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Discrimination, mesure d’ordre intérieur et charge de la preuve dans la fonction publique. Par Karin Hammerer, Avocate.
Parution : jeudi 30 avril 2015
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Dans son arrêt n° 373893 du 15 avril 2015, le Conseil d’État juge que l’existence d’une discrimination exclut qu’une décision relative à la situation d’un agent public puisse être qualifiée de mesure d’ordre intérieur insusceptible de recours.

Mais encore faut-il arriver à la démontrer…

Les mesures d’ordre intérieur désignent des actes de l’administration que le juge administratif considère comme insusceptibles de recours et qui bénéficient donc à ce titre d’une totale immunité contentieuse.

Cette notion jurisprudentielle aux contours incertains et mouvants regroupe des actes non décisoires comme certaines circulaires et directives mais également et plus gênant « de véritables décisions, dont la faible importance pratique et la minceur juridique ont paru justifier qu’elles ne puissent faire l’objet de débats devant la juridiction » [1]

En droit de la fonction publique, constituent traditionnellement des mesures d’ordre intérieur celles qui n’affectent ni les prérogatives, ni les droits statutaires de l’agent et qui ne portent atteinte ni à sa situation pécuniaire, ni à ses perspectives de carrière.

Il en va ainsi notamment de certains changements d’affectation (ou mutations) ou, comme c’est le cas en l’espèce, du refus de procéder à ceux-ci.

Pourtant, quand bien même ils se limiteraient aux seules fonctions, les changements d’affectation sont souvent loin d’être neutres pour les intéressés, d’autant plus dans les corps ou cadres d’emplois où les agents peuvent réaliser des missions très variées et ainsi voir leurs postes considérablement modifier.

Fort heureusement dans un État de droit, le champ des mesures d’ordre intérieur, dans lesquelles certains pourraient voir un moyen juridique de limiter l’afflux de recours, voire un déni de justice, tend à se restreindre.

L’arrêt ici commenté en est une nouvelle illustration mais il laissera toutefois sur sa faim le lecteur averti.

Au cas présent, un agent contractuel de droit public de Pôle emploi avait contesté le refus opposé à sa candidature sur des fonctions de correspondant régional justice et le rejet du recours gracieux présenté à son encontre.

Annulées en première instance, la légalité de ces mesures est soumise à l’appréciation du Conseil d’État.

La Haute juridiction explique que « ces décisions, qui ne portent atteinte ni aux perspectives de carrière ni à la rémunération de l’intéressée, ont le caractère de simples mesures d’ordre intérieur, qui sont insusceptibles de faire l’objet d’un recours pour excès de pouvoir » dès lors – et c’est là l’apport principal de cet arrêt – «  qu’elles ne traduisent aucune discrimination  ».

En effet, l’agent invoquait le fait qu’il était victime d’une discrimination syndicale.

Accueilli par le juge de première instance, ce moyen sera finalement rejeté par le Conseil d’État.

Faisant application de sa jurisprudence de principe [2], ce dernier rappelle « qu’il appartient au requérant qui soutient qu’une mesure a pu être empreinte de discrimination de soumettre au juge des éléments de fait susceptibles de faire présumer du sérieux de ses allégations ; que, lorsqu’il apporte à l’appui de son argumentation des éléments précis et concordants, il incombe à l’administration de produire tous les éléments permettant d’établir que la mesure contestée repose sur des éléments objectifs étrangers à toute discrimination ».

Sur cette base, il censure le raisonnement du Tribunal :

- qui s’était fondé sur l’absence d’éléments produits par l’administration de nature à établir que les décisions reposaient sur des éléments objectifs étrangers à tout discrimination sans rechercher au préalable si des éléments soumis par la requérante étaient de nature à faire présumer l’existence d’une telle discrimination,

- et qui avait, par suite, omis la première partie du raisonnement précité.

Puis, il rejette l’argumentation de la requérante au motif que le candidat retenu exerçait également des responsabilités syndicales, de sorte qu’aucune discrimination ne pouvait être présumée. L’arrêt ne précise cependant pas s’il appartenait au même syndicat que l’intéressée et avait fait preuve de la même ardeur syndicale qu’elle préalablement à l’adoption de la mesure litigieuse, circonstances qui auraient pourtant pu grandement influencer le choix de Pôle emploi.

Autrement dit, alors que les décisions contestées étaient illégales dans la mesure où l’administration n’avait pu justifier qu’elles avaient été prises dans l’intérêt du service, le Conseil d’État refuse de les censurer.

Ainsi, il crée de fait une échelle au sein des illégalités dont sont susceptibles d’être affectés les actes administratifs, au titre de laquelle seule une discrimination avérée est d’une gravité suffisante pour écarter l’immunité juridictionnelle issue de la théorie des mesures d’ordre intérieur.

De plus, en subordonnant la recevabilité du recours au bienfondé dudit moyen, il opère une confusion et contrevient à l’ordre normal d’examen des questions que doivent suivre les juridictions (compétence, recevabilité et seulement après fond).

Peu satisfaisante juridiquement, cette jurisprudence n’aura, en outre, qu’une portée probablement limitée en pratique tant il est difficile de prouver une discrimination ou même d’apporter des éléments de fait permettant d’en faire présumer l’existence face à un juge administratif toujours très prudent dans ce domaine et à une administration qui peut se retrancher derrière l’exercice du pouvoir hiérarchique et l’intérêt du service.

En conclusion, si l’on ne peut que se féliciter du recul opéré dans la notion de mesure d’ordre intérieur, la solution essentiellement symbolique donnée par le Conseil d’État ne suffit pas à convaincre.

Karin Hammerer, Avocate au Barreau de Lyon spécialiste en droit public www.hammerer-avocat.fr

[1R. Chapus, Droit du contentieux administratif, Montchrestien, 11ème édition, p. 558.

[2CE, Ass., 30 octobre 2009, Mme Perreux, n° 298348.

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