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Affaire LFP / Rojadirecta : sur la compétence du tribunal, la concurrence déloyale et le double statut d’éditeur et d’hébergeur. Par Antoine Cheron, Avocat.
Parution : mardi 12 mai 2015
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Il est classique pour un prestataire technique proposant un service sur Internet de se retrancher derrière l’immunité de responsabilité prévue par la LCEN du 21 juin 2004, chaque fois qu’on prétendra le qualifier d’éditeur en vue d’engager sa responsabilité pour un contenu illicite présent sur sa plateforme.

TGI de PARIS, 19 mars 2015
Ligue de Football Professionnel c/ Puerto 80 Projects

L’article 6-1-2 de la LCEN ne permet qu’une seule alternative, à savoir qualifier le prestataire technique soit d’hébergeur, soit d’éditeur. Pour déterminer lequel de ces deux statuts il convient de retenir pour ensuite appliquer le régime de responsabilité correspondant, le juge va analyser le comportement et le rôle du prestataire technique dans l’activité ou l’information stockée illicite.

Le contentieux suscité par l’interprétation de l’article 6-1-2 de la LCEN a pour origine précisément la détermination du rôle actif ou passif joué par le prestataire technique. Ainsi, s’agissant des prestataires techniques proposant une activité d’hébergement de vidéos, leur statut d’éditeur ou d’hébergeur pourra varier selon l’appréciation que le juge aura retenue de leur rôle et de leur neutralité dans le contenu illicite mis en ligne.

Un exemple d’appréciation par le juge du statut à retenir nous est donné par un jugement que vient de rendre le TGI de Paris dans une affaire impliquant un site Internet qui revendiquait le statut d’hébergeur [1].

La décision du tribunal rappelle la jurisprudence consacrée en la matière pour déterminer le statut du prestataire technique. L’affaire en cause a par ailleurs permis au tribunal de venir préciser qu’un même prestataire technique peut relever des statuts d’hébergeur et d’éditeur à la fois.

Les faits

La Ligue de Football Professionnel organise les compétitions nationales de football français et dispose en vertu des articles L333-2 et suivant du Code des sports du droit de commercialiser à titre exclusif les droits d’exploitation et de retransmission en direct des rencontres du championnat.

La LFP a concédé à titre exclusif les droits d’exploitation audiovisuelle en direct des championnats français à Canal+ et à BeIN Sports et en léger différé pour les sites Internet Youtube, Dailymotion, l’Equipe et les téléphones mobiles Orange.

Sur un marché particulièrement lucratif des droits de diffusion des rencontres de football, la LFP a entendu défendre la violation de ses droits d’exploitation par le site de droit espagnol Rojadirecta.me, exploité par la société PUERTO 80. Ce site permet en effet à ses utilisateurs de visionner en direct ou en léger différé les rencontres de football français. Pour visionner en direct et gratuitement les rencontres sportives, il suffit à l’internaute de cliquer sur des liens hypertextes figurant sur le site.

Estimant que cette diffusion sans autorisation contrarie tant ses droits d’exploitation exclusifs que ses intérêts financiers, en la plaçant dans une situation fragile pour négocier ses futurs contrats avec ses partenaires, la LFP assigne le site Rojadirecta en justice pour concurrence déloyale sur le fondement de l’article 1382 du Code civil. Elle demande au tribunal en application de l’article 6-1-2 de la LCEN de qualifier le site Rojadirecta d’éditeur de contenu afin de l’exclure de la responsabilité limitée prévue au profit de l’hébergeur. La LFP estime son préjudice moral et financier à hauteur de 8.280.000 euros.

De son côté la société PUERTO 80 fait valoir en premier lieu que son site ne s’adresse pas à un public français, rendant de ce fait le juge français incompétent pour connaître du litige. Elle soutient ensuite qu’elle a la qualité d’hébergeur et qu’elle a agi promptement pour retirer les liens illicites.

La décision du TGI

Les juges statuent en faveur de la LFP en refusant de faire bénéficier le site Rojadirecta de la responsabilité limitée prévue pour les hébergeurs. Le tribunal accorde à la plaignante 100.000 euros à titre de réparation pour l’ensemble de son préjudice moral et financier. Le tribunal condamne également le site à faire apparaître sur le premier écran de la page d’accueil du site, un communiqué informant les internautes de la condamnation et de l’illicéité des liens hypertextes.

1- La compétence du tribunal français pour connaître du litige

La société PUERTO 80 avait soulevé l’incompétence du juge français du fait qu’elle est une société de droit étranger et que le site qu’elle exploite ne s’adresse pas à un public français. Le juge n’a pas retenu cette argumentation et a fait droit à la demande de la LFP pour que soit reconnue la compétence du tribunal et l’application de la loi française.

La LFP avait en effet invoqué l’article 5 du règlement CE du 22 décembre 2000 (Bruxelles I) ainsi que l’article 4.1 du règlement CE du 11 juillet 2007 (Rome II) relatifs à la compétence judiciaire. De ces dispositions le TGI de Paris va conclure que le site qui permet de voir des rencontres de clubs français, en langue française et en France, doit donner lieu à l’application de la loi française par le tribunal français où le dommage s’est produit.

Cette position du TGI est conforme à la jurisprudence de la Cour de cassation qui a recours au critère du rattachement local pour admettre la compétence du juge national. La Cour a en effet jugé à propos de la société eBay Inc. que les tribunaux français pouvaient être compétents pour apprécier l’action en contrefaçon ou en concurrence déloyale engagée contre elle dès lors que les annonces sur eBay.com sont consultables en France et peuvent impliquer des internautes français [2].

2- Rojadirecta est un éditeur de contenu

Devant le TGI, le site Rojadirecta fait valoir qu’il regroupe une communauté de 865.000 utilisateurs qui partagent des liens vers des sites tiers permettant de visionner des matchs en direct et que son rôle est limité à celui d’un hébergeur des entrées événements et des liens vers les sites tiers. Le site aurait donc un rôle passif, n’intervenant et n’exerçant aucun contrôle sur les liens publiés par les internautes.

Le tribunal écarte cette argumentation et considère au contraire que le site tient un rôle éditorial en proposant « une sorte d’agenda sportif horaire actualisé permettant d’être informé en temps réel sur les matchs proposés au visionnage et que le mot ligue, sur le site, renvoi aux matchs organisés par la LFP ». Les juges observent que la société PUERTO 80 «  répertorie, stocke, organise et propose, avec une présentation pertinente, à la fois chronologique et par type de sport, des liens supposés envoyés par des tiers et permettant de voir en direct les rencontres sportives ».

Selon les juges, elle exerce ainsi «  un contrôle et une maîtrise éditoriale sur les contenus  » dans le seul but de permettre le visionnage de matchs en principe accessibles aux seuls abonnés des chaînes qui ont acquis les droits de diffusion.

Le TGI propose ensuite une comparaison avec le site Youtube pour lequel un statut d’hébergeur a été conféré par la jurisprudence. Ainsi, selon la décision du TGI les sites comme Youtube ont pour objet la mise en ligne et le partage de vidéos sans distinction de contenu, ce qui n’est pas le cas du site Rojadirecta qui n’a pour objet que de permettre, au mépris des titulaires des droits, d’accéder en direct à des événements ciblés.

Le fait d’intervenir dans un domaine très spécialisé pourrait-il avoir déterminé les juges à considérer le site Rojadirecta comme un éditeur de contenu. D’un côté il y aurait les hébergeurs généralistes tels que Youtube ou Dailymotion, pouvant prétendre au statut d’hébergeur, de l’autre, des sites hébergeurs spécialisés dans un thème précis, cette spécialisation pouvant constituer un indice pour retenir un rôle actif dans le contenu.

Il ne fait pas de doute en l’espèce que le site Rojadirecta est activement intervenu pour optimiser et mettre à jour la présentation des rencontres sportives. Le tribunal qui a retenu le rôle actif du site s’est ainsi logiquement conformé à la jurisprudence européenne en matière de neutralité technique du prestataire sur Internet [3]

La lecture de l’arrêt Google contre Louis Vuitton de la CJUE permet de mieux encore mesurer le rôle actif joué en l’espèce par le site Rojadirecta : « un prestataire est hébergeur si le rôle joué est neutre, en ce que son comportement est purement technique, automatique et passif, impliquant une absence de connaissance ou de contrôle des données qu’il stocke » [4].

3- Le site reste hébergeur pour son activité de forum

En l’espèce, le site Rojadirecta a été considéré comme hébergeur pour son service forum, sur lequel les internautes peuvent adresser de courtes vidéos résumant les matchs. Ce service de forum proposé par le site répond mieux a priori à la définition de l’hébergeur énoncée par l’article 14 de la Directive 8 juin 2000 précisant que «  l’activité d’hébergeur est un service de la société de l’information consistant à stocker des informations fournies par le destinataire du service  ».

Ainsi il n’y a pas de contradiction pour un même site à relever de deux qualifications distinctes. La présente décision qui a opéré une telle distinction doit être approuvée dans la mesure où la législation européenne ainsi que la jurisprudence visent essentiellement à faire bénéficier le prestataire technique d’un régime de responsabilité limitée.

{{Antoine Cheron ACBM Avocats }} [->acheron@acbm-avocats.com]

[1TGI de PARIS, 19 mars 2015 Ligue de Football Professionnel c/ Puerto 80 Projects

[2Chambre commerciale, 7 déc. 2010, n° 09-16.811, LVM c/ Bay international AG

[3CJUE L’Oreal c/ Ebay 21 juillet 2011

[4CJUE 23 mars 2010 Google c/ Louis Vuitton C-236/08

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