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La prohibition absolue de l’appartenance syndicale des personnels militaires n’est pas conforme aux dispositions de l’article 11 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme. Par Pierre-Olivier Koubi-Flotte, Avocat.
Parution : jeudi 13 novembre 2014
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Arrêt CEDH MATELLY c. FRANCE du 02-10-2014

Monsieur Jean-Hugues MATELLY, officier de gendarmerie, a créé en avril 2007 un forum Internet intitulé « gendarmes et citoyens » destiné à permettre l’expression et l’échange entre gendarmes et citoyens. Au mois de mars 2008, une association était créée aux fins de donner un cadre juridique à ce forum ; l’objet de cette association était tout à la fois de faciliter l’expression et l’information mais également de contribuer à la défense de la situation matérielle et morale des gendarmes.

Le 27 mai 2008, le directeur général de la gendarmerie nationale donna l’ordre à Monsieur MATELLY et aux autres gendarmes en activité de l’association d’en démissionner sans délai et de lui rendre compte par écrit. Cette autorité étatique estimait, en effet, que l’appartenance à cette association, présentant selon lui un caractère syndical, se heurtait aux dispositions de l’article L 4121-4 du Code de la défense ainsi rédigé dans son alinéa 2 : « L’existence de groupements professionnels militaires à caractère syndical ainsi que l’adhésion des militaires en activité de service à des groupements professionnels sont incompatibles avec les règles de la discipline militaire ».

La procédure interne devant le Conseil d’Etat, comme la procédure européenne ultérieure ont été fondée sur l’article 11 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme ainsi rédigé :

« 1. Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats et de s’affilier à des syndicats pour la défense de ses intérêts.

2. L’exercice de ces droits ne peut faire l’objet d’autres restrictions que celles qui, prévues par la loi, constituent des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, ou à la protection des droits et libertés d’autrui. Le présent article n’interdit pas que des restrictions légitimes soient imposées à l’exercice de ces droits par les membres des forces armées, de la police ou de l’administration de l’Etat  » ?

La Cour a tout d’abord considéré -ceci n’étant d’ailleurs pas contesté par l’Etat défendeur- que l’interdiction opposée au requérant s’analysait bien en une ingérence dans le droit au respect de la liberté d’association -dont le droit de créer des syndicats et de s’y affilier ne constitue qu’un aspect- énoncé par l’article 11 de la Convention.

Se posait dès lors la question de l’appréciation de la justification de cette ingérence au regard des dispositions de l’article 11 § 2 de la Convention.

Avant d’apprécier l’application de chacune de ces conditions au cas d’espèce, la Cour rappelle le principe général suivant : « Le paragraphe 2 n’exclut aucune catégorie professionnelle de la portée de l’article 11 : il cite expressément les forces armées et la police parmi celles qui peuvent, tout au plus, se voir imposer par les Etats des « restrictions légitimes », sans pour autant que le droit à la liberté syndicale de leurs membres ne soit remis en cause [1] .
La Cour souligne qu’elle a considéré à cet égard que les restrictions pouvant être imposées aux trois groupes de personnes cités par l’article 11 appellent une interprétation stricte et doivent dès lors se limiter à l’ « exercice » des droits en question. Elles ne doivent pas porter atteinte à l’essence même du droit de s’organiser [2].
Partant, la Cour n’accepte pas les restrictions qui affectent les éléments essentiels de la liberté syndicale sans lesquels le contenu de la liberté se trouve vidé de sa substance. Le droit de former un syndicat et de s’y affilier fait partie de ces éléments essentiels [3].

S’agissant toujours de ce rappel général, la Cour indique ensuite : « Elle considère toutefois que l’interdiction pure et simple de constituer ou d’adhérer à un syndicat ne constitue pas, en tout état de cause, une mesure « nécessaire dans une société démocratique » au sens de ce même article [4].

A partir de là, tout était dit ; la Cour a posé les éléments qui allaient, dans le présent cas d’espèce, lui permettre de considérer que l’interdiction française était contraire à l’article 11 de la Convention.

Présentons néanmoins les appréciations d’espèce ici apportée par la Cour s’agissant de chacune des conditions d’exonération éventuelle posée par le 2° paragraphe de l’article 11 de la Convention.

En ce qui concerne, tout d’abord, la condition tenant à l’existence d’une base légale, la Cour énonce d’une manière assez évidente dans cette affaire : « que cette décision a été prise en application de plusieurs dispositions du code la défense qui distinguent précisément l’adhésion à des groupements professionnels, interdite, de l’adhésion à de simples associations permise. Ces dispositions actualisent une interdiction déjà ancienne dont font l’objet les militaires à ce sujet. (…) Partant, la Cour estime que l’ingérence dans le droit du requérant était bien prévue par la loi » [5].

S’agissant, ensuite, de la condition tenant à la poursuite d’un but légitime, la Cour l’admet également, au titre de la préservation de l’ordre et de la discipline « nécessaire aux forces armées, dont la gendarmerie fait partie » [6].

Vient, ensuite, la question, toujours délicate, de la nécessité de l’ingérence dans une société démocratique ; pour apporter une réponse négative à ce critère, malgré une très expresse reconnaissance de la spécificité de la matière, la Cour se fonde, outre la jurisprudence déjà intervenue, très simplement sur le texte même de l’article 11 § 2 de la Convention qui n’admet que des restrictions relatives à l’exercice du droit de grève et non à son principe : « La Cour est consciente de ce que la spécificité des missions incombant aux forces armées exige une adaptation de l’activité syndicale qui, par son objet, peut révéler l’existence de points de vue critique sur certaines décisions affectant la situation morale et matérielle des militaires. Elle souligne à ce titre qu’il résulte de l’article 11 de la Convention que des restrictions, même significatives, peuvent être apportées dans ce cadre aux modes d’action et d’expression d’une association professionnelle et des militaires qui y adhèrent. De telles restrictions ne doivent cependant pas priver les militaires et leurs syndicats du droit général d’association pour la défense de leurs intérêts professionnels et moraux » (...) « Partant, l’ingérence dénoncée ne saurait passer pour proportionnée et n’était donc pas « nécessaire dans une société démocratique » au sens de l’article 11 § 2 de la Convention ». [7].

La partie de cette décision afférente à l’appréciation du critère de proportionnalité constitue aussi l’occasion, pour la Cour, d’une très intéressante précision concernant sa manière de raisonner. La Cour répondait, en effet, à l’argument du Gouvernement français qui, se fondant sur les dispositions de la Charte Sociale Européenne comme sur les décisions du Comité européen des droits sociaux, estimait qu’une ingérence dans le droit à la liberté syndicale pouvait aller jusqu’à l’interdiction totale dans le cas des forces armées. Pour rejeter la pertinence d’une telle référence, la Cour a énoncé que la référence aux autres sources de droit international n’était pertinente que dans le cas où « le recours aux moyens d’interprétation classiques n’a pas permis de dégager avec un degré suffisant de certitude » la clarification de la portée d’une décision ; mais que « tel n’était toutefois pas le cas s’agissant de la question de la reconnaissance d’une liberté syndicale au profit des militaires » [8].

Si la solution de cette affaire n’est pas surprenante au regard du droit de la Convention et de la jurisprudence récente de la Cour, elle place néanmoins les autorités publique française devant un immense défi. L’opinion séparée des Juges DE GAETANO et POWER-FORDE ouvre une piste à ce que pourrait être utilement la liberté syndicale limitée des militaires qui couvrait la défense de leurs intérêts, mais interdirait toute participation à une action revendicative ou pire encore à un conflit social.

Mots clefs : avocat CEDH, Avocat Convention Européenne des droits de l’Homme, Article 11, liberté d’association, militaires.

Maître Pierre-Olivier Koubi-Flotte - Docteur en Droit, Avocat au Barreau de Marseille - http://avocats-koubiflotte.com/ https://www.linkedin.com/in/pierre-olivier-koubi-flotte-79830623/

[1Syndicat national de la police belge, précité, § 40, Tüm Haber Sen et Cinar c. Turquie, n° 28602/95, 28 et 29, (…)

[2Demir et Bayakara, précité, §§ 97 et 119

[3Demir et Baykara, précité, 144-145 §§56-59

[4Demir et Baykara, précité, §§126-127

[5§§65-66

[6§ 67

[7§§71 et 75

[8§74