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Une magistrate nous dévoile les richesses de sa profession...
Parution : mercredi 10 juin 2015
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Qui se cache sous la robe du magistrat ? Les magistrats sont régulièrement cités au quotidien, mais connaissons-nous réellement cette profession pour laquelle il existe une diversité de postes et de personnes ?
Le Village de la justice vous propose de découvrir cette profession au travers d’une série d’entretiens avec des personnes passionnées et passionnantes.
Rencontre avec Sophie, magistrate "multi-fonction" et vice-présidente dans le Sud-Est de la France...

Magistrate depuis 2005, Sophie est vice-présidente auprès d’un TGI comptant 19 magistrats pour une ville de plus de 25.000 habitants [1].

Sophie, pour quelles raisons êtes-vous devenue magistrate ?

"Ma première approche du métier s’est faite lors d’une sortie de classe à l’école primaire. L’audience correctionnelle m’a fait une très forte impression ainsi que mes futurs collègues qui ont pris le temps de venir nous expliquer leur métier avec des mots simples. Cela paraissait pourtant assez inaccessible. Puis, une autre sortie au collège m’a de nouveau intriguée, mais cela restait assez lointain. Au moment de mon orientation en fin de lycée, l’idée m’est revenue, et j’ai beaucoup participé aux journées portes ouvertes de la Justice (ce qui a disparu aujourd’hui hélas), et je crois avoir trouvé une sorte de vocation.

"Je crois avoir trouvé une sorte de vocation."

Les études de droit m’ont confortée car je me suis sentie à l’aise avec les matières juridiques, de droit privé et pénal en particulier (pas les finances publiques, ça non !). La suite s’est faite naturellement, et sans regret aujourd’hui, malgré les nombreux obstacles que nous devons franchir dans ce métier."

Vous avez occupé plusieurs postes, pourquoi ces évolutions ?

"Je suis magistrate depuis 2005, j’ai commencé ma carrière au parquet (partie poursuivante et représentant de la société) en tant que magistrat placé, c’est à dire affecté à une Cour d’appel, et envoyé en renfort dans les différentes juridictions de la Cour.
Durant 3 ans, j’ai pu découvrir différents services et m’adapter aux différents contentieux ce qui a représenté une sorte de formation accélérée.
Puis, je suis passée au siège comme Juge de l’application des peines. C’est une fonction intéressante, mais qui est soumise à une énorme pression, puisque chaque décision que l’on prend fait l’objet d’un pari sur les capacités de réinsertion du condamné, mais également sur le risque de récidive qu’il présente. Nous sommes également tributaires du travail du Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation, avec des relations inégales et parfois difficiles entre les différents agents de probations...
Aujourd’hui, je suis Vice-Présidente, avec le statut "full options" : je suis Juge des libertés et de la détention une semaine sur deux (au pénal et dans le cadre des hospitalisations sous contrainte), j’assure deux audiences civiles par mois, deux audiences correctionnelles collégiales et une à juge unique... bref, de quoi m’occuper ! 
Les fonctions civiles me permettent cependant d’organiser mon travail de façon plus souple, ce qui est parfaitement en adéquation avec mes priorités de maman.
Mes évolutions de poste sont dues à plusieurs facteurs : pour le premier poste, les lauréats se répartissent les postes en fonction d’une liste communiquée par le Ministère et par leur rang de classement au concours de sortie.
Ensuite, je me suis fixée pour des considérations personnelles, puis le changement du parquet au siège a été fait dans le but de changer un peu de fonctions et pour envisager un changement de grade.
En résumé, mon parcours est assez classique.

Comment s’organisent les relations entre les différentes professions intervenant au sein du Palais de Justice ?
 
"Je suis essentiellement en contact avec les avocats. Les échanges se font soit par téléphone, soit par mail.
Il n’y a pas vraiment de protocole fixé, les relations étant en général cordiales."

De part votre métier, comment percevez-vous la société française ?
 
"J’essaie de faire la part des choses entre mon travail et ma vie quotidienne, sachant que notre perception est susceptible d’être influencée par les cas, notamment de délinquance, auxquels nous sommes confrontés au quotidien.
Pour autant, la société française, en tous cas "celle" du Sud-Est de la France, me paraît en situation assez difficile. On ressent une crispation et des amalgames de plus en plus vite faits entre délinquance et immigration, une montée des idées d’extrême droite et une libération de la parole. Face à cela, une libération du discours dit "anti-français", des comportements ouvertement hostiles. Et il n’est pas rare qu’à l’audience, il faille rappeler les bases des lois de la République, de part et d’autre.
Le manque de culture et de capacité à penser (on en est là !) me semble à l’origine de ces crispations dans les deux extrêmes, mais pour tout dire, on se sent un peu seuls entre ces deux mouvances qui ne nous semblent légitimes ni l’une ni l’autre."

Que représente la féminisation de la profession de magistrat pour la Justice ?
 

"La parole du magistrat envers le justiciable est essentielle, de même que le contenu d’une décision, [...] c’est sur le contenu de l’entretien ou de la décision que se portera l’opinion définitive du justiciable."

"Il faut bien rappeler que cette féminisation concerne essentiellement la base de la magistrature, et qu’elle est encore assez rare dans les hautes sphères. Pour autant, c’est un phénomène qui est bien intégré, y compris par nos collègues masculins, et par la population en général.
Passés les aprioris, il me semble que l’image que nous renvoyons au justiciable est moins en lien avec notre sexe qu’avec notre discours.
La parole du magistrat envers le justiciable est essentielle, de même que le contenu d’une décision : que l’on soit un homme, une femme, jeune ou moins jeune. Et c’est sur le contenu de l’entretien ou de la décision que se portera l’opinion définitive du justiciable. En la matière, il faut rester conscient que dans le cadre d’un procès, il y a au moins une partie qui ressort mécontente..."

L’image de la magistrature diffusée dans la société vous paraît-elle satisfaisante ?

"Nous ne sommes ni des "juges rouges" et laxistes, ni des personnes isolées dans une tour d’ivoire et loin des préoccupations du "bon peuple"."

"Il me semble important de préciser que l’image de la magistrature véhiculée dans les médias est absolument déformée, datée, et en tout cas fausse.
Je passe sur l’incompétence totale des journalistes prétendument spécialistes de la Justice (certes notre droit est complexe, mais quand on ne se sait pas, on n’affirme pas n’importe quoi).
Le corps de la magistrature est de moins en moins uniforme, la féminisation y est peut-être pour quelque chose, mais nous ne sommes ni des "juges rouges" et laxistes, ni des personnes isolées dans une tour d’ivoire et loin des préoccupations du "bon peuple". Nous sommes les seuls en France ayant un statut assimilé au haut fonctionnariat, et qui sommes en lien direct avec la population. Aucun autre haut fonctionnaire ne peut se prévaloir de cela ; alors les discours tendant à dire que les affaires ne sont pour nous que des dossiers anonymes sont indignes et inexacts : nous seuls sommes en contact durant tout le suivi judiciaire avec les auteurs ET les victimes, même si on peut toujours faire mieux."

Le procès est-il pour une victime le meilleur moyen d’obtenir réparation ?

"Je trouve cette idée du procès catharsis dangereuse."

"Une idée reçue voudrait que, pour une victime, le procès, notamment pénal, soit une étape essentielle de sa reconstruction. Il faut cesser de surinvestir le procès et de lui donner un rôle qu’il n’a pas. La victime est blessée, parfois gravement, et aucune parole ni aucun temps consacré par le magistrat, (et qui le sera néanmoins) ne lui permettra de guérir de ses blessures ; c’est l’objectif d’un travail psychologique, non d’un procès.
Une victime qui surinvestit le procès sera nécessairement déçue, car le principe du contradictoire d’une part oblige à donner la parole au mis en cause, ce qui est forcément douloureux pour une victime, et d’autre part, le principe de présomption d’innocence nous contraint à conserver une impartialité apparente, ce qui exclue toute attitude enveloppante ou compassionnelle aussi bien à l’audience que dans nos cabinets. Nous n’en pensons pas moins, mais nous n’avons pas le droit de faire part de notre intime conviction avant le prononcé de la décision. Ce n’est pas de la froideur de notre part, mais bien une nécessité liée à ces deux principes démocratiques. C’est pourquoi je trouve cette idée du procès catharsis dangereuse."

Propos recueillis par Marie Rédaction du Village de la justice.

[1Elle occupe désormais un poste au pénal.

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