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Lettre de Seine Saint Denis. Par Patrick Roulette.
Parution : mardi 23 décembre 2014
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Tous les professionnels du droit de la Seine Saint Denis se sont réunis dans le cadre d’un collectif, pour lutter plus efficacement contre le projet de loi Macron. Nous avons fait le choix de partager nos analyses et avons constaté que nous étions souvent confrontés aux mêmes difficultés. Mais surtout, loin du discours de la défense corporatiste assénée par le gouvernement, il est apparu que nous défendions ensemble une grande idée, celle du Service public de la Justice.

Une tentative de décryptage du projet de loi « Macron ».

Les professionnels du droit s’étonnent en premier lieu qu’une réforme aussi importante soit menée par le Ministère de l’économie et non pas par la Chancellerie.

Le projet de loi a donc été élaboré sans connaissance réelle des enjeux et sans l’apport des très nombreuses discussions déjà menées avec le ministère de tutelle par les représentants des différentes professions.

Ce transfert de la « Justice » à « l’Économie » s’est accompagné d’un choix méthodologique particulièrement surprenant.

Sur ce point l’avis du Conseil d’État du 8 décembre 2014 est particulièrement éloquent dans la mesure où les premières observations concernent justement la phase préliminaire, à savoir :

« Le Conseil d’État n’a pu que déplorer, à la date de sa saisine du projet de loi, le caractère lacunaire et les graves insuffisances de l’étude d’impact sur nombre de dispositions du projet. Si, après des demandes en ce sens, des progrès ont pu être relevés lors de la présentation du projet de loi devant l’Assemblée générale, le Conseil d’État appelle l’attention du Gouvernement sur la nécessité de fournir dès le stade de la saisine une étude d’impact propre à satisfaire aux exigences de l’article 8 de la loi organique n° 2009-403 du 15 avril 2009. »

Le Conseil d’État poursuit ensuite une analyse détaillée et par exemple, lorsqu’il évoque les conséquences de la réforme sur les charges publiques (Notaires, Huissiers, Commissaires-Priseurs), il analyse parfaitement les conséquences patrimoniales du projet et évoque « un préjudice trop grave pour ne pas méconnaître les exigences constitutionnelles rappelées ci-dessus ».

Sur cette question particulière – qui concerne cependant trois professions – le Conseil d’État multiplie les mises en garde et même après avoir « amendé » le projet du gouvernement il conclue : « Il est cependant apparu que, même ainsi amendé, le dispositif présentait de graves inconvénients du point de vue de son effectivité comme des risques financiers qu’il faisait peser sur les professionnels intéressés, voire sur les crédits publics. Affectant la sécurité juridique et financière des personnes concernées, il encourait encore des reproches sur les plans constitutionnel et conventionnel ».

Le présent document n’ayant pas pour but d’analyser dans le détail l’avis du conseil d’État, nous renverrons les lecteurs à une lecture complète de l’avis du 8 décembre 2014.

Mais cet avis vient confirmer les analyses - et les inquiétudes – menées par le collectif l’Appel de Bobigny, dont nous souhaitons reprendre le développement.

Voici un extrait significatif de la communication du 15 octobre 2014, présentant le Projet de loi de Monsieur MACRON :

« Après une large concertation, une réforme équilibrée et pragmatique des professions réglementées du droit et de la santé permettra la modernisation de ces professions. L’exclusivité de leurs missions de service public sera confirmée. La modernisation se fera sur plusieurs axes : installation et implantation facilitée, en particulier pour les jeunes professionnels, pour créer de l’activité ; ouverture de l’accès au capital pour encourager l’investissement, rendre l’activité plus efficace et encourager l’interprofessionnalité ; enfin, une réglementation des tarifs reflétant davantage les coûts réels. La loi prévoira notamment la fusion des professions d’huissier de justice, de mandataire judiciaire et de commissaire-priseur judiciaire dans une profession unique de l’exécution judiciaire. La concrétisation de ces principes bénéficiera des conclusions des deux missions parlementaires en cours : la mission d’information sur les professions juridiques réglementées présidée par Cécile Untermaier, et la mission auprès du ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique sur les professions réglementées confiée à Richard Ferrand. »

Qu’en pensent les professionnels et institutions concernés ?

« Après une large concertation »

La Justice a toujours été traversée par des débats, des réflexions et des propositions.

Mais jusqu’à ce jour, ce nécessaire dialogue s’effectuait avec la Chancellerie, le ministère de la Justice et ses différents ministres ou conseillers qui, au moins, connaissaient la réalité de notre service public et le mode de fonctionnement des différentes professions concernées.

L’élaboration du projet de loi contestée ne s’est pas située dans cette démarche et les nombreux intervenants ont surtout décrit une méconnaissance totale des problématiques et une volonté de défaire, qui ne s’accompagne d’aucun projet cohérent.

Il est d’ailleurs particulièrement surprenant que ce soit le ministère de l’économie qui gère un tel projet, la Justice serait-elle devenue une marchandise ?

Il n’y a pas eu concertation car aucun argument n’a été ne serait-ce qu’écouté !

Nous devons sur ce point reprendre l’argumentation du Conseil d’État qui a déploré « le caractère lacunaire et les graves insuffisances de l’étude d’impact sur nombre de dispositions du projet ».

Plus particulièrement dans le domaine des professions règlementées, ces lacunes sont la conséquence directe de l’absence de toute antériorité, voire même de légitimité sur le sujet.

« installation et implantation facilitée"

Les conséquences sont identiques, mais la mise en œuvre immédiate est spécifique à chaque profession.

En pratique pour les avocats, qui sont impactés en priorité, c’est la fin de toute notion de postulation (le fait d’être obligé de prendre un avocat « local ») et de territorialité.

Ces notions sont proches et pourtant éloignées et nécessiteraient un débat très technique.

Mais si la profession doit nécessairement évoluer sur la question de la postulation – l’obligation dans certain cas d’avoir recours à un avocat « local » - le projet prévoit non-seulement la fin de cette postulation mais également par voie de conséquence la fin de toute territorialité, c’est-à-dire de capacité de la profession à exister sur l’intégralité du territoire.

L’Ile de France connaît déjà une situation particulière puisque le système en place est celui de la multipostulation qui place dans un système « ouvert » les barreaux de Paris, Bobigny, Créteil et Nanterre.

Cette situation a déjà créé une situation de quasi-monopole au profit du Barreau de Paris qui assure plus de 80% des dossiers, mais elle a cependant permis la création d’un équilibre, certes précaire, mais garant de la prise en compte de la territorialité.

Mais cette règle comprend des exceptions notamment pour les ventes aux enchères ou l’aide juridictionnelle, maintenant ainsi une notion de territorialité qui est indispensable au financement et à l’existence d’un Ordre comme celui de Bobigny.

La fin de toute notion de territorialité transfèrera sur le Barreau de Paris la quasi-totalité des dossiers dans lesquels la présence d’un avocat du barreau de Bobigny était obligatoire et privera de fait ces derniers de tout ou partie de leurs revenus.

De plus cette suppression de la territorialité impliquera une redistribution des dossiers d’aide juridictionnelle ce qui aura également un impact économique immédiat sur les cabinets d’avocats de Seine Saint Denis.

Mais au-delà du cas de la Seine Saint Denis, ce phénomène « d’aspiration » de la clientèle et d’hyper regroupement sur le barreau de Paris impactera durablement les autres barreaux périphériques, mais également la plupart des barreaux de province.

Rappelons en effet que le projet prévoit une simplification totale des conditions d’installation, permettant aux grands cabinets d’ouvrir de simples bureaux « boite aux lettres » et/ou réception, sans inscription au barreau local.

La disparition des cabinets implantés sur les différents territoires aura également une incidence sur les autres professionnels de justice, le transfert de l’activité sur Paris pouvant logiquement générer un changement de prestataire et le recours au professionnel correspondant habituel de ces cabinets parisiens.

De plus, le prétexte d’une facilitation de l’installation est à dénoncer fermement !

En effet, il conviendrait au préalable d’avoir le courage ou l’honnêteté d’évoquer la situation économique des différents professionnels du droit.

Avant que de dénoncer des « nantis » et de les livrer en pâture à l’opinion publique, encore faudrait-il fournir leurs véritables conditions d’exercice.

Rappelons que les professions libérales sont désormais éligibles aux procédures collectives et il serait intéressant – par exemple - que le barreau de Paris communique le nombre de dossiers ouverts à l’encontre d’avocats Parisiens depuis janvier 2006.

En novembre 2013, l’ancien bâtonnier de Paris, Maître Christiane Féral-Schuhl, a poussé ce qu’elle a appelé un "cri d’alerte".
Elle précise que ce sont 1 750 avocats qui arrivent chaque année à Paris, et qu’à ce rythme-là, il y en aura dans la capitale 35 000, contre près de 23 000 actuellement.
Rappelons que le barreau de Paris représente déjà 41% de l’ensemble de la profession.
Même si Madame Féral-Schuhl indique qu’il n’existe pas de chiffres précis sur le nombre d’avocats en difficultés financières, il existe dit-elle deux signaux d’alarme.

D’abord le nombre croissant de conseil ayant des difficultés à payer leur cotisation annuelle et c’est une trentaine d’avocats qui chaque mois se tourne vers le service compétent de l’Ordre de Paris pour évoquer cette impossibilité.

Ensuite, 6 000 d’entre eux déclarent toucher moins de 17 000 euros par an. Alors que le salaire moyen d’un débutant se situe en 2012 à 25 000 euros annuel. Un chiffre qui stagne depuis plusieurs années.

Ainsi elle constate que non seulement, les avocats ont du mal à s’installer mais également à trouver un poste de collaborateur dans un cabinet et qu’ils sont 30 % à raccrocher leur robe dans les 10 ans. Le chiffre montant à 40 % chez les femmes.

Il s’agit là des déclarations du bâtonnier de Paris et nous pouvons donc légitiment poser la question de savoir qui aurait besoin à ce jour de voir son installation ou son implantation facilitées ?

A l’évidence ce ne sont pas tous ces confrères en difficultés ou n’ayant qu’une activité marginale, mais bien les gros cabinets, de type Anglo-Saxon, qui veulent capter une plus grosse partie de clientèle.

Les conséquences de la fin de la « territorialité » sont également importantes pour les autres professions du droit.

Nous en revenons alors à l’étude d’impact et, avant que de ne proposer la suppression des « contraintes » d’établissement, il eut été nécessaire de dresser une carte des implantations actuelles.

Dans un département atypique comme celui de la Seine Saint Denis il n’y a pas – à ce jour – de désert juridique.

Le maillage départemental est une réalité et l’offre de droit est accessible quel que soit le lieu de résidence, y compris dans les territoires les plus en difficulté.

Il n’y a donc aucune demande exprimée sur une augmentation du nombre de professionnels !

En revanche, il y a un constat effectué par tous ces professionnels - qui ont fait le choix de la présence dans des secteurs difficiles - l’équilibré économique de leurs structures est TRES fragile.

Le plus souvent la seule vraie difficulté réside dans le fait de faire venir les professionnels dans des départements comme le nôtre…….

La dérèglementation proposée entrainerait « mécaniquement » un affaiblissement des structures existantes qui seraient contraintes pour la plupart de cesser une activité devenue économiquement non-rentable sur le territoire concerné.

Il y donc tous les éléments amenant la création d’un désert juridique avec les mêmes causes et les mêmes effets que les déserts médicaux et éducationnels rencontrés dans des départements comme celui de la Seine Saint Denis.

L’absence d’étude d’impact dans ce domaine est proprement surprenante et inadmissible.

« ouverture de l’accès au capital pour encourager l’investissement »

Reprenons les chiffres cités plus haut.

Est-il possible de soutenir que les cabinets ayant un revenu mensuel par avocat de l’ordre du SMIC sont susceptibles d’intéresser des financiers ?

Il ne peut donc y avoir que deux possibilités, soit un groupe financier, une grande entreprise ou une profession liée au droit (je pense bien évidemment aux experts comptables) souhaite s’acheter un cabinet d’avocat, qui perdra alors immédiatement son indépendance car devenu ultra minoritaire dans la détention du capital, soit cet investissement extérieur sera effectué au profit des grosses structures déjà existantes et nous aurons ainsi le développement de cabinets « à l’américaine » ou le capital pourra être détenu par des fonds d’investissement ou par d’autres professions.

Dans tous les cas c’est l’indépendance de l’avocat qui est en jeu et nous savons que de tels montages posent d’énormes problèmes déontologiques, en termes de secret professionnel et de conflits d’intérêts.

Mais surtout, alors même que le gain en pouvoir d’achat est avancé, comment oser prétendre que de telles structure pratiqueront des tarifs plus bas que ceux existant à ce jour.

La situation reste identique pour les autres professions du droit, car l’ouverture du capital devient également possible, tout en restant limitée à l’interprofessionalité.

Mais là encore, qui souhaitera participer au capital d’une étude notariale ou d’huissier ?

Il faut également préciser que cette ouverture ne concerne que les sociétés d’exercice libéral ou les sociétés civiles et exclue donc de fait tous les professionnels exerçant en la forme individuelle.

Nous en revenons donc à cette notion d’hyper concentration et de destruction de l’exercice « artisanal » de nos professions.

Il est également intéressant d’essayer de comprendre ce qui se cache derrière ce supposé besoin en investissement.

Quels sont les investissements nécessaires à l’existence d’un cabinet d’avocat, d’une étude notariale ou d’huissiers et à leur développement ?

L’outil informatique s’est démocratisé et les offres existantes sur le marché permettent de répondre à tous les besoins exprimés.

Les matériels de reprographie sont également facilement accessibles.

Les documentations et bases de données sont à la disposition du plus grand nombre pour des coûts raisonnables.

En revanche deux postes significatifs sont à prendre en compte, la charge locative et les coûts salariaux.

On voit immédiatement que l’investissement ne servirait qu’à permettre l’augmentation de la taille des gros cabinets en permettant une croissance notamment en personnels.

Ceci n’est-il pas contradictoire avec la revendication exprimée en matière de facilité d’installation ?

Pour ce qui concerne la profession d’avocats, nous allons donc bien vers une hyper concentration, le résultat à bref délai étant la prééminence de cabinets de grande taille du type « Baker & McKenzie ».

Mais outre la réflexion fondamentale sur le type de Justice que nous souhaitons, il faut souligner que le modèle économique représenté par ce type de structures n’est pas si pérenne que ce que l’on veut nous présenter.

Rappelez-vous la disparition en 2012 du cabinet d’avocats américain Dewey Leboeuf, qui a concerné plus de 1.000 avocats.

En effet, confrontés à des structures de plus en plus importantes, ces cabinets se heurtent, comme toute entreprise commerciale, à ce que la théorie marxiste dénomme la « baisse tendancielle du taux de profit » et ne peuvent gérer leur croissance que par une augmentation des recettes (ou produits).

Ce poids déterminant des frais de structure influe donc directement sur les tarifs pratiqués et on en revient au prétexte du gain en pouvoir d’achat, utilisé comme l’un des motifs de la réforme.

« encourager l’interprofessionnalité »

Nous savons qu’il existe une exception française concernant les différentes professions concernées par le périmètre du droit.

Posons le problème de façon plus simple, les experts-comptables, qui effectuent déjà de nombreuses interventions dans ce domaine, souhaitent une extension de leur compétence d’intervention.

Aujourd’hui l’activité des experts-comptables en la matière est définie de la manière suivante (Ordre des Experts Comptables) : « En matière juridique, l’expert-comptable peut donner des consultations relevant de son activité principale et rédiger des actes sous seing privé qui constituent l’accessoire direct de la prestation fournie. »

Le droit ne peut donc être qu’une activité accessoire et uniquement dans le cadre et en lien direct avec l’activité principale, celle du chiffre.

Le projet de loi Macron souhaite supprimer cette limite et permettre ainsi un libre exercice de l’activité de droit au bénéfice des experts-comptables.

Cette augmentation significative du domaine d’intervention impliquerait d’une part un transfert important d’activité des avocats vers les experts-comptables, mais ouvrirait également la voie vers une fusion des deux professions, dans le monde de l’entreprise.

Cette fusion ne s’effectuerait qu’au profit des structures internationales dont nous avons déjà évoqué la situation plus haut.

A priori rien d’alarmant et peut-être simplement ne s’agit-il que de l’officialisation d’une situation déjà largement existante.

C’est méconnaître la réalité de l’entreprise en France, car si les sociétés du CAC 40 et celles de taille internationale, ont déjà confié la gestion du chiffre et du droit, à de telles structures qui leur offrent un service très étendu, ces services ne sont pas financièrement accessibles à la plupart des PME, TPE et artisans qui représentent pourtant la grande majorité du tissu économique hexagonal, et accessoirement les premiers employeurs.

Pour les entreprises, il y aura véritablement un accès au droit et au chiffre qui s’effectuera à deux vitesses et ces acteurs pourtant fondamentaux de notre développement économique, pourront méditer les deux derniers vers de la Fable de la Fontaine « Les animaux malades de la peste » et se répèteront : « Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. »

L’enjeu n’est pas simplement celui du périmètre du droit mais bien celui de l’accès au droit et de la conception même d’un service public de la justice.

Mais il faut également souligner qu’en matière d’interprofessionalité et d’accès au droit, le projet de loi à quelques oublis significatifs et nous pouvons ainsi noter que le statut des avocats à la Cour de cassation ne fait l’objet d’aucun débat, d’aucune proposition de « modernisation », alors même que leur nombre est limité et qu’ils sont exclusivement présents à Paris.

« réglementation des tarifs reflétant davantage les coûts réels »

Voilà une proposition qui en apparence peut permettre de redonner du pouvoir d’achat... le tout est de préciser à qui.

Le dispositif s’appuie principalement sur la création d’un « corridor tarifaire » fixant pour chaque acte, tant pour les notaires que les huissiers, un tarif minimal et maximal.

La difficulté provient de l’absence de prise en compte de spécificités, comme celles rencontrées en seine Saint Denis, mais également dans tous les territoires en difficultés.

Il faut entendre les professionnels concernés et reprendre leurs chiffres, pour constater que près de 80 % des actes passés dans un département comme la Seine Saint Denis sont facturés en dessous de leur prix de revient.

Ce n’est que grâce à d’autres dossiers (localisés sur Paris la plupart du temps) que les études concernées peuvent équilibrer leur budget.

La mise en œuvre du « corridor tarifaire » pourrait alors pousser les professionnels concernés à appliquer aux dossiers soit le tarif maximum (pour s’en débarrasser) soit un tarif minimum qui serait de fait supérieur à celui pratiqué aujourd’hui.

Ces professionnels seraient également légitimement tentés par le départ pur et simple des territoires en difficultés au bénéfice des seules métropoles telles Paris, ce départ étant rendu possible et même facilité par la disparition de toute notion de territorialité.

Le gain supposé de pouvoir d’achat se transformerait alors en ghettoïsation de certaines populations, privées de l’accès au droit et soumises à des coûts qu’elles ne peuvent supporter.

Les « sans dents » deviendront ils également des « sans droits » ?

Il faut également citer le cas particulier de l’accès aux informations commerciales, dont la gratuité est proposée.

Il faut savoir que les consommateurs de ces informations sont dans leur immense majorité…….. les banques et que ces dernières se contentent volontiers d’un contact dématérialisé.

Or, les justiciables « lambdas » et les entreprises qui forment le socle de l’activité économique, apprécient pour leur part de pouvoir obtenir renseignements et conseils à un guichet.

Les services aujourd’hui proposés ne pourront résister à une gratuité de la prestation et le bénéfice en sera principalement... pour les banques.

« la fusion des professions d’huissier de justice, de mandataire judiciaire et de commissaire-priseur judiciaire dans une profession unique de l’exécution judiciaire »

Pour analyser cette proposition, nous pouvons reprendre l’expression de « mariage de la carpe et du lapin ».

Pour le Littré, il s’agit d’une expression servant à décrire une union mal assortie, comme entre deux bêtes d’espèces différentes et par extension, une alliance impossible par nature entre deux choses qui paraissent s’exclure mutuellement.

Or les professions proposées à ce mariage forcé, interviennent chacune à différentes étapes des procédures d’exécution mais, non seulement elles ont des activités autres que celles relevant de l’exécution, mais de plus elles n’ont ni les compétences, ni les structures, pour unifier leurs activités.

Proposer un mariage forcé aurait nécessité - pour le moins - que soient clairement définies les missions de ces professions qui participent toutes au service public de la Justice.

Les commissaires-priseurs interviennent tant dans le domaine amiable que judiciaire.

Les huissiers sont effectivement en charge de l’exécution de décisions, mais délivrent également des actes et gèrent directement des dossiers complets de recouvrement pour le compte de clients particuliers ou non.

Les mandataires judiciaires doivent effectivement se préoccuper de recouvrer les créances de leurs administrés, mais leur missions passe avant tout par la prise en charge des salariés. Ils sont également le seul interlocuteur du commerçant liquidé et ils ont également la charge d’exercer des poursuites en cas de fraudes, tout cela dans l’intérêt des créanciers.

Ce sont des savoirs, des compétences et des modes de fonctionnement totalement différents.

Un « commissaire à l’exécution judiciaire » pourra t-il signifier un acte à 9H00, recevoir des salariés et élaborer un PES à 10H30, saisir un compte bancaire à 14H00 puis évaluer une commode Louis XV à 17H00, tout cela de façon professionnelle et en garantissant les intérêts de toutes les parties ?

Et comme l’ouverture aux capitaux extérieurs concerne également ces professions, quelle sera l’objectivité d’une telle structure si son principal actionnaire devient une Banque ou une compagnie d’assurance ?

N’y aura t-il pas très rapidement conflits d’intérêts, lorsqu’on connaît la structure du passif des sociétés en difficultés ?

Par ailleurs cette fusion s’accompagnerait là encore de la suppression de toute notion de territorialité.

Là encore cela conduit à bref délai à un regroupement au sein des métropoles et pour ce qui concerne notre département à Paris.

Le justiciable concerné, qu’il soit créancier ou débiteur, devra se déplacer parfois très loin de son domicile pour faire entendre ses demandes, ou ses objections.

Le regroupement inéluctable des professionnels et le départ du département conduiront nécessairement à ce désert judiciaire que nous dénonçons.

Sur ce point particulier de la fusion et plus particulièrement pour ce qui concerne les mandataires judiciaires, le conseil d’Etat émet un avis argumenté et tranché que nous souhaitons reprendre dans son intégralité :

« Le Conseil d’Etat n’a pu souscrire à l’inclusion de la profession de mandataire judiciaire dans la nouvelle profession de l’exécution à laquelle serait confiée la mission de tirer les conséquences de la défaillance d’un débiteur et, en conséquence, de mettre en œuvre les mesures d’exécution forcée à son encontre.

Les mandataires judiciaires, qui n’interviennent que sur mandat de justice et n’ont pas de clientèle, procèdent, non à des mesures d’exécution forcée, mais à la mise en œuvre, dans le cadre des procédures collectives, des actes nécessaires au déroulement de la procédure à charge d’en rendre compte à la juridiction.

En outre, les trois professions concernées présentent des différences statutaires sensibles en droit interne (les huissiers de justice et les commissaires-priseurs judiciaires ont la qualité d’officier public et ministériel que ne possèdent pas les mandataires judiciaires) comme dans le droit de l’Union (les officiers publics et ministériels sont exceptés de la liberté d’établissement par l’article
51 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne et du champ d’application de la directive
n° 2006/123/CE du 12 décembre 2006 relative aux services dans le marché intérieur).

Enfin, l’intégration des mandataires judiciaires dans la profession multifonctionnelle de commissaire de justice, méconnaîtrait les exigences d’indépendance des intéressés qui s’imposent tout particulièrement à eux dans l’exercice de leur mandat. La suppression, opérée en 1985, de la profession de syndic et la répartition de ses missions entre deux professions distinctes avaient précisément pour but de prévenir tout conflit d’intérêts en établissant une incompatibilité de la profession de mandataire judiciaire avec toute autre profession »

Rien à rajouter……

En conclusion :

Aujourd’hui le système judiciaire français est certes décrié en interne, mais à l’étranger il est bien souvent pris en exemple.

Les professionnels qui participent au fonctionnement du service public de la Justice ne sont pas simplement les héritiers du Code Napoléon, ils sont les animateurs au quotidien d’une Justice qui essaye de s’adapter à l’évolution de notre société.

Il est consternant que le projet de loi élaboré par le ministère de l’économie, soit totalement taisant sur l’état de cette Justice et sur ses difficultés de fonctionnement qui nécessitent pourtant une réforme urgente et un financement simplement décent.

Magistrats non-remplacés, postes non-pourvus dans des départements « repoussoirs » délais de procédures anormalement longs et sanctionnés par la Cour de Justice Européenne, personnels des greffes maltraités, les motifs de réforme sont criants… mais n’interpellent pas le ministre de l’économie.

Nous devons donc refuser la casse d’un système que les professionnels du droit de ce département portent parfois à bout de bras et nous exigeons que la Justice soit appréhendée dans sa globalité et surtout pas au travers de la mise au pilori des boucs émissaires.

Nous ne voulons pas d’un système du type anglo-saxon, dans lequel le niveau de revenu influe directement sur l’accès à la Justice.

Nous voulons que le service public français soit enfin doté des moyens lui permettant de fonctionner et c’est bien dans le cadre de cette approche globale que nous sommes tous favorables à ce que les conditions d’intervention de chacune des professions soient examinées.

Nous en appelons à l’intervention de notre ministre de tutelle Madame TAUBIRA afin qu’elle fasse respecter les valeurs fondamentales et républicaines, quels que soient les enjeux de pouvoir.

Mais en attendant une réforme concertée et globale de notre système judiciaire, nous demandons le retrait immédiat de ce projet sans âme qui place la Justice dans la sphère étroite de la marchandisation.

Indignons-nous car c’est l’un des fondements de la République qui est aujourd’hui attaqué.

Patrick Roulette, Avocat au Barreau de la Seine-Saint-Denis.
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