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Les problématiques juridiques soulevées par les « adblockers ». Par Charlotte Galichet, Avocat.
Parution : lundi 3 août 2015
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Les adblockers sont des modules ou logiciels gratuits, installés par l’internaute, permettant de bloquer la plupart des publicités dites « intrusives » (fenêtres pop up, bannières publicitaires, vidéos, liens sponsorisés, publicités en pré-roll ) apparaissant sur les sites web lors de la navigation.

Cette nouvelle pratique a un impact considérable sur les recettes publicitaires que perçoivent les éditeurs de sites internet et remet en cause le modèle économique de la majorité d’entre eux : comment continuer à proposer des contenus gratuits si la publicité ne peut plus rémunérer le travail des personnes produisant ces contenus ?

Le logiciel de blocage de publicité le plus connu est « Adblock Plus » édité par la société allemande Eyeo. Selon cette dernière, l’internaute n’a pas à subir cette pollution publicitaire qui envahit les sites web et doit pouvoir choisir de supprimer ces publicités et ne conserver que les publicités dites « propres ». Les annonceurs peuvent contracter avec la société Eyeo afin d’intégrer une liste blanche. Les critères des publicités acceptables sont imposés par Eyeo en contrepartie de sommes d’argent considérables. Le budget publicitaire de l’annonceur augmente considérablement dans la mesure où il doit payer, premièrement, le site internet sur lequel il souhaite voir sa publicité diffusée et deuxièmement l’éditeur de l’adblocker afin de débloquer sa publicité.

Récemment la société Eyeo a passé des accords avec certains « géants » du net, comme Amazon et Google. Ces accords sont confidentiels et certainement très onéreux. La société Eyeo affirme dans la presse que les petites et moyennes sociétés peuvent figurer sur la liste blanche, à titre gratuit, si elles s’engagent quant à la qualité de leurs publicités, mais cela n’a pu être vérifié.

Aujourd’hui 150 millions d’internautes dans le monde ont recours à une extension de navigateur comme Adblock Plus, cent mille adblockers sont téléchargés tous les jours. Si en 2013, la ministre de l’Economie numérique, Fleur Pellerin, demandait à la société Free de mettre fin au blocage par défaut de la publicité sur Internet, aucune position politique n’a été mise en avant concernant l’existence même de ce phénomène. Le Geste (groupement des éditeurs de contenus et services en ligne) a lancé une consultation juridique sur le sujet mais n’a pour l’instant engagé aucune action.

En revanche, plusieurs groupes allemands de média (Zeit Online, HANDELSBLATT, AXEL SPRINGER) ont attrait Eyéo, devant les juridictions nationales allemandes. Dans un jugement rendu le 22 avril 2015 par le Tribunal de Hambourg, les juges ont retenu la légalité d’Adblock Plus, considérant qu’il relevait de la liberté individuelle des internautes de choisir de bloquer les messages publicitaires considérés comme indésirables. La légalité d’Adblock Plus a également été retenue par le Tribunal de Munich qui a rejeté la demande en concurrence déloyale des requérants dans une décision du 28 mai 2015. Le Tribunal a estimé qu’aucune contrainte n’était exercée sur les internautes aux fins d’installation de l’extension litigieuse.

Une plainte aurait également été déposée à Cologne, où un juge aurait déjà qualifié la liste blanche d’Adblock Plus « d’extrêmement préoccupante ».

Au regard de l’ampleur que revêt cette pratique de blocage, il convient de s’interroger sur les fondements d’éventuelles actions judiciaires disponibles en droit français.

I. Les fondements en droit pénal

La doctrine s’accorde à considérer que sur le plan pénal, les infractions d’extorsion (1) et d’atteintes aux systèmes de traitement automatisé de données (STAD) (2) pourraient être utilement invoquées.

1. Délit d’extorsion :

Selon l’article 312-1 du Code pénal : « L’extorsion est le fait d’obtenir par violence, menace de violences ou contrainte soit une signature, un engagement ou une renonciation, soit la révélation d’un secret, soit la remise de fonds, de valeurs ou d’un bien quelconque. L’extorsion est punie de sept ans d’emprisonnement et de 100 000 euros d’amende ».

Cette action suppose de rapporter la preuve d’une contrainte exercée sur l’éditeur. La contrainte serait en l’espèce caractérisée au regard de l’étendue des blocages opérés par le logiciel, celui-ci permettant notamment à l’internaute de bloquer l’ensemble des publicités y compris celles considérées comme étant non intrusives. Le montant demandé en contrepartie de l’intégration à la liste blanche, deuxième élément constitutif de l’infraction, sera caractérisé au moyen du contrat signé entre les parties.

2. Atteintes aux STAD :

-  Entrave :

Aux termes de l’article 323-2 du Code Pénal : « Le fait d’entraver ou de fausser le fonctionnement d’un système de traitement automatisé de données est puni de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Lorsque cette infraction a été commise à l’encontre d’un système de traitement automatisé de données à caractère personnel mis en œuvre par l’Etat, la peine est portée à sept ans d’emprisonnement et à 100 000 € d’amende ».

Si la jurisprudence admet qu’un site internet relève de la qualification juridique de systèmes de traitement automatisé de données (TGI Paris 18 décembre 2014), il conviendra d’abord de caractériser l’intention de ralentir ou de paralyser le système en démontrant que le fait de masquer les messages publicitaires constitue un acte positif venant altérer le fonctionnement du STAD, celui-ci ayant vocation à s’afficher dans son intégralité, avec les publicités.

La question se pose alors de savoir si le délit d’atteinte aux STAD serait susceptible d’être constitué en l’absence de modification par l’adblocker du code source de la page web.
Dans la perspective où la qualification d’entrave serait retenue, il convient de préciser que deux actions pourraient être envisagées :

 D’une part à l’encontre des internautes : l’utilisation de cet outil par les internautes serait susceptible d’être répréhensible. En effet, l’article 323-3-1 du Code Pénal sanctionne le fait de détenir, sans motif légitime, « un instrument, un programme informatique ou toute donnée conçus ou spécialement adaptés pour commettre une ou des infractions » relatives aux STAD ;

 D’autre part à l’encontre de l’éditeur de l’adblocker : la mise à disposition par l’éditeur des moyens de porter atteinte aux systèmes de traitement automatisé de données. Est également sanctionné par l’article 323-3-1 du Code pénal, le fait « de céder ou de mettre à disposition un équipement, un instrument, un programme informatique ou toute donnée conçus ou spécialement adaptés pour commettre une ou plusieurs des infractions » d’atteinte aux STAD.

-  Accès frauduleux

Aux termes de l’article 323-1 du Code Pénal : « Le fait d’accéder ou de se maintenir, frauduleusement, dans tout ou partie d’un système de traitement automatisé de données est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Lorsqu’il en est résulté soit la suppression ou la modification de données contenues dans le système, soit une altération du fonctionnement de ce système, la peine est de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende. Lorsque les infractions prévues aux deux premiers alinéas ont été commises à l’encontre d’un système de traitement automatisé de données à caractère personnel mis en œuvre par l’Etat, la peine est portée à cinq ans d’emprisonnement et à 75 000 € d’amende ».

L’accès par le logiciel au STAD est-il frauduleux ? Les codes sources d’un site internet étant accessibles à tous, le seul fait d’y accéder est-il un délit ? Si la loi n’exige nullement que le STAD soit protégé par un quelconque dispositif de sécurité, pour caractériser l’infraction, les juges procèdent à une appréciation casuistique. Le Tribunal de grande instance de Paris a notamment retenu que les parties de sites internet accessibles par un logiciel de navigation grand public ne font l’objet d’aucune protection et doivent être réputées non confidentielles à défaut de toute indication contraire et tout obstacle à l’accès (TGI Paris 12 février 2002) . En ce sens, le délit ne saurait être retenu en l’absence de mesures de sécurité. Cette jurisprudence, bien qu’il ne s’agisse pas d’une décision de principe et malgré son ancienneté, conduit à s’interroger sur les mesures à mettre en œuvre par les éditeurs de sites afin de contourner le blocage opéré par les adblockers et sur l’intérêt de protéger l’accès aux codes sources (chiffrage du flux par exemple).

II. Les fondements civils

1. Responsabilité civile délictuelle

L’article 1382 du Code Civil (« Tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé à le réparer ») permet d’engager la responsabilité d’un acteur économique du seul fait du dommage causé.
En l’espèce, les dommages causés aux éditeurs de sites internet, aux annonceurs, aux régies publicitaires, seront facilement démontrables au moyen d’analyses financières quant aux baisses des revenus publicitaires.

La responsabilité de l’éditeur d’un adblocker pourrait par exemple être engagée dans le cadre d’un litige entre un annonceur et un éditeur, le premier reprochant au second soit une violation contractuelle du fait que la publicité n’a pas été affichée, soit un manquement à l’obligation de jouissance paisible due par l’éditeur à l’annonceur. Dans cette hypothèse, l’éditeur du site, pour sa défense, appellerait l’éditeur du logiciel de blocage en garantie afin de s’exonérer de toute faute.

Sur le fondement de la concurrence déloyale, il serait pertinent d’invoquer la désorganisation commerciale des éditeurs provoquée par la suppression de leurs publicités. La jurisprudence a ainsi considéré que le fait de masquer les panneaux publicitaires d’une entreprise était constitutif de concurrence déloyale (Cass. Com. 29 mai 1967, Cass. Com. 22 mars 1982). Le préjudice des annonceurs est aisément identifiable dans la mesure où ils paient un droit de passage supplémentaire qui n’existait pas antérieurement.

Sur ce même fondement, le parasitisme pourrait être invoqué par les annonceurs à l’encontre des éditeurs d’adblockers : les annonceurs investissent pour que leurs publicités apparaissent sur les sites des éditeurs. Ces investissements sont réduits à néant du fait du blocage, les éditeurs d’adblockers retirant un avantage économique si elles sont rémunérées (liste blanche).

2. Le droit de propriété

Conformément à l’article 544 du Code civil (droit de propriété matérielle), l’éditeur est propriétaire de son site internet, il doit pouvoir en jouir sans que son usage soit affecté ou son attractivité diminué.

Sur le terrain de la propriété intellectuelle : « L’auteur d’une œuvre de l’esprit jouit sur cette œuvre, du seul fait de sa création, d’un droit de propriété incorporelle exclusif et opposable à tous. Ce droit comporte des attributs d’ordre intellectuel et moral ainsi que des attributs d’ordre patrimonial, qui sont déterminés par les livres Ier et III du présent code. » (article L.111-1 du Code de la Propriété Intellectuelle).

La jurisprudence admet qu’un site internet puisse être protégé par le droit d’auteur (T. com. Paris, 8 juin 2000 : D. 2003, jurispr. p. 2820, C. Le Stanc ; CA Paris 30 novembre 2011). L’originalité d’un site résulte de sa conception à savoir, son arborescence, sa navigation intuitive, la disposition et la mise en avant d’éléments visuels ainsi que des rubriques et choix éditoriaux.

Le blocage d’un élément contribuant à l’originalité ne peut constituer une atteinte aux droits patrimoniaux de l’éditeur sur son site en l’absence de reproduction mais serait susceptible d’être considéré comme une atteinte à l’intégrité de l’œuvre (atteinte au droit moral de l’auteur).

Les publicités faisant l’objet de blocage par les adblockers sont des éléments importants du site de l’éditeur de sorte qu’ils font partie intégrante de l’agencement du site. Considérant que le blocage des publicités altère la présentation de son site, le titulaire de droits serait ainsi en mesure de faire valoir une dénaturation de son œuvre.

3. Fondement de la liberté d’expression

Selon l’article 10§2 de la Convention Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés Fondamentales : « Toute personne a droit à la liberté d’expression. Ce droit comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées (…) ».

Les restrictions apportées à la liberté d’expression par les adblockers, ne relèvent pas des objectifs légitimes prévus par ledit article à savoir, « des mesures nécessaires, dans une société démocratique, à la sécurité nationale, à l’intégrité territoriale ou à la sûreté publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d’autrui, pour empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité et l’impartialité du pouvoir judiciaire ».

Les adblockers musèlent purement et simplement la communication d’informations commerciales.
La jurisprudence considère que la publicité commerciale constitue une forme de liberté d’expression et bénéficie à ce titre de la protection garantie par l’article 10§2 de la CESDH (CEDH 5 mars 2009, aff. 13353/05, Hachette Filipacchi Presse automobile et Dupuy c/ France).

La pratique du blocage est par ailleurs disproportionnée par rapport au but recherché notamment du fait du caractère quasi systématique des blocages.
Il s’agirait alors pour la juridiction saisie de parvenir à un équilibre entre les deux libertés en présence, à savoir liberté d’expression et de communication des annonceurs et liberté de ne pas recevoir l’information des internautes.

Toutefois, dès lors que les internautes ne sont pas contraints de regarder les publicités mises en ligne et qu’ils ont la possibilité tout simplement de ne pas la visualiser, de cliquer sur le bouton « passer » ou « supprimer » ou encore sur certains sites de souscrire à un abonnement premium, la liberté d’expression des annonceurs devrait prévaloir sur celle des internautes.

Les internautes ne sont tout simplement pas prêts à payer pour accéder aux contenus. La gratuité de l’accès à l’information est désormais ancrée et un retour en arrière semble impossible. Les internautes sont conscients du fait que la publicité finance les contenus et l’acceptent.

Outre les solutions technologiques (bloquer l’accès aux contenus tant que l’adblocker n’est pas désactivé ou créer des logiciels détruisant les adblockers), les issues sont peu nombreuses : l’auto-régulation des publicités diffusées, c’est-à-dire la réduction spontanée des publicités intrusives afin de ne pas tenter l’internaute de télécharger l’adblocker, tout en mettant en œuvre une communication pédagogique en expliquant, comme l’ont déjà fait de nombreux sites, qu’il ne peut exister de contenus gratuits sans publicité.

Charlotte Galichet Avocat au Barreau de Paris [->c.galichet@avocatspi.com] www.avocatspi.com
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