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Succession : usufruit du conjoint survivant sur les liquidités et comptes bancaires. Par Réda Bey, Notaire.
Parution : mercredi 5 août 2015
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En présence d’avoirs bancaires ou de liquidités dans la succession, le conjoint survivant usufruitier bénéficie d’un droit de quasi-usufruit sur les sommes : il peut s’en servir à sa guise, à charge pour lui ou ses héritiers de les restituer à la fin de l’usufruit. La loi prévoit toutefois certaines garanties au profit des nus-propriétaires.

Article actualisé par l’auteur en mars 2020.

Dans le cadre d’une succession, le conjoint [1] du défunt peut bénéficier de l’usufruit des biens à deux titres :
- Soit lorsqu’il choisit d’opter pour l’usufruit au titre de ses droits légaux, comme le lui permet la loi lorsque le défunt ne laisse que des enfants issus des deux époux [2] ;
- Soit lorsque le conjoint bénéficie d’une libéralité entre époux (donation au dernier vivant ou testament) lui accordant des droits en usufruit [3].
Il est extrêmement fréquent en pratique, que l’usufruit du conjoint survivant trouve à s’exercer sur des avoirs bancaires ou financiers [4] dépendant de la succession. Quelles sont alors les droits et les obligations du conjoint usufruitier ?
Il convient tout d’abord de tenir compte de l’incidence du régime matrimonial avant de voir ce qu’il en est au titre de la succession. On donnera également des précisions sur la fiscalité applicable à la transmission.

Incidence du régime matrimonial.

Quel que soit le régime matrimonial, le conjoint est toujours réputé, à l’égard de la banque, avoir la libre disposition des fonds déposés sur ses comptes personnels [5].
Cette règle ne vaut toutefois qu’à l’égard de l’établissement bancaire et ne préjuge en rien de la propriété des sommes déposées sur ces comptes, laquelle obéit aux règles suivantes :

- Si les époux étaient mariés sous le régime de la communauté légale (aussi dite communauté réduite aux acquêts), c’est-à-dire sans contrat de mariage : toutes les sommes ou valeurs dont l’origine ne peut pas être prouvée sont présumées constituer des biens communs [6]. D’ailleurs, si les sommes proviennent des salaires ou des pensions de retraite des époux ou encore de revenus de leurs biens propres, elles sont, en tout état de cause, communes [7].

Dans le régime de la communauté chacun des époux (ou sa succession) a droit à la moitié des biens communs. Tant que la communauté n’est pas partagée, il s’agit toutefois de droits indivis et non de droit sur des biens déterminés, mais nous allons voir que l’usufruit du conjoint dans la succession permettra de consolider ses droits sur les sommes en cause.

A noter que si la communauté est partagée, ce partage peut se traduire par l’attribution de l’intégralité des avoirs bancaires au conjoint survivant, à condition qu’il y ait d’autres biens en suffisance pour constituer la part revenant aux autres héritiers.

- Si les époux étaient mariés sous la communauté universelle avec clause d’attribution intégrale : dans ce cas, l’intégralité des biens communs [8] revient au conjoint survivant à titre d’avantage matrimonial. La seule question susceptible de se poser dans ce cas est celle de l’action en retranchement des avantages matrimoniaux excessifs en présence d’enfants d’un autre lit.

- Si les époux étaient mariés en séparation de biens : en principe, chacun des époux conserve la propriété de ses biens personnels [9]. Cependant, les sommes déposées sur des comptes joints sont présumées être en indivision entre les époux [10]. Si un époux ou ses héritiers prétendent le contraire, il leur appartient d’établir que le compte a été alimenté exclusivement par des fonds personnels [11].
Les présomptions contenues dans le contrat de mariage peuvent également avoir une incidence sur la qualification des biens.

- Si les époux étaient mariés sous le régime de la participation aux acquêts : la situation est la même, à cet égard, que dans le régime de la séparation de biens [12]. Signalons toutefois que l’époux qui s’est enrichi le moins pendant le mariage aura le droit de participer en valeur à une partie de l’enrichissement de son conjoint.

Droits et obligations du conjoint usufruit dans la succession.

Une fois réglée la question du régime matrimonial, la part revenant au défunt se retrouve dans sa succession. La situation est alors la suivante :

Nature des avoirs financiers.

Espèces et chèques : lorsque la succession comporte des espèces, conservées au domicile du défunt ou dans un coffre-fort, par exemple, l’usufruit du conjoint survivant s’exerce sur elles sous la forme d’un « quasi-usufruit » [13]. Concrètement, cela signifie que le conjoint peut disposer des sommes à sa guise, à charge pour lui (ou ses héritiers) de les restituer à la fin de l’usufruit. Nous verrons plus loin que certaines dispositions sont toutefois prévues pour sauvegarder les droits des nus-propriétaires. Cette solution vaut également pour les chèques qui n’ont pas été encaissés avant le décès et se retrouvent à l’ouverture de la succession [14].

Comptes de dépôt à vue : il s’agit des comptes bancaires « classiques » (en pratique souvent qualifiés de « comptes courants », bien qu’à proprement parler cette dernière appellation désigne un type de compte particulier qui est parfois utilisé dans la cadre d’une activité professionnelle). S’il s’agit d’un compte qui était ouvert au nom du seul défunt, le décès entraîne en principe la clôture du compte. Lorsque le solde du compte est positif, l’établissement bancaire est débiteur d’une créance envers la succession qui est immédiatement exigible.
L’usufruit du conjoint s’exerce alors sous la forme d’un quasi-usufruit. S’il s’agit d’un compte joint, nous avons vu que les sommes sont en principe présumées appartenir indivisément pour moitié à chacun des époux. Cette fois, le décès n’entraîne pas la clôture du compte.
En pareil cas, deux analyses juridiques peuvent être proposées, qui aboutissent toutefois au même résultat : il est possible de considérer que le compte de dépôt représente simplement de la monnaie « scripturale » et que donc l’usufruit porte directement sur les sommes d’argent qui y sont inscrites [15] ; ou bien l’on peut considérer que le solde du compte représente une créance sur la banque, exigible à tout instant [16]. Dans les deux cas, le conjoint bénéficie d’un quasi-usufruit sur les sommes.

Comptes d’épargne : le décès du titulaire du compte entraîne la clôture des comptes d’épargne dite réglementée : livret A, livret de développement durable et solidaire ou LDDS, livret d’épargne populaire, etc. Le conjoint survivant exerce alors un droit de quasi-usufruit sur les sommes.

Comptes-titres : il faut distinguer les comptes de titres à proprement parler et les comptes « d’espèces » ou « de revenus » qui peuvent leur être associés. Les comptes qui comportent des sommes d’argent au jour du décès, qu’il s’agisse de sommes provenant des revenus des titres, de plus-values de cession ou de sommes en attente de réinvestissement, bénéficient au conjoint au titre de son de droit de quasi-usufruit. S’agissant des titres, la Cour de cassation a jugé que le portefeuille de valeurs mobilières constitue une « universalité » [17], ce qui aboutit concrètement aux conséquences suivantes : le conjoint a le droit de percevoir les revenus des titres (dividendes ou intérêts) mais pas les éventuelles plus-values résultant de leur cession. Il a également le droit de procéder à des « arbitrages » au sein du portefeuille, c’est-à-dire de céder des titres à condition de les remplacer par d’autres. Ce régime peut susciter certaines difficultés en pratique, notamment quant au profil de risque du portefeuille. Aussi, en présence de portefeuilles de titres, il peut être préférable d’organiser les droits et obligations de l’usufruitier et des nus-propriétaires par une convention spécifique.
Les parties peuvent aussi choisir conventionnellement de qualifier les titres de biens « consomptibles » afin de permettre à l’usufruitier de bénéficier sur eux d’un quasi-usufruit et d’en disposer librement. D’autres solutions peuvent également être envisagées telles que, par exemple, l’apport du portefeuille à une société civile avec report du démembrement sur les parts sociales.

Fonds communs de placement : le fonds commun de placement (FCP) est défini par le Code monétaire et financier comme une copropriété d’instruments financiers et de dépôts [18]. Il s’agit d’une forme de propriété collective particulière obéissant à des règles propres. Dès lors, les FCP n’ont pas de personnalité morale. L’on serait donc tenté d’en faire abstraction et d’appliquer aux actifs qui les composent le régime juridique adéquat à leur nature : usufruit sur les instruments financiers ; quasi-usufruit sur les dépôts monétaires. Néanmoins, cette méthode se heurtera le plus souvent à des difficultés pratiques en raison de l’impossibilité d’obtenir du gestionnaire du fonds sa composition exacte à la date même du décès. Il serait sans doute plus commode de considérer le FCP comme une universalité de fait et d’appliquer le régime de l’usufruit à ce contenant dans son ensemble plutôt qu’aux éléments qui le composent. Dans cette perspective, le conjoint usufruitier pourrait le droit de percevoir les revenus du fonds mais pas de céder les parts de FCP, à moins que ces parts soient elles-mêmes comprises dans un portefeuille de valeurs mobilières au sens de la jurisprudence…

Obligations de l’usufruitier et protection des nus-propriétaires.

Nous l’avons vu, le quasi-usufruit permet à l’usufruitier de devenir propriétaire des sommes et d’en disposer comme bon lui semble, à charge de les restituer aux nus-propriétaires à la fin de l’usufruitier. Si, comme c’est en principe le cas, l’usufruit s’éteint par le décès de l’usufruitier, cette dette de restitution pèsera sur sa succession. Dans ces conditions, l’on mesure bien que les nus-propriétaires risquent de ne pas être remboursés s’il n’y a pas suffisamment d’actifs dans la succession de l’usufruitier.

La loi prévoit toutefois des dispositions destinées à sauvegarder leurs droits :
- Un inventaire droit être dressé avant l’entrée en jouissance de l’usufruitier [19]. Cet inventaire permettra d’établir précisément la consistance des biens objets de l’usufruit ;
- L’usufruitier doit fournir caution aux nus-propriétaires [20]. Le cautionnement peut être remplacé par un gage ou un nantissement [21] ou même, selon la jurisprudence, par une hypothèque [22]. Mais à défaut de sûreté, les nus-propriétaires peuvent exiger le placement des sommes [23]. Les nus-propriétaires peuvent également choisir de dispenser l’usufruitier de son obligation de fournir caution, ce qui peut se comprendre lorsqu’il s’agit de ses enfants, par exemple. Le conjoint peut aussi être dispensé de fournir caution par le testament. Lorsque l’usufruit du conjoint résulte d’une libéralité entre époux, les descendants peuvent toujours exiger l’emploi des sommes, même si l’usufruitier fournit caution [24].
- Les héritiers nus-propriétaires ont la faculté de demander la conversion de l’usufruit en rente viagère. Le conjoint a la même faculté. À défaut d’accord entre les parties, la demande de conversion peut être soumise au juge jusqu’au partage définitif [25]. L’usufruit peut aussi être converti en capital, mais uniquement avec l’accord de toutes les parties [26].

Régime fiscal de la transmission.

Au premier décès, les droits de succession dus par les nus-propriétaires sont assis sur la valeur de la nue-propriété (après application des abattements successoraux de droit commun). Cette valeur est calculée par application du barème fiscal de l’usufruit prévu à l’article 669, I, du code général des impôts et varie en fonction de l’âge de l’usufruitier. Le conjoint est quant à lui exonéré de droits de succession sur la valeur de son usufruit [27].

Au décès du conjoint, les nus-propriétaires retrouveront la pleine propriétaire des sommes sans taxation supplémentaire [28].

La question de savoir si la dette de restitution dont est tenu le quasi-usufruitier est déductible fiscalement de sa succession a suscité des difficultés. En principe, les dettes du défunt sont déductibles pour la liquidation des droits de succession [29]. L’article 773, 2° du code général des impôts prévoit cependant une limitation à l’égard des dettes consenties par le défunt à ses héritiers ou à des personnes interposées : par principe, de telles dettes sont présumées fictives et ne sont pas déductibles ; les héritiers sont néanmoins admis à prouver la sincérité de la dette lorsque celle-ci a été consentie par acte notarié ou par acte sous seing privé enregistré avant le décès.

Lorsque le quasi-usufruit du conjoint est d’origine légale, il ne fait désormais plus de doute que la déductibilité de la dette de restitution n’est pas soumise aux formalités de l’article 773, 2° du code général des impôts [30].

Lorsque l’usufruit du conjoint résulte du testament ou d’une donation entre époux, les dispositions de l’article 773, 2° du code général des impôts ne devraient pas non plus être applicables, car elles visent uniquement les dettes « consenties » par le défunt à ses héritiers. Or, en pareille hypothèse, le démembrement de propriété ne résulte pas d’une convention entre le conjoint usufruitier et les nus-propriétaires, héritiers de ce dernier ; il résulte du la libéralité consentie au conjoint par l’époux premier décédé. De plus, la dette de restitution est une conséquence légale de la nature consomptible des biens objets de l’usufruit [31].
Reste certaines hypothèses particulières dans lesquelles les restrictions de l’article 773, 2° du code général des impôts pourraient éventuellement trouver à s’appliquer : en présence d’un portefeuille de valeurs mobilières, lorsque l’usufruitier et les nus-propriétaires conviennent de qualifier les titres de biens consomptibles afin de permettre à l’usufruitier d’en disposer à sa guise ou encore en cas de vente d’un immeuble grevé d’usufruit avec report du démembrement sur le prix de vente. Dans ces cas, pour éviter toute difficulté, il est préférable d’établir la convention de quasi-usufruit par acte notarié ou de la faire enregistrer.

Maître Réda Bey Notaire Les Artisans Notaires http://an.notaires.fr

[1Juridiquement, le terme de « conjoint » désigne uniquement les personnes mariées ; il ne vise pas les partenaires de Pacs, ni les personnes vivant en concubinage. Cela dit, rien n’interdit d’effectuer un legs en usufruit au profit de ces personnes, sous réserve de ne pas porter atteinte à la réserve héréditaire en présence de descendants et de mesurer les incidences fiscales.D’un point de vue fiscal, les legs au profit du partenaire de Pacs sont exonérés de droits de succession (Article 796-0 bis du Code général des impôts) ; les legs au profit du concubin sont, en revanche, fortement taxés : 60 % après un abattement de 1.594 euros (Articles 777, tableau III, et 788, IV du code général des impôts).

[2Article 757 du code civil.

[3Article 1094-1 du Code civil.

[4Il ne sera pas ici question de l’assurance-vie, laquelle obéit à des règles dérogatoires.

[5Article 221 du code civil.

[6Article 1402 du code civil.

[7Article 1401 du code civil ; concernant les pensions de retraite : Cass. 1re civ., 8 juillet 2009, n° 08-16.364 : Bull. civ., I, n° 167.

[8Soit quasiment tous les biens, en principe : article 1526 du code civil.

[9Article 1536 du code civil.

[10Cass. 3e civ., 26 mai 1999, n° 97-17.842.

[11Cass. 1re civ., 2 avril 2008, n° 07-13.509 : Bull. civ., I, n° 102.

[12Article 1569 du code civil.

[13Article 587 du code civil.

[14Cass. com., 12 juillet 1993, n° 91-15.667 : Bull. civ., IV, n° 292.

[15En ce sens, par exemple, J. Aulagnier : RD bancaire et de la bourse 1998, n° 69, p. 162.

[16L’usufruit des créances obéit aux règles suivantes : tant que la créance n’est pas exigible, l’usufruitier a le droit de percevoir les intérêts. Si la créance devient exigible en cours d’usufruit, l’usufruitier a le droit de percevoir les sommes et d’exercer sur elles un droit de quasi-usufruit (Cass. 1re civ., 4 octobre 1989, n° 87-11.142 : Bull. civ., I, n° 308).

[17Cass. 1re civ., 12 novembre 1998, n° 96-18.041, « Baylet » : Bull. civ., I, n° 315.

[18Article L. 214-20 du Code monétaire et financier.

[19Articles 600 et 1094-3 du code civil.

[20Article 601 du code civil.

[21Article 2318 du code civil.

[22Cass. req., 16 juin 1903 : S. 1904, 1, p. 198.

[23Article 602 du code civil.

[24Article 1094-3 du code civil.

[25Articles 759 à 760 du code civil.

[26Article 761 du code civil.

[27Article 796-0 bis du code général des impôts.

[28Article 1133 du code général des impôts.

[29Article 768 du code général des impôts.

[30Cass. com., 27 mai 2015, n° 14-16.246 : Bull. civ., IV, n° 91.

[31Article 587 du code civil.

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