Village de la Justice www.village-justice.com

« Un balourd de patron » : est-ce une insulte ? Par Nadia Rakib.
Parution : mercredi 8 avril 2015
Adresse de l'article original :
https://www.village-justice.com/articles/balourd-patron-est-une-insulte,19398.html
Reproduction interdite sans autorisation de l'auteur.

Quand on évoque les règles de bienséance en société, cela fait référence à ce qui se dit ou se fait dans le respect dû aux personnes, à l’âge, au sexe, à la condition, et avec les usages reçus, les mœurs publiques, le temps, le lieu, etc. En somme, c’est ce qui correspond à l’idée qu’un groupe social se fait de la morale, du bien, du beau et de l’honnête. Et en droit du travail, un manquement à ses règles de bienséance peut-il être sanctionné ?

La législation sociale sanctionne une injure c’est à dire une invective, une expression outrageante ou méprisante, non précédée d’une provocation et qui n’impute aucun fait précis à la victime. En revanche, une critique même excessive d’un produit ou d’un service d’une entreprise ne constitue pas forcément une injure.
On parle d’injure non publique lorsque celle-ci est prononcée devant un cercle restreint de personnes formant une communauté d’intérêt. Aussi, une injure prononcée entre deux personnes dans un cadre confidentiel n’est pas punissable.

Dans cette affaire, un salarié engagé par une société en qualité de menuisier poseur avait été licencié pour faute grave après une mise à pied à titre conservatoire. Pour dire le licenciement fondé sur une faute grave, la Cour d’appel de Lyon avait retenu un propos insultant du salarié envers son employeur.

Le salarié forma alors un pourvoi en cassation aux fins de voir aboutir ses demandes concernant le salaire correspondant à la période de mise à pied et des congés payés afférents, l’indemnité compensatrice de préavis et des congés payés afférents, l’indemnité de licenciement ainsi que des dommages et intérêts pour licenciement sans cause.

Pour sa défense, il avançait que si l’employeur se prévaut d’une faute grave alors, il doit prouver l’exactitude des faits dans la lettre de licenciement et doit démontrer que ces faits constituent une violation des obligations du contrat de travail ou des relations de travail d’une importance telle qu’elle rend impossible le maintien du salarié dans l’entreprise.

Ensuite, il revient aux juges d’apprécier si la faute est caractérisée et, d’autre part, si elle est suffisante pour motiver un licenciement.

En l’espèce, dans la lettre de licenciement qui fixait les limites du litige, l’employeur reprochait au salarié d’avoir tenu des propos insultants à l’encontre du dirigeant de l’entreprise.

De son côté, le salarié admettait avoir dit à son supérieur hiérarchique en croyant téléphoner à un ami : « il ne sait pas encore s’il aura le camion mon balourd de patron ».

Il est évident qu’il ne pensait pas parler à son supérieur et qu’il ignorait que ce dernier était en repas d’affaire et que les convives pouvaient entendre la conversation.

Quid juris : le salarié avait-il manifesté l’intention d’insulter directement son supérieur hiérarchique ? Les propos tenus caractérisaient-ils une insulte ?

Rappelons que la faute grave, qui peut seule justifier une mise à pied conservatoire, est celle qui rend impossible le maintien du salarié dans l’entreprise.

Pour considérer que le salarié avait commis une faute grave justifiant son licenciement avec mise à pied conservatoire, les juges lyonnais avaient relevé que celui-ci avait, par erreur (car il pensait téléphoner à un ami) et sans aucune intention d’insulter, téléphoné sur le portable de son supérieur hiérarchique en disant des propos, peut-être quelque peu irrespectueux, mais en aucun cas insultants : « il ne sait pas encore s’il aura le camion, mon balourd d’patron ».

C’est pourquoi la Haute Cour infirma l’arrêt de la Cour d’appel de Lyon aux motifs que de tels propos ne pouvaient en aucun cas rendre impossible le maintien du salarié dans l’entreprise.

En l’occurrence, la décision s’appuyait notamment sur les constatations des juges du fond qui faisaient observer que le salarié pensait s’adresser par téléphone non à son supérieur hiérarchique mais à un ami. Dès lors, les propos incriminés ne pouvaient constituer une insulte adressée à l’employeur.

Aujourd’hui avec l’essor des nouvelles technologies de l’information et de la communication, tout à chacun nous pouvons dialoguer « en live » et exprimer nos émotions du moment avec nos émoticônes. Mais, cette liberté d’expression a un prix lorsque celui qui l’utilise oublie que sa liberté s’arrête là où commence celle des autres.

Le cas de l’utilisation des réseaux sociaux en est une excellente illustration.
Selon le réseau social et le verrouillage choisi par le détenteur du compte, les propos tenus peuvent être accessibles à tout internaute ou à un cercle plus ou moins restreint « d’amis ». En effet, si les propos tenus sont diffusés sur un compte accessible à tous, l’injure devient une injure publique. Par contre, si l’injure a été diffusée sur un profil accessible qu’à un nombre très restreint « d’amis » sélectionnés, il s’agit d’une injure non publique qui ne peut revêtir de caractère fautif.

En définitive, quand on sait que les propos qu’on s’apprête à formuler ne sont pas conformes aux règles de bienséance mieux vaut s’en abstenir ou bien alors, s’assurer du caractère privé de la discussion. A bon entendeur…

Sources :
Cour de cassation, chambre sociale, 28/01/2015, n° 14-10853
Articles L. 1234-1, L. 1234-5 et L. 1234-9 du code du travail
Arrêt de la Cour d’appel de Lyon du 14/09/2012

Nadia RAKIB