans l’humain de la formation, sans voir besoin de revendiquer rechercher la diversité, elle se se fait d’elle-même. Quant aux bonnes conditions travail, cela fait partie de la qualité de vie que nous essayons de maintenir entre les membres du cabinet. Sans avoir besoin de recours à un CHO (chief happiness officer), nous fêtons les anniversaires et après un coup de bourre, il m’arrive à veiller à ce que les collaborateurs ou les salariés prennent quelques jours pour récupérer.
Pour toutes ces attentions, je ne pense qu’il soit possible de se justifier avec des mots pompeux comme « RSE », c’est simplement la volonté de permettre à chaque membre du cabinet de s’épanouir pour donner le meilleur d’eux-mêmes.

Cette attention de tous les instants permet d’avoir une équipe autonome, mobilisée et dynamique. Sans elle, je ne pourrais pas mener tous les combats que je mène. Je trouve un peu triste d’avoir besoin de recueil de process ou de guide de bonne conduite.
L’important est d’entretenir des relations humaines harmonieuses, de s’intéresser à tous les membres du cabinet et de les mobiliser en allant toujours de l’avant. »


En 2021, est-il encore cependant possible de ne pas intégrer à l’évolution de la profession les aspects environnementaux, sociaux et sociétaux ? Finalement, la RSE chez les avocats nous rappelle une nouvelle fois combien cette profession n’accueille jamais à l’aveugle les transformations du monde qui l’entoure. A l’image des legaltech, de la justice dite « prédictive », de l’open data, de l’interprofessionnalité, la RSE vient toquer à la porte des avocats…mais eux observent longtemps à l’œilleton avant d’ouvrir. Prudence est mère de sûreté, paraît-il. Attention cependant à ce que prudence ne rime pas aussi avec frilosité ou – la rime serait plus riche – obsolescence ?

Par Marie Depay et Nathalie Hantz, Rédaction du Village de la justice.

[2Cabinet Filor Avocats

[7site Myleo

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