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L’intelligence artificielle menace-t-elle les professionnels du droit ?
Parution : jeudi 24 septembre 2015
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Malgré les nombreux avantages qu’elle procure, l’intelligence artificielle n’est pas sans risque, tant pour le justiciable que pour les professionnels du droit.
3ème partie de notre dossier (Partie 2 sur les opportunités offertes ici).

NDLR : Ce dossier date de 2015 et même si les fondamentaux sont toujours les mêmes sur le sujet, l’actualité 2023 - avec de nouveaux outils d’I.A. bien plus accessibles et bien plus utilisés de ce fait - nous permet de vous proposer des articles sur l’I.A. plus à jour ici.

Le principal risque, ou plutôt la peur engendrée par cette nouvelle ère, est sans nul doute celle du déclin de l’emploi. Plusieurs études prospectives vont dans ce sens.

Deux chercheurs américains de l’Université Oxford, Carl Benedikt Frey et Michael A. Osborne, prédisent dans leur étude de 2013 [1] qu’un emploi américain sur deux pourra être automatisé ou informatisé d’ici à 2035.

L’étude « Les classes moyennes face à la transformation digitale » [2] réalisée par le cabinet de conseil Roland Berger n’est pas plus optimiste : 42 % des emplois français seraient automatisables dans 20 ans. L’étude précise que « des emplois qualifiés, à fort contenu intellectuel, sont maintenant concernés ».

Plus spécifiquement dans le domaine juridique, une étude du cabinet de conseil juridique Jomati Consultant « Civilisation 2030 : le futur proche des sociétés juridiques » [3] prédit que d’ici 15 ans les processeurs d’intelligence artificielle seront en mesure d’exécuter le travail réalisé par de jeunes avocats et donc que les cabinets auront besoin de moins d’avocats. L’étude annonce que ces machines « ne ressentiront pas la fatigue, ne chercheront pas à avoir de l’avancement, elles ne demanderont pas d’augmentation de salaire. Le prix des tâches juridiques qu’elles accompliront baissera rapidement  ». Les cabinets qui le peuvent feront alors sûrement le choix de cet investissement plutôt que celui du recrutement d’un jeune collaborateur. Le raisonnement peut s’appliquer aussi bien au juriste junior qu’au jeune notaire ou clerc. S’en suivra inéluctablement une baisse de l’emploi et des difficultés croissantes pour les jeunes diplômés.

"On ne peut pas encore parler de robotisation du métier d’avocat"


Ce risque est amplifié par les start-up du droit qui se substituent aux professionnels du droit pour rendre certains services mais il ne serait pas exact de considérer qu’elles peuvent les remplacer et exercer leur métier de A à Z. La technologie a encore ici de grands progrès à faire et on ne peut pas encore parler de robotisation du métier d’avocat.
En revanche, elles prennent des parts de marché qui auraient pu être celles des professionnels du droit si ces derniers avaient pu innover. Or, pour cela, il faut pouvoir disposer de capitaux que n’ont pas nécessairement les cabinets d’avocats. Le projet de loi Macron proposait de les ouvrir aux capitaux extérieurs mais cette mesure s’est heurtée à une lever de boucliers qui ne l’a pas rendu possible. C’était pourtant, bien encadrée, une solution pour permettre à la profession d’aller de l’avant (même s’il n’est pas certain que les clients qui s’adressent à ces nouveaux acteurs se seraient adressés à des avocats). On peut raisonnablement penser que leur développement pèsera également sur l’emploi dans les services juridiques.

Du côté des justiciables, c’est principalement la question de la sécurité juridique et de l’assurance de responsabilité qui pose problème. En effet, un avocat ou un notaire dispose d’une assurance de responsabilité civile professionnelle, et au-delà, d’une éthique qui se traduit par des règles déontologiques fortes pour l’avocat et par l’investissement d’une mission de service public pour le notariat.

Comme le soulignait Jean-François Sagaud, notaire, dans une interview pour le Journal du Village des Notaires « l’émergence de ce type de site (les start-up du droit) pose la question de savoir si on est pas en train de faire tomber dans un domaine marchand un conseil qui normalement n’est pas un conseil vendu comme un service ou un produit de consommation. Elle pose aussi la question de la responsabilité de celui qui le dispense et donc le degré de sécurité qu’il entend et qu’il s’engage à apporter. Cela peut être pernicieux notamment par le faux semblant que cela peut créer pour l’utilisateur de ce type de solutions qui peut avoir l’impression qu’il aura la même responsabilité et la même garantie d’un conseil sérieux avec une assurance de responsabilité derrière. »

En effet, certains documents juridiques ne peuvent être irréfutables que s’ils sont réalisés ou enregistrés par un notaire. Certains sites garantissent ce type d’acte en proposant de les faire enregistrer par un notaire, mais pas tous. Par ailleurs, certains documents juridiques ne sont pas si simples à réaliser et nécessitent de prendre conseils. Là encore, certaines plateformes de génération de documents en ont conscience et proposent l’assistance d’un avocat, mais pas toutes non plus. Quelle est alors la sécurité juridique pour le particulier ou l’entreprise ? Le risque d’insécurité juridique est encore plus fort s’agissant des plateformes qui génèrent des assignations en justice pour les cas où l’assistance par un avocat n’est pas obligatoire, certes sans commune mesure en terme de coût, laissant le justiciable plaider sa cause seul. Or, si le document est valable (et il l’est), mais que le justiciable perd devant le tribunal parce qu’il n’aura pas réussi à se défendre ou parce que son cas n’était finalement pas défendable, qui sera responsable ? La marchandisation du droit présente donc un risque dans certains cas, et les sociétés d’assurances et services de conseils juridiques auront sans doute à se prononcer sur ce sujet à l’avenir.

"Un autre risque (...) est celui de la déshumanisation de la justice."


Un autre risque mais qui concerne cette fois aussi bien les professionnels que le justiciable est celui de la déshumanisation de la justice. Au-delà de la visioconférence qui est un mode de communication déjà utilisé et qui pourrait se généraliser, pourquoi ne pas imaginer qu’un jour, un système d’intelligence artificielle puisse juger certains litiges ?
Le système serait capable grâce aux données du cas, de la jurisprudence et des textes, de résoudre le litige si celui-ci repose sur des éléments suffisamment objectifs.
Quid de l’humain dans ce cas ? Les réponses sont à apporter encore.

Conclusion ...

Il n’y a pas si longtemps, on ne pensait pas possible qu’un robot puisse battre un champion d’échec, remplacer une hôtesse d’accueil, qu’un site puisse générer des documents juridiques, qu’une machine soit capable de livrer un diagnostic médical, et pourtant... L’intelligence artificielle appliquée au domaine du droit n’est plus de la science-fiction mais bel et bien réelle. Elle est déjà très avancée aux Etats-Unis, elle a fait une entrée fracassante en France, modifie le marché de l’offre et de la demande de droit et n’est pas prête de s’arrêter…

Laurine Tavitian Rédaction du Village de la Justice
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