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Les moyens de cassation en matière fiscale. Par Pierre Masquart et François-Henri Briard, Avocats.
Parution : mardi 30 décembre 2014
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François-Henri BRIARD, avocat au Conseil d’Etat et à la Cour de cassation, et Pierre MASQUART, avocat au Barreau de Paris, évoquent les différents moyens de cassation en matière fiscale devant le Conseil d’Etat. Motivation, erreur de droit, dénaturation, exactitude matérielle des faits, droit de l’Union européenne, CEDH,... Rien n’échappe à leur analyse.

Pierre MASQUART : Quels sont les moyens de cassation qui peuvent être soulevés ?

François-Henri BRIARD : L’essentiel, c’est que l’on ne peut présenter au Conseil d’État que des griefs qui sont : soit ce que l’on appelle des moyens « nés de la décision attaquée » (moyens de procédure, de forme, de motivation), soit des moyens de fond qui se rapportent à des causes juridiques et des questions qui ont déjà été examinées par les juges du fond (hormis bien sûr les moyens d’ordre public).

PM : Quels sont les moyens relatifs à la régularité de la procédure ?

Maître François-Henri BRIARD

FHB : Il faut toujours regarder la décision en elle-même, ce sont les moyens nés de la décision attaquée qui sont recevables sans restriction. Il y a toutes sortes de moyens que l’on peut trouver, qui se rapportent souvent au respect du caractère contradictoire de la procédure, la communication des mémoires, l’envoi tardif d’un mémoire, les délais, la composition de la juridiction qui est d’ordre public, les questions de publicité de l’audience, les convocations, l’effet dévolutif de l’appel (par exemple, appel du ministre et rétablissement des impositions sans examen des autres moyens). Tout cela, ce sont des moyens de procédure qu’il faut quand même examiner de près.

Ils ne sont pas illusoires, ce n’est pas seulement pour s’amuser à trouver dans le mikado ce qui va tout faire tomber ; ils sont aussi utiles dans la mesure où un moyen de cassation de forme, de procédure peut conduire à une cassation et donner au contribuable une nouvelle chance devant le Conseil d’État qui devient immédiatement juge d’appel – c’est souvent l’intérêt de ces moyens de légalité externe.

PM : Qu’en est-il de la motivation de la décision attaquée ?

FHB  : L’autre catégorie de moyens vis-à-vis de la décision attaquée, ce sont les moyens qui se rapportent à la motivation. C’est un contrôle classique en matière de cassation, ce que l’on appelle le contrôle disciplinaire à la Cour de cassation, c’est-à-dire le contrôle exercé par le juge de cassation sur la façon dont les juges du fond ont motivé leur décision juridictionnelle. C’est essentiel.

PM : Pourquoi ?

FHB : D’abord, il y a cette idée d’égalité devant la loi et de droit du justiciable à comprendre les fondements de la décision qu’on lui oppose – s’assurer que son affaire a bien été jugée au regard de la règle de droit, dans des conditions qui sont peut-être critiquables mais qui sont en tout cas expliquées et qui sont les mêmes pour tous les contribuables. Surtout, le juge de cassation ne peut faire son travail qu’en présence d’une motivation complète. Vous retrouverez dans un certain nombre d’arrêts du Conseil d’État cette expression pour des cassations qui sont fondées sur ce moyen : « n’a pas mis le juge de cassation à même d’exercer son contrôle » parce qu’il manque quelque chose dans le raisonnement des juges d’appel ; et, le Conseil d’État, juge de cassation, n’est pas en mesure de vérifier si la règle de droit a été correctement appliquée.

PM : Pouvez-vous nous citer quelques exemples de moyens de cassation sur la motivation ?

FHB  : Il y a les omissions de répondre à un moyen (à condition bien sûr que ce moyen soit opérant, qu’il soit de nature à avoir une influence déterminante sur l’issue du litige et qu’il constitue un véritable moyen et non pas un argument – distinction classique entre l’argument et le moyen). Il y a toutes les motivations confuses et incomplètes, les contradictions de motif aussi, c’est une approche qui s’est développée depuis 1992. Un exemple, une cour constate l’usage par le contribuable de son logement à titre principal, mais elle relève ensuite que ce contribuable n’apporte pas la preuve qu’il a acquis ce bien pour un motif étranger à son activité de marchand de biens (contradiction évidente : cassation). Il y a les contradictions également entre les motifs et le dispositif (cela arrive, on en voit). Ce sont des moyens intéressants parce qu’ils permettent d’entrer vraiment dans le raisonnement des juges du fond, dans le raisonnement du rapporteur, et d’en traquer les faiblesses. Ce type de moyens peut assez fréquemment aboutir à une cassation. Après, le résultat est variable évidemment. On a parfois le sentiment que le Conseil d’État fait preuve d’une certaine bienveillance vis-à-vis de certaines motivations et le degré d’exigence n’est pas le même selon la nature des affaires qui sont examinées, c’est assez évident.

PM : Qu’en est-il de l’erreur de droit ?

FHB : C’est le moyen noble, le moyen de prédilection du juge de cassation. Le moyen d’erreur de droit, de violation de la loi ne fonctionne que s’il est dirigé contre un motif déterminant de l’arrêt. S’il y a une erreur de droit dans un motif surabondant, c’est sans incidence sur le sens de la décision. L’erreur de droit couvre un domaine assez vaste. Le juge de cassation contrôle toutes les normes légales internes et internationales (conventions fiscales internationales et droit de l’Union), toutes les règles de droit qui ont trait au bien-fondé de l’imposition mais aussi à la procédure d’imposition. L’erreur de droit va des normes les plus élevées comme la liberté de circulation des capitaux (droit de l’Union), aux plus obscurs textes de droit interne. Quand on dit règle de droit, moyen de violation de la loi devant le Conseil d’État, ce sont aussi les règles prétoriennes, les règles d’origine purement jurisprudentielle. Par exemple, l’appréciation de la régularité d’une comptabilité par exercice, tout ce qui concerne l’interprétation de la doctrine administrative, son caractère opposable, le champ d’application du L. 80 A. On peut avoir dans ce domaine quelques grandes satisfactions, je pense en particulier à un arrêt Unibail du 13 février 2013 où le Conseil d’État a cassé pour erreur de droit au regard de la doctrine, avec un motif qui précédait et qui retenait clairement la conformité à la loi fiscale (erreur de droit au regard de la doctrine). Je crois qu’en matière fiscale, le Conseil d’État a une approche assez constructive de la règle de droit. C’est une jurisprudence à laquelle se soumet l’administration en général. On le voit assez bien dans les arrêts de cassation qui citent le texte fiscal, et qui ensuite, le plus souvent, l’explicite par un considérant de principe qui caractérise les grandes cassations pour erreur de droit. Les formes de l’erreur de droit sont diverses, elles se rapportent souvent au champ d’application de la loi fiscale. Il y a aussi des cassations qui sont fondées sur la fausse interprétation du texte, ou même parfois un refus d’application. C’est un moyen qui exige évidemment de faire preuve à la fois de rigueur et d’imagination quand on l’invoque devant le Conseil d’État. Mais c’est vraiment la partie centrale, toutes les grandes questions sont abordées devant le Conseil d’État juge de cassation sous l’angle de l’erreur de droit.

PM : Quels sont les moyens qui tournent autour des questions de fait ?

FHB : Il s’agit d’une catégorie que je dénommerais « exactitude matérielle, qualification et appréciation souveraine ». L’exactitude matérielle des faits, c’est tout d’abord une grande différence du Conseil d’État par rapport à la Cour de cassation (qui ne contrôle absolument pas ces questions). Le Conseil d’État juge de cassation contrôle l’exactitude matérielle des faits. Il réalise ce contrôle à partir des pièces du dossier – il n’est pas question de produire devant le juge de cassation des pièces nouvelles pour établir l’inexactitude matérielle de tel ou tel fait. Les cassations sont assez rares, mais on en trouve en matière fiscale. Y avait-il oui ou non une boîte aux lettres sur la porte d’un établissement temporairement fermé ? L’avis de vérification comportait-il matériellement la mention des années ? Monsieur Dupont avait-il oui ou non la qualité de gérant ? Une société avait-elle oui ou non désigné les bénéficiaires d’une distribution ?

Ce sont des questions purement matérielles. S’il y a une erreur matérielle, une inexactitude dans la décision, elle pourra donner lieu à cassation. Après, il y a tout ce qui relève de l’appréciation des questions de fait. Je vous l’ai dit, le juge de cassation est un juge du droit et non du fait. Le principe est qu’une grande part des appréciations souveraines de pur fait des juges du fond lui échappe. Il y a une distinction fondamentale entre les qualifications qui sont contrôlées et celles qui ne le sont pas.

PM : Pouvez-vous préciser la notion de qualification juridique ?

FHB : Pour être bien clair sur ce thème, je voudrais rappeler que la qualification juridique est un raisonnement juridique consistant à appliquer une règle de droit à une situation de fait. Le président Fouquet l’a fort bien dit : « Une appréciation de fait dont on tire des conséquences de fait, c’est du fait. Une appréciation de fait dont on tire des conséquences de droit, c’est de la qualification ». Il y a dans ce domaine des lignes de partage en matière fiscale – ce travail de correspondance entre le fait et le droit –, des lignes qui font que certaines qualifications sont contrôlées et que d’autres ne le sont pas.

PM : Pouvez-vous nous donner quelques exemples ?

FHB  : On peut citer d’abord l’abus de droit et ses éléments constitutifs. L’abus de droit est une qualification contrôlée depuis l’arrêt Gemini aux conclusions du Président Bachelier. L’acte anormal de gestion, l’opposition à contrôle fiscal, la méthode reconstitution radicalement viciée dans son principe, la nature des opérations de vérification, les critères de la bonne foi (les critères et non l’appréciation), la notion de dépendance concédant/concessionnaire en matière de concession de brevet, l’affectation d’un immeuble à l’exploitation : tout cela, ce sont des qualifications qui sont contrôlées par le Conseil d’État juge de cassation. Il y a aussi des domaines dans lesquels les qualifications ne sont pas contrôlées (ou ne sont plus contrôlées, il y a des évolutions). Quelques exemples : le caractère suffisant de la motivation d’une proposition en rectification, le caractère excessif d’une rémunération, la pertinence des méthodes d’évaluation, en général tout ce qui relève de l’appréciation des éléments de preuve (le Conseil d’État laisse tout cela au pouvoir souverain des juges du fond), l’évaluation par appréciation directe, l’intention de revente, la division par tranche distincte dans une opération de construction, l’appréciation de la mauvaise foi du contribuable. Tout cela, le Conseil d’État vous répondra que c’est souverain. Je crois qu’il n’y a pas de critères universels pour tracer ces frontières et ces lignes de partage. C’est du cas par cas. C’est assez discrétionnaire, il y a des questions de politique jurisprudentielle, parfois des considérations de pure opportunité, parfois aussi l’idée qu’il y a suffisamment d’arrêts sur une question et on va cesser de contrôler. Je crois que le Conseil d’État, quand il souhaite garder la main dira que c’est une qualification contrôlée et dira le contraire dans d’autres cas.

PM : Qu’est-ce que le moyen de dénaturation ?

FHB : Le moyen de dénaturation est invoqué pour contourner cette difficulté de l’appréciation souveraine du fait. La dénaturation, il faut la distinguer devant le Conseil d’État de la dénaturation devant la Cour de cassation. Devant la Cour de cassation, la dénaturation est uniquement la dénaturation de l’écrit. Il faut un écrit clair et incontestable, qui ne souffre aucune interprétation et dont le juge donne un contenu qui est exactement contraire à ce sens clair et précis. Devant le Conseil d’État, ce n’est pas seulement la dénaturation de l’écrit – il peut s’agir de la dénaturation de l’écrit –, mais c’est un cas d’ouverture beaucoup plus large qui se rapporte à l’ensemble des faits appréciés par le juge. Depuis 1952 (arrêt d’Assemblée Simon du 4 janvier 1952), on peut dire que sous le vocable de dénaturation, le Conseil d’État fait rentrer soit les erreurs de fait qui sont grossières et manifestes, soit le plus souvent les approches non objectives. Le Président Letourneur a dit que : « La dénaturation est une approche fausse et tendancieuse ». Cela peut concerner les faits, les pièces, les preuves, les actes, les conclusions et les mémoires du requérant. Je dirais que c’est un moyen difficile à manier. Quand on l’invoque en général, on nous dit qu’il n’est pas fondé et que nous cherchons à critiquer l’appréciation souveraine. Quand on ne l’invoque pas, il est assez fréquent d’entendre des Rapporteurs publics regretter qu’il n’ait pas été articulé…. C’est un moyen qui nécessite une approche assez subjective puisque l’on rentre dans ce domaine de l’analyse tendancieuse non objective. On a vu des cassations pour dénaturation en matière fiscale, elles sont assez exceptionnelles. Quelques exemples : une Cour dit d’un contribuable qu’il a accepté un redressement avec rectification, alors qu’en réalité il avait émis des réserves ; une Cour dénie l’existence d’une erreur comptable qui était pourtant clairement relevée par un rapport d’expertise (dénaturation du rapport d’expertise) ; une Cour affirme qu’aucun avis de mise en recouvrement n’a été adressé, alors que des éléments du dossier établissent le contraire. Je crois qu’il est important de ne pas se priver de la dénaturation, c’est un moyen que nous utilisons mais qui est quand même d’un maniement assez difficile.

PM : Le droit de l’Union européenne et la Convention européenne des droits de l’homme ont-ils leur place dans les moyens de cassation ?

FHB : Le droit de l’Union peut se révéler utile en cassation pour les moyens d’erreur de droit (TVA, précompte, plus-value latente, exit tax). Quelques grands arrêts récents ont évidemment accordé au droit de l’Union une place déterminante, avec la possibilité d’un renvoi devant la Cour de justice de l’Union européenne. Il y a eu une dizaine de renvois à Luxembourg sur des moyens de cassation qui se rapportaient au droit de l’Union en matière fiscale. Et il y a la Convention européenne des Droits de l’Homme, en particulier son Premier Protocole additionnel avec cette double limite en cassation. Il y a d’abord le champ très réduit du droit conventionnel en matière fiscale – l’application limitée en dehors du procès équitable de la vie privée, visite domiciliaire et des sanctions fiscales, tout le reste échappe à la Convention. Et surtout, le droit conventionnel n’est pas un droit d’ordre public en cassation. Donc, si vous n’avez pas invoqué dans les conclusions d’appel la Convention européenne des Droits de l’Homme et ses protocoles, vous ne pouvez en principe pas le faire pour la première fois devant le Conseil d’État juge de cassation.

PM : Le Conseil d’État peut-il se saisir d’office d’un moyen qui n’a pas été soulevé par les parties ?

FHB : Oui, tout ce qui est moyens d’ordre public, les moyens d’incompétence, certains moyens de recevabilité en matière de procédure fiscale. Ce sont les moyens d’ordre public que le Conseil d’État soulève d’office. En revanche, les moyens tirés des traités européens ne sont pas d’ordre public.

PM : L’impact budgétaire peut-il avoir une incidence sur les décisions du juge de cassation ?

FHB : C’est quelque chose qui, à mon sens, vient polluer le débat juridictionnel. Les considérations budgétaires, ce n’est pas du droit, cela n’a rien à voir avec le droit. Le Conseil d’État choisit de communiquer ou de ne pas communiquer les mémoires de l’administration qui lui paraisse utiles et qui entrent dans le cadre de la procédure contradictoire. Un jour, j’ai trouvé dans un dossier, vraiment par hasard, une lettre du Ministre au Conseil d’État qui attirait son attention sur l’impact budgétaire. Évidemment, j’ai fait mon travail en tant qu’avocat ; j’ai photocopié cette lettre et je l’ai donnée au contribuable qui était la partie adverse. C’est quelque chose qui est mal perçu par le contribuable, parce qu’il se dit que non seulement il y a une pièce dans le dossier qui ne lui a pas été communiquée mais en plus que c’est une lettre du Ministre qui insiste sur un aspect qui n’a rien à voir avec la question de droit débattue. Si on fait la même chose pour une personne privée, notamment une entreprise, on nous répondra (cela m’est déjà arrivé) « ce sont des considérations que l’on ne veut pas entendre parce qu’on ne statue pas sous la pression des intérêts économiques et financiers »… Par conséquent, je pense que cela ne devrait pas exister. Que l’administration rappelle dans ses mémoires les montants des redressements etc., c’est très bien, c’est l’enjeu du litige, mais pas plus. Le reste est étranger au débat juridictionnel.

Pierre Masquart, avocat au Barreau de Paris François-Henri Briard, avocat au Conseil d'Etat et au Conseil d'Etat www.cabinet-briard.com