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Première condamnation française de Google sur le fondement du droit à l’oubli numérique. Par Romain Darriere, Avocat.
Parution : lundi 5 janvier 2015
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Pour la première fois en France, le TGI de Paris a fait application du droit à l’oubli pour enjoindre à la société Google Incorporated de déréférencer un lien renvoyant vers un article de presse.

Dans une ordonnance du 19 décembre 2014 venant compléter une première ordonnance du 24 novembre 2014, le Président du Tribunal a ainsi estimé, en référé, que le droit à l’oubli du requérant devait prévaloir sur le droit à l’information du public.

De par son dispositif, cette décision constitue une avancée majeure en matière de droit de l’internet et des nouvelles technologies ; à notre connaissance, aucune juridiction française ne s’était encore fondée sur la notion de « temps écoulé » pour faire droit à une demande de déréférencement.

1) En substance, les faits étaient les suivants  :

Au cours du mois de mai 2014, Madame X avait constaté que la formulation d’une requête portant sur son nom dans le moteur de recherche de Google faisait ressortir, en première position de la première page de résultats, un lien renvoyant vers un article du journal Le Parisien publié en avril 2006.

Cet article était entièrement consacré à la condamnation pénale de Madame X pour escroquerie, laquelle avait été condamnée en avril 2006 par le Tribunal correctionnel de Beauvais à une peine d’emprisonnement de trois ans dont deux ans et neuf mois avec sursis.

Madame X avait alors sollicité auprès de Google le déréférencement (et non pas la suppression) de l’article du Parisien, via le formulaire « droit à l’oubli » mis en ligne à la suite de la décision de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 13 mai 2014.

Le 24 septembre 2014, « l’équipe Google » avait indiqué à Madame X maintenir le lien litigieux, en se fondant sur le droit à l’information du public.

Madame X décidait alors d’assigner la société Google France.

2) Concernant l’argumentation de Madame X :

Devant le Tribunal, Madame X a soutenu que la législation sur les données à caractère personnel devait s’appliquer à la société Google Incorporated et à ses établissements situés dans les Etats membres de l’Union européenne, dont Google France, les activités des sociétés Google Incorporated et Google France étant liées de manière indissociable.

Il est important de souligner que Madame X n’a pas remis en cause le contenu de l’article mis en ligne par le Parisien en avril 2006. En d’autres termes, elle n’a pas reproché à l’article litigieux de porter atteinte à sa vie privée ou d’être diffamant ou injurieux.

Selon Madame X, c’était la faculté d’accéder éternellement à cet article, grâce à l’indexation qui en était faite par le moteur de recherche de Google, qui posait difficulté.

Elle a alors rappelé que l’article du Parisien était en ligne depuis plus de huit années et qu’il faisait état d’une condamnation judiciaire dont la peine avait été purgée depuis longtemps.

Au vu de l’ancienneté des faits, elle estimait donc disposer d’un motif légitime, au sens de l’article 38 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, à s’opposer au traitement de ses données personnelles par Google, celles-ci étant devenues, avec le temps, inadéquates et excessives au regard des finalités pour lesquelles elles avaient été collectées.

Partant, elle considérait que l’indexation de l’article litigieux par le moteur de recherche de Google constituait un traitement illicite de données à caractère personnel, puisque contrevenant à l’article 6 c) de la directive 95/46/CE.

Le maintien de l’article du Parisien lui causait ainsi un trouble manifestement illicite, au sens de l’article 809 du Code de procédure civile.

Madame X estimait donc être en droit de solliciter son déréférencement, au nom de son droit à l’oubli numérique.

***

De son côté, la société Google France a demandé au Président du Tribunal de prononcer sa mise hors de cause et de débouter Madame X de l’ensemble de ses demandes.

Fait plutôt rare, la société Google Incorporated est intervenue volontairement à l’instance.

3) Les points essentiels qu’il convient de retenir, à la lecture des deux ordonnances :

a) Seule la responsabilité de Google Inc peut être engagée

En terme de procédure, il est important de relever que le TGI de Paris a prononcé la mise hors de cause de la société Google France, au motif que cette dernière n’exploite pas directement ou indirectement le moteur de recherche.

Dès lors, selon le Tribunal, la société Google France n’a pas la qualité de responsable de traitement de données à caractère personnel.

Les ordonnances des 24 novembre et 19 décembre 2014 constituent donc un revirement de jurisprudence par rapport à l’ordonnance du 16 septembre 2014 rendue par le même TGI de Paris.

Pour mémoire, dans cette décision, le TGI de Paris avait condamné la société Google France à déréférencer, sous astreinte, plusieurs liens renvoyant à des contenus qui avaient été jugés diffamatoires par le Tribunal Correctionnel de Paris.

Cette ordonnance de référé du 16 septembre 2014 avait d’ailleurs parfois été présentée, à tort, comme étant la première illustration du « droit à l’oubli » en France.

En tout état de cause, il apparaît que le TGI de Paris a de nouveau choisi de suivre sa position « classique » en matière de responsabilité des acteurs majeurs du monde de l’internet, à savoir que seuls les exploitants des moteurs de recherche ou les éditeurs de sites peuvent être mis en cause (ils sont généralement situés aux Etats-Unis) ; leurs « établissements » basés en Europe étant juridiquement des entités distinctes, ceux-ci ne peuvent voir leur responsabilité engagée.

La Cour d’appel de Paris, dans un arrêt du 17 octobre 2014 impliquant la société Facebook France, a d’ailleurs adopté la même position.

Concrètement, les internautes français qui voudront se prévaloir de leur droit à l’oubli devront donc, à l’avenir, assigner la société Google Incorporated aux Etats-Unis.

Il est encore trop tôt pour savoir si cet obstacle procédural dissuadera ou pas certains candidats potentiels à « l’oubli ».

b) Google Inc est le destinataire naturel des demandes de déréférencement :

Le TGI de Paris a rappelé que «  le fait que Madame X n’a pas engagé d’action à l’encontre de l’éditeur de l’article en cause ne la prive pas de son droit de solliciter directement de la société Google Incorporated que cette dernière procède à un déréférencement ».

Il s’agit d’une précision importante du point de vue de l’articulation des responsabilités entre éditeurs et moteurs de recherche.

c) Les demandes de déréférencement sont soumises au respect de plusieurs conditions cumulatives :

Enfin et surtout, le Tribunal a estimé que Madame X justifiait de raisons prépondérantes et légitimes prévalant sur le droit à l’information du public, eu égard :

-  à la nature des données à caractère personnel en cause, à savoir un article publié en avril 2006 relatif à une condamnation pénale prononcée à l’encontre de Madame X ;
-  aux motifs de la demande de déréférencement, Madame X ayant soutenu que l’accès aux données en cause par simple interrogation à partir de ses prénom et nom, via le moteur de recherche de Google, nuit à sa recherche d’emploi ;
-  au temps écoulé, s’agissant d’une condamnation prononcée il y a plus de huit ans et compte tenu de l’absence de mention de cette condamnation sur le bulletin n° 3 du casier judiciaire de Madame X.

Ainsi, le TGI de Paris a tenté de modeler le droit à l’oubli, en le soumettant au respect de plusieurs conditions cumulatives.

Le Tribunal a ainsi cherché à concilier les intérêts de Madame X et ceux de la société Google Incorporated, laquelle craignait évidemment une décision à la motivation trop large et imprécise ouvrant la porte aux demandes de déréférencement les plus fantaisistes.

En adoptant une telle position, le TGI de Paris peut se vanter d’avoir posé les premières pierres d’un droit à l’oubli en pleine construction.

Toutefois, quelle aurait été sa position si la condamnation de Madame X avait été prononcée il y a de cela 4 ans ? Ou 3 ans ? Dans une telle hypothèse, le Tribunal aurait-il considéré que le temps écoulé était suffisant pour justifier une demande de déréférencement fondée sur le droit à l’oubli ?

Par ailleurs, si Madame X n’avait pas indiqué qu’elle était en recherche d’emploi, le Tribunal aurait-il également fait prévaloir ses intérêts privés, à savoir le droit à l’oubli, sur l’intérêt général, à savoir le droit du public à l’information ?

Seul l’avenir nous le dira. Pour l’heure, il convient de se réjouir de cette première décision venant préciser les contours d’un droit à l’oubli balbutiant mais fondamental.

Toutefois, soyons vigilants. Une application excessive du droit à l’oubli pourrait porter atteinte au principe de neutralité du net, ce qui serait dangereux et inacceptable.

Affaire à suivre…

Romain Darriere Avocat au Barreau de Paris www.romain-darriere.fr
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