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L’ordinateur du salarié n’est pas un sanctuaire interdit à l’employeur ! Par Pierre Befre, Avocat.
Parution : mercredi 21 janvier 2015
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Un récent arrêt de la Cour de cassation précise qu’un logiciel visant à contrôler le flux d’emails personnels envoyés par un salarié doit au préalable être déclaré à la CNIL, sous peine de constituer une preuve illicite et donc irrecevable. Le licenciement fondé sur une telle preuve devient alors illégitime [1].
Cette règle protectrice ne doit pour autant pas laisser croire à une totale immunité.
La manipulation quotidienne par les salariés d’emails pourrait en effet leur faire oublier qu’il existe des interdits et des risques : l’ordinateur n’est plus un sanctuaire dont l’accès est refusé à l’employeur.

Depuis le début des années 2000 en effet, les tribunaux assistent à un accroissement du contentieux relatif à des licenciements s’appuyant bien souvent sur le contenu des messages trouvés par l’employeur dans la messagerie professionnelle du salarié.
Or, la liberté d’expression est un droit fondamental garanti notamment par l’article 10 de la Convention Européenne des droits de l’homme et du citoyen, l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, ainsi que par les articles L2281-1 et L2281-3 du Code du travail.
En outre, la Directive européenne 97/66 du 15 décembre 1997 fait obligation aux Etats membres de garantir, par leur législation, la confidentialité des communications passées par la voie des télécommunications et d’interdire "à toute autre personne que les utilisateurs, sans le consentement des utilisateurs concernés, d’écouter, d’intercepter, de stocker les communications ou de les soumettre à quelque autre moyen d’interception ou de surveillance, sauf lorsque ces activités sont légalement autorisées".
La France respecte cette obligation puisque la violation du secret des correspondances est actuellement réprimée par les articles 226-15 et 432-9 du Code pénal, et par l’article L33-1 du Code des postes et des communications électroniques.
La liberté d’expression du salarié est pourtant limitée au sein de l’entreprise.
En effet, ce droit d’expression est jugé abusif lorsque les propos du salarié sont "injurieux, diffamatoires ou excessifs".
L’utilisation des outils informatiques et des échanges d’emails a contraint les tribunaux à distinguer la frontière entre ce qui relève de la vie privée et de la vie professionnelle.
Cette frontière, bien qu’établie, n’en est pas moins floue.

1- L’accès par l’employeur aux emails présents sur la messagerie professionnelle du salarié.

a- Les règles d’ouverture des emails "professionnels" du salarié.

La Chambre sociale de la Cour de cassation a une position constante selon laquelle les emails adressés ou reçus par le salarié à l’aide de l’outil informatique mis à sa disposition par l’employeur, pour les besoins de son travail, sont présumés avoir un caractère professionnel, de sorte que l’employeur est en droit de les ouvrir hors la présence de l’intéressé [2].
Par principe, tout mail envoyé ou reçu par le salarié à l’aide de son ordinateur professionnel est censé être professionnel : l’employeur peut dès lors y avoir librement accès.

En conséquence, lorsque les emails ne sont pas identifiés comme personnels, l’employeur peut faire constater par un huissier de justice les emails provenant de la messagerie électronique mise à la disposition du salarié par l’entreprise [3].

L’employeur peut également contrôler, hors la présence du salarié, les courriels et fichiers que le salarié a transférés sur son ordinateur de travail, depuis sa messagerie personnelle, à condition qu’ils ne soient pas identifiés comme personnels [4].

Récemment, la Cour de cassation a également indiqué que, concernant une clé USB personnelle, dès lors qu’elle est connectée à un outil informatique mis à la disposition du salarié par l’employeur pour l’exécution du contrat de travail, est présumée utilisée à des fins professionnelles. L’employeur peut alors avoir accès aux fichiers non identifiés comme personnels qu’elle contient [5].
Cet accès libre n’est toutefois pas, fort heureusement, illimité.

b- Les règles d’ouverture des emails "personnels" du salarié.

La Cour de cassation a, par un arrêt NIKON, consacré le droit au respect de la vie privée du salarié et s’est montrée très protectrice de sa vie privée sur son lieu de travail en se référant notamment aux articles 8 de la CESDH, 9 du Code civil et L1121-1 du Code du travail :
« Le salarié a droit, même au temps et au lieu de travail, au respect de l’intimité de sa vie privée ; que celle-ci implique en particulier le secret des correspondances ; que l’employeur ne peut dès lors sans violation de cette liberté fondamentale prendre connaissance des messages personnels émis par le salarié et reçus par lui grâce à un outil informatique mis à sa disposition pour son travail et ceci même au cas où l’employeur aurait interdit une utilisation non professionnelle de l’ordinateur » [6].

Par principe, l’employeur ne peut ni ouvrir ni lire comme il l’entend les emails identifiés comme personnels du salarié.
En effet, lorsque les emails ou fichiers sont identifiés comme personnels, l’employeur ne peut les ouvrir que si le salarié est présent ou qu’il a été dûment appelé [7].
Pour bénéficier de cette règle, le mail doit être expressément identifié comme personnel. La jurisprudence considère ainsi que l’employeur ne peut consulter les emails des salariés « qualifiés de personnels ou pouvant, de par leur classement, être considérés comme tels » [8].

La Cour de cassation fait cependant une interprétation très stricte de l’identification du fichier ou email "personnel".

En effet, la Cour a jugé que le fait d’avoir un code d’accès ne permet pas de présupposer l’existence de documents personnels surtout lorsque ce code est connu des informaticiens et est destiné à éviter l’intrusion des tiers [9] ; le fait de créer un répertoire avec ses propres initiales ou son nom ne suffit pas à qualifier le fichier de personnel [10] ; le fait d’indiquer dans l’objet de l’email "Essais" ne lui confère pas non plus un caractère personnel [11].

Toutefois, un email ayant pour objet le titre « photos de vacances » doit être considéré comme personnel [12].
La jurisprudence considère que si le caractère personnel n’est ni apparent (mention "personnel" ou "confidentiel"), ni identifiable (identité de l’expéditeur explicite), l’ouverture est licite car exempte de toute idée de mauvaise foi [13].
Une fois que l’employeur a eu accès aux mails, il reste à savoir si ce dernier peut s’en servir pour sanctionner son salarié.

2- L’utilisation par l’employeur des emails présents sur la messagerie professionnelle du salarié.

Compte tenu de la difficulté à distinguer vie privée et vie professionnelle, la jurisprudence adopte une présomption de professionnalité des messages envoyés ou reçus via la connexion professionnelle [14].

a- L’utilisation de l’email "professionnel".

Dès lors que les emails ne sont pas identifiés par le salarié comme "personnels" et que le contenu desdits emails est en lien avec l’activité professionnelle, ils sont alors considérés comme relevant de la sphère "professionnelle".
La Cour de cassation a clarifié sa position concernant le caractère professionnel des emails par plusieurs arrêts récents.
Par trois arrêts du 2 février 2011, la Cour de cassation s’est prononcé sur la nature des emails émis par les salariés sur leurs temps et lieux de travail en rapport avec l’activité professionnelle.

La Cour a indiqué que :
"Le courriel litigieux était en rapport avec l’activité professionnelle du salarié, ce dont il ressortait qu’il ne revêtait pas un caractère privé et pouvait être retenu au soutien d’une procédure disciplinaire" [15].
et que :
"[…] le message, envoyé par le salarié aux temps et lieu du travail, qui était en rapport avec son activité professionnelle, ne revêtait pas un caractère privé et pouvait être retenu au soutien d’une procédure disciplinaire à son encontre " [16].

En conséquence, dès lors que l’email a été envoyé par le salarié aux temps et lieu du travail et que le contenu de l’email est en rapport avec l’activité professionnelle, ledit email est présumé professionnel.
Le fait de tenir des propos injurieux dans un courriel à l’encontre de sa hiérarchie ou de son entreprise est considéré comme une faute de nature à justifier un licenciement, le cas échéant pour faute grave.

En effet, dès lors que le courriel est adressé par le salarié sur son temps et lieu de travail, et est en rapport avec son activité professionnelle, il revêt un caractère professionnel et non personnel. En conséquence, l’employeur peut s’en prévaloir à l’appui d’une procédure disciplinaire.

A titre d’exemples :
- Un salarié qui adresse un courriel, accessible à tous les salariés sur la messagerie de la société, dans lequel il dénonce l’incompétence de son employeur et lui conseille de changer de métier, abuse de sa liberté d’expression et dénigre son employeur [17]
- Il en va de même pour le courriel diffusé à l’ensemble des agents de la direction, dans lequel une salariée avait dénigré son supérieur hiérarchique et tenu des propos vexatoires à son égard [18].
- Un salarié envoie, suite au refus par l’employeur de lui accorder un acompte de salaire, un courriel libellé en ces termes : "Pour l’acompte ils m’ont dit qu’ils ne donnent pas aux CDD, quel connard ! Je vais prendre l’après-midi". Malencontreusement, il adresse ce courriel à sa compagne mais également à des salariés de l’entreprise.

L’employeur peut se prévaloir de l’email dans le cadre d’une procédure disciplinaire puisque selon les juges, ledit email est en lien avec l’activité professionnelle [19].

b- L’utilisation de l’email "personnel".

L’email dont le contenu n’a aucun lien avec l’activité professionnelle du salarié ne bénéficie pas pour autant d’une immunité totale.
La Cour de cassation a en effet écarté l’argument tenant à l’impossibilité de poursuites disciplinaires pour des faits de la vie personnelle en présence d’emails dont le contenu était particulièrement accablant.
Les juges doivent alors retenir l’existence d’un trouble objectif au sein de l’entreprise causé par l’envoi de ses emails.

A titre d’exemples :
- Un salarié a, sous des pseudonymes féminins, entretenu avec un de ses subordonnés, une correspondance de type sexuelle et amoureuse, depuis son ordinateur professionnel et pendant son temps de travail. Le salarié souhaitait faire croire à son subordonné qu’il entretenait une relation virtuelle avec deux femmes successives. La Cour de cassation a estimé que ces agissements étaient constitutifs de violence morale et justifiaient le licenciement pour faute grave du salarié [20].
- De nombreux licenciements sont également validés par la Cour de cassation lorsque le contenu des emails a un caractère pornographique et récurrent [21].

Pour conclure : toujours garder à l’esprit que l’ordinateur est un bien de l’entreprise et que rédiger un email personnel est toujours plus sûr de l’ordinateur de la maison !

Me Pierre BEFRE Cabinet A-P, Avocats au Barreau de Paris http://www.cabinet-ap.fr

[1Cass, Soc, 8 octobre 2014, n° 13-14991.

[2Cass, Soc, 15 décembre 2010, n° 08-42486.

[3Cass, Soc, 16 mai 2013, n° 12-11866.

[4Cass, Soc, 19 juin 2013, n°12-12138.

[5Cass, Soc, 12 février 2013, n° 11-28649.

[6Cass, Soc, 2 octobre 2001, n° 99-42942.

[7Cass, Soc, 15 décembre 2010, n° 08-42486.

[8Cass, Soc, 17 juin 2009, n° 08-40274.

[9Cass, Soc, 8 décembre 2009, n° 08-44840

[10Cass, Soc, 21 octobre 2009, n° 07-43877.

[11Cass, Soc, 15 décembre 2009, n° 07-44264.

[12Toulouse, 6 février 2003.

[13Cass, Crim, 16 janvier 1992, n° 88-85609 ; Cass, Ch. mixte, 18 mai 2007, n° 05-40803.

[14Cass, Soc, 16 mai 2013, n° 12-11866.

[15Cass, Soc, 2 février 2011, n° 09-72449 & n° 09-72450.

[16Cass, Soc, 2 février 2011, n° 09-72313.

[17Cass, Soc, 29 février 2012, n° 10-15043.

[18Cass, Soc, 28 mars 2012, n° 11-10513.

[19Cass, Soc, 2 février 2011, n° 09-72313.

[20Cass, Soc, 12 mai 2010, n° 08-70422.

[21Cass, Soc, 15 décembre 2010, n° 09-42691.